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Date : 17 juin 2022


Dossiers : T‑1340‑20

T‑1341‑20

Référence : 2022 CF 923

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2022

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

BENJAMIN MOORE & CO.

appelante

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

intimé

et

L’INSTITUT DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA

intervenant

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Benjamin Moore & Co. interjette appel de deux décisions de la commissaire aux brevets. La commissaire a conclu que les revendications au dossier et les revendications proposées dans le cadre de la demande de brevet canadien no 2 695 130 [la demande visant le brevet 130] et de la demande de brevet canadien no 2 695 146 [la demande visant le brevet 146] ne comprenaient pas d’objets brevetables correspondant à la définition d’invention prévue à l’article 2 de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4. La commissaire a plutôt conclu que les éléments essentiels de chaque invention ne constituaient que de simples conceptions théoriques et étaient visés par l’exception prévue au paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets.

[2] Ces appels ont été réunis et ont été instruits ensemble par la Cour.

[3] L’appelante fait valoir que la commissaire a commis une erreur en appliquant le mauvais critère à l’interprétation des revendications et aux objets brevetables lorsqu’elle a conclu que l’ordinateur ne constituait pas un élément essentiel de l’invention. Elle sollicite une ordonnance déclarant que la demande visant le brevet 130 et la demande visant le brevet 146 divulguent toutes deux des inventions brevetables. À titre subsidiaire, elle demande à la Cour de renvoyer l’affaire à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada [l’OPIC] et de lui ordonner d’appliquer les critères de l’interprétation téléologique énoncés par la Cour suprême dans les arrêts Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66, et Whirlpool Corp c Campo Inc, 2000 CSC 67, au lieu de la « méthode problème‑solution » ou de la « démarche de l’essentiel de l’invention ».

[4] L’Institut de la propriété intellectuelle du Canada [l’IPIC] a obtenu l’autorisation d’intervenir en l’espèce. En plus de souscrire, de façon générale, à la position de l’appelante, l’IPIC pousse le débat un peu plus loin. Il affirme que, en dépit de la décision de notre Cour dans l’affaire Choueifaty c Canada (Procureur général), 2020 CF 837, l’OPIC continue d’utiliser la mauvaise méthode. L’OPIC (1) interprète les revendications du point de vue du « problème à résoudre » et de la « solution fournie par l’invention » et (2) applique trop largement l’exception des « simples principes scientifiques ou conceptions théoriques ».

[5] L’IPIC affirme donc que la méthode qu’il convient d’utiliser pour évaluer la brevetabilité des objets des inventions mises en œuvre par ordinateur transcende les intérêts des parties aux présents appels et est un aspect fondamental du régime canadien de brevets. Il demande à la Cour d’adopter un cadre révisé et d’ordonner à l’OPIC de s’y conformer lorsque ce dernier est appelé à déterminer la brevetabilité de ce type d’inventions.

[6] L’intimé convient que la commissaire a commis une erreur en examinant les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146. Cependant, il affirme que la Cour devrait se limiter à annuler les décisions de la commissaire et à renvoyer l’affaire pour réexamen à la lumière de la décision Choueifaty.

II. Les faits

[7] Les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146 portent sur le « système de sélection de couleurs » de Benjamin Moore, qui est « une méthode de sélection des couleurs mise en œuvre par ordinateur qui utilise des relations dérivées expérimentalement pour l’harmonie des couleurs et l’émotion des couleurs ». La demande visant le brevet 146 porte sur « la prestation de combinaisons de couleurs appropriées compte tenu de la sélection d’un utilisateur à l’égard d’une valeur d’un seuil d’harmonie de couleur ou d’émotion de couleur ». La demande visant le brevet 130 est plutôt axée sur « la prestation d’une cote de couleur combinée de l’utilisateur (p. ex., cote d’harmonie de couleur ou d’émotion de couleur) lorsque l’utilisateur sélectionne au moins trois couleurs à partir d’un inventaire de couleurs ».

[8] Les deux demandes ont été déposées en vertu des dispositions du Traité de coopération en matière de brevets (dans sa version en vigueur depuis le 1er avril 2002), la date de dépôt au Canada étant le 10 juillet 2008. Le 15 mai 2017, l’examinateur de brevets de l’OPIC a rendu des décisions finales en application du paragraphe 30(4) des anciennes Règles sur les brevets, DORS/96‑423 en indiquant qu’aucune des demandes ne visait une invention au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets.

[9] Un comité de la Commission d’appel des brevets a ensuite examiné les demandes et a recommandé à la commissaire de les rejeter au motif que les revendications visaient un objet non prévu par la Loi sur les brevets et n’étaient donc pas conformes à l’article 2 de cette loi. La commissaire a souscrit à cette recommandation et a rejeté les deux demandes.

[10] Pour formuler sa recommandation, la Commission d’appel des brevets s’est appuyée sur le Recueil des pratiques du Bureau des brevets [le RPBB] de l’OPIC. La section 13.05.01 de la version du RPBB qui était en vigueur à l’époque était rédigée ainsi :

Lors de l’examen d’une revendication, l’examinateur doit l’interpréter de façon éclairée et en fonction de l’objet. Avant d’interpréter une revendication, l’examinateur doit :

Identifier la personne versée dans l’art [voir le chapitre 15];

Définir les connaissances générales courantes pertinentes de la personne versée dans l’art au moment de la publication [voir chapitre 15].

Les étapes ci‑dessus fournissent le contexte dans lequel la revendication doit être lue. Après avoir déterminé le contexte, l’examinateur doit :

Déterminer le problème visé par la demande et sa solution telle qu’elle est envisagée par l’inventeur [voir 13.05.02b];

Déterminer la signification des termes employés dans la revendication et relever les éléments de la revendication qui sont essentiels pour régler le problème décelé [voir 13.05.02c].

[11] Le juge Russel Zinn de notre Cour a toutefois conclu, dans la décision Choueifaty, que cette méthode « problème‑solution » était incorrecte.

[12] Après la décision Choueifaty, l’OPIC a publié un énoncé de pratique révisé intitulé « Objet brevetable en vertu de la Loi sur les brevets ». Cependant, l’utilisation de la méthode problème‑solution est prévue dans cet énoncé de pratique, qui précise ce qui suit à la page 2 de 5 : « Une invention réelle peut consister soit en un seul élément qui fournit une solution à un problème, soit en une combinaison d’éléments qui coopèrent pour apporter une solution à un problème. »

[13] L’IPIC soutient que l’OPIC n’adopte toujours pas la bonne approche, qu’il continue de rendre des décisions en suivant la mauvaise méthode, et qu’il est susceptible de commettre des erreurs dans les décisions qu’il rendra à l’avenir.

III. Les décisions portées en appel

[14] En l’espèce, les deux décisions portées en appel sont, en ce qui concerne la Cour, identiques et peuvent être résumées ensemble.

[15] La commissaire a formulé de la façon suivante les principes juridiques applicables à l’interprétation des revendications et à la détermination des éléments essentiels :

[17] Conformément à Free World Trust c. Électro Santé Inc, 2000 CSC 66 [FreeWorld Trust], les éléments essentiels sont déterminés au moyen d’une interprétation téléologique des revendications faite à la lumière de l’ensemble de la divulgation, y compris le mémoire descriptif et les dessins (voir également Whirlpool Corp c. Camco Inc, 2000 CSC 67, aux alinéas 49f) et g) et au paragraphe 52 [Whirlpool]). Tel qu’il est indiqué à la section 13.05 du Recueil des pratiques du Bureau des brevets (« RPBB »), révisé en juin 2015, la première étape de l’interprétation téléologique des revendications consiste à définir la personne versée dans l’art et ses connaissances générales courantes (« CGC ») pertinentes. L’étape suivante consiste à définir le problème abordé par les inventeurs et la solution proposée dans la demande. Les éléments essentiels peuvent ensuite être déterminés; il s’agit de ceux qui sont indispensables à l’obtention de la solution divulguée, tel[le] qu’elle est revendiquée.

[16] Les deux dernières phrases de l’extrait qui précède décrivent la méthode de l’OPIC que les parties qualifient de méthode « problème‑solution ».

[17] La commissaire renvoie ensuite à la définition d’invention énoncée à l’article 2 de la Loi sur les brevets et indique que, selon l’énoncé de pratique de l’OPIC, « lorsqu’il est déterminé qu’un ordinateur constitue un élément essentiel d’une revendication interprétée, l’objet revendiqué sera généralement prévu par la Loi » (décision relative à la demande visant le brevet 146, aux para 18‑20; décision relative à la demande visant le brevet 130, aux para 18‑20).

[18] La commissaire mentionne que le problème à résoudre est :

[traduction]

le besoin d’un système de sélection de couleurs qui puisse aider les consommateurs ou d’autres utilisateurs à faire des choix confiants et satisfaisants en matière de section (sic) des couleurs. De plus, la sélection de combinaisons de couleurs attrayantes à partir d’un grand choix peut être difficile, même avec les outils de sélection de couleurs. (Décision relative à la demande visant le brevet 146, au para 32; décision relative à la demande visant le brevet 130, au para 32.)

[19] Dans la décision relative à la demande visant le brevet 146, la commissaire a décrit ainsi la solution à ce problème :

[traduction]

la solution a trait à l’évaluation améliorée, en utilisant une modélisation mathématique des émotions des utilisateurs ou de l’harmonie de couleurs, de la compatibilité des choix de couleurs, en fonction des paramètres établis par l’utilisateur. (Décision relative à la demande visant le brevet 146, au para 45.)

[20] Dans la décision relative à la demande visant le brevet 130, la commissaire a décrit ainsi la solution :

[traduction]

Calcul et association d’une cote d’émotion de couleur à chacune d’une pluralité de couleurs pour aider un utilisateur à choisir une couleur ou une combinaison de couleurs. (Décision relative à la demande visant le brevet 130, au para 45.)

[21] En ce qui concerne les deux demandes, la commissaire a conclu que « puisqu’il n’y avait pas de problème informatique à résoudre, l’ordinateur et les composantes associées ne faisaient pas partie de la solution » (décision relative à la demande visant le brevet 146, au para 46; décision relative à la demande visant le brevet 130, au para 46).

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[22] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable en appel s’applique, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, au paragraphe 37. Autrement dit, la norme de la décision correcte s’applique aux questions de droit et la norme de l’erreur manifeste et déterminante s’applique aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit.

[23] L’appelante, l’intimé et l’intervenant conviennent tous que la commissaire a commis une erreur en appliquant le critère « problème‑solution » relatif à l’interprétation des revendications et aux objets brevetables. Ils divergent toutefois d’opinion sur l’opportunité que la Cour impose le critère à appliquer.

[24] Les présents appels soulèvent par conséquent les questions suivantes :

  1. La commissaire a‑t‑elle commis une erreur en appliquant le mauvais critère juridique à l’interprétation des revendications et aux objets brevetables?

  2. La Cour devrait‑elle trancher la question de savoir si les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146 portent sur un objet brevetable ou devrait‑elle renvoyer l’affaire à la commissaire pour qu’elle rende une nouvelle décision?

  3. Si la Cour renvoie l’affaire à la commissaire, quelles instructions devrait‑elle lui donner?

V. Analyse

A. La commissaire a‑t‑elle commis une erreur en appliquant le mauvais critère juridique à l’interprétation des revendications et aux objets brevetables?

[25] Les parties ne contestent pas le fait que la commissaire a commis une erreur. Elles conviennent également que le choix du critère à appliquer qu’a fait la commissaire est une question de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[26] Dans l’arrêt Whirlpool, la Cour suprême du Canada a conclu que les revendications d’un brevet doivent être interprétées à l’aide de la méthode de l’« interprétation téléologique » (aux para 49 et 52). Le juge Binnie a décrit cette méthode de la façon suivante :

L’interprétation téléologique repose donc sur l’identification par la cour, avec l’aide du lecteur versé dans l’art, des mots ou expressions particuliers qui sont utilisés dans les revendications pour décrire ce qui, selon l’inventeur, constituait les éléments «essentiels» de son invention. (Au para 45.)

[27] Dans l’arrêt Free World Trust, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Whirlpool, la Cour suprême a également formulé l’explication suivante :

e) Suivant une interprétation téléologique, il ressort de la teneur des revendications que certains éléments de l’invention sont essentiels, alors que d’autres ne le sont pas. Les éléments essentiels et les éléments non essentiels sont déterminés :

(i) en fonction des connaissances usuelles d’un travailleur versé dans l’art dont relève l’invention;

(ii) à la date à laquelle le brevet est publié;

(iii) selon qu’il était ou non manifeste, pour un lecteur averti, au moment où le brevet a été publié, que l’emploi d’une variante d’un composant donné ne modifierait pas le fonctionnement de l’invention, ou

(iv) conformément à l’intention de l’inventeur, expresse ou inférée des revendications, qu’un composant en particulier soit essentiel, peu importe son effet en pratique;

(v) mais indépendamment de toute preuve extrinsèque de l’intention de l’inventeur. (Au para 31.)

[28] La Cour suprême n’indique ni dans l’arrêt Whirlpool ni dans l’arrêt Free World Trust que la méthode « problème‑solution » doit être utilisée.

[29] Plusieurs années plus tard, la Cour d’appel fédérale a conclu, dans l’arrêt Amazon.com, Inc c Canada (Procureur général), 2011 CAF 328, au paragraphe 43, que le commissaire aux brevets doit utiliser la méthode de l’interprétation téléologique pour déterminer si les revendications portent sur des objets brevetables. La juge Sharlow a écrit ce qui suit :

[43] Cependant, il me semble que la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, en particulier dans Free World Trust et Whirlpool, requiert que l’identification de l’invention réelle par le commissaire soit fondée sur une interprétation téléologique des revendications du brevet. Cette identification ne peut reposer seulement sur l’interprétation littérale des revendications du brevet ou sur la détermination de « l’essentiel de l’invention » au sens où le juge Binnie utilise ces termes dans les motifs qu’il a rédigés pour la Cour suprême du Canada dans Free World Trust, au paragraphe 46. (Au para 43.)

[30] Comme il est mentionné au paragraphe 15 des présents motifs, la commissaire en l’espèce a affirmé que la méthode de l’interprétation téléologique s’appliquerait, mais elle a ensuite suivi la méthode « problème‑solution » décrite dans le RPBB.

[31] Dans la décision Choueifaty (aux para 37 et 40), le juge Zinn a conclu que la méthode « problème‑solution » décrite dans le RPBB n’est pas compatible avec la méthode prescrite dans les arrêts Whirlpool, Free World Trust et Amazon.com, même s’il renvoyait, pour la forme, à l’interprétation téléologique et à la jurisprudence.

[32] Pour ces motifs, les parties ne contestent pas le fait que la commissaire a appliqué incorrectement la méthode « problème‑solution » lorsqu’elle a examiné les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146.

[33] En plus d’affirmer que l’utilisation de la méthode « problème‑solution » est problématique, l’appelante et l’intervenant soutiennent qu’il arrive régulièrement à l’OPIC de mal interpréter la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur en les excluant à tort en application du paragraphe 27(8) de la Loi sur les brevets.

[34] Dans l’arrêt Shell Oil Co c Commissaire des brevets, [1982] 2 RCS 536, la Cour suprême a conclu que l’application pratique de principes scientifiques et de conceptions théoriques, qui, dans cette affaire, consistait à faire un usage nouveau de composés chimiques existants, pouvait constituer des inventions brevetables (à la p 547).

[35] Dans l’arrêt Amazon.com, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’une approche compatible avec celle de l’interprétation téléologique a été utilisée dans l’arrêt Shell Oil (au para 46). Elle a également expliqué que, selon elle, la condition d’« application pratique » de l’arrêt Shell Oil signifiait que, « puisqu’un brevet ne peut être accordé pour une idée abstraite, il est implicite dans la définition d’“invention” qu’un objet brevetable doit être une chose dotée d’une existence physique ou une chose qui manifeste un effet ou changement discernable » (au para 66).

[36] En l’espèce, au lieu d’utiliser la méthode de l’interprétation téléologique pour déterminer si l’invention réelle est brevetable, la commissaire a interprété les revendications des demandes visant le brevet 130 et le brevet 146 en ne définissant que les aspects nouveaux de l’invention, et elle a conclu que ceux‑ci ne sont pas brevetables, car il s’agit de « simples principes scientifiques ou conceptions théoriques ». Elle a également conclu que, puisqu’il n’y avait pas de problème informatique à résoudre, l’ordinateur et les composantes associées ne constituaient pas des éléments essentiels de l’invention. Premièrement, les arrêts Free World Trust et Whirlpool exigent que les revendications soient interprétées avant l’analyse des aspects nouveaux. Deuxièmement, ce n’est pas le critère qu’a établi la Cour suprême du Canada pour déterminer si un élément est essentiel ou non à une invention.

[37] Par conséquent, la commissaire a également commis une erreur à cet égard.

B. La Cour devrait‑elle trancher la question de savoir si les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146 portent sur un objet brevetable ou devrait‑elle renvoyer l’affaire à la commissaire pour qu’elle rende une nouvelle décision?

[38] Dans ses observations écrites, l’appelante a demandé à la Cour de se prononcer sur la brevetabilité des objets sur lesquels portent les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146. Toutefois, à l’audience, l’appelante a reconnu qu’il était peu probable que la Cour rende une décision à cet égard compte tenu des observations formulées par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Amazon.com. L’appelante demande maintenant à la Cour de rendre une ordonnance pour renvoyer l’affaire à l’OPIC, enjoindre à ce dernier d’examiner à nouveau les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146 en conformité avec les principes énoncés dans les arrêts Free World Trust, Whirlpool et Shell Oil et lui donner l’instruction précise de ne pas utiliser la « méthode problème‑solution ».

[39] L’intimé est d’accord, mais il renvoie plutôt à la décision Choueifaty, qui fournit des éléments d’orientation en ce qui concerne le nouvel examen.

[40] L’intervenant a également changé d’avis entre le moment où les observations écrites ont été présentées et la tenue de l’audience. Il reconnaît maintenant qu’il serait inapproprié d’usurper le rôle de l’OPIC dans l’évaluation de la brevetabilité. Cependant, il affirme que la Cour devrait ordonner à l’OPIC d’utiliser le bon critère juridique (décrit dans la section qui suit) lorsqu’il rendra une nouvelle décision à l’égard des demandes.

C. Si la Cour renvoie l’affaire à la commissaire, quelles instructions devrait‑elle lui donner?

[41] Il s’agit en fait de la seule question que doit encore trancher la Cour.

[42] Bien qu’elle ait initialement demandé à la Cour de rendre une ordonnance renvoyant les décisions à l’OPIC avec la directive d’utiliser la méthode de l’interprétation des revendications prescrite par la Cour suprême du Canada, l’appelante a convenu à l’audience que le critère proposé par l’intervenant constitue un énoncé adéquat du droit auquel doit se conformer l’OPIC.

[43] L’intervenant propose d’appliquer le cadre suivant lors de l’évaluation de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur. L’examinateur devrait :

a) interpréter la revendication de manière téléologique;

b) se demander si, dans son ensemble, la revendication interprétée consiste uniquement en un simple principe scientifique ou en une simple conception théorique, ou si elle comprend une application pratique d’un principe scientifique ou d’une conception théorique;

c) si la revendication interprétée comprend une application pratique, évaluer la revendication interprétée en fonction des autres critères de brevetabilité, à savoir les catégories et les exclusions prévues par la loi, ainsi que les aspects nouveaux, le caractère évident et l’utilité.

[44] L’intervenant soutient que la mauvaise application continue du droit par l’OPIC, en violation des principes établis dans les arrêts Free World Trust, Whirlpool et Shell Oil, et, maintenant, la décision Choueifaty, justifie l’intervention de la Cour.

[45] Sans prendre position sur la fidélité du cadre proposé à l’état du droit, l’intimé fait valoir que la Cour devrait refuser d’ordonner à la commissaire d’adopter l’interprétation que fait l’appelante de la jurisprudence, tout comme elle devrait refuser d’ordonner à l’OPIC d’appliquer le cadre proposé. Selon l’intimé, si la Cour ne refusait pas de le faire, elle empiéterait sur la séparation des pouvoirs et sur l’intention du législateur.

[46] L’intimé fait en outre valoir que l’énoncé de pratique est une politique opérationnelle et que les tribunaux judiciaires devraient s’abstenir d’examiner à nouveau de telles politiques, sous réserve des exceptions suivantes : « la mauvaise foi, le non‑respect des principes de justice naturelle, lorsque leur application est prescrite par la loi, et la prise en compte de considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi » (Elson c Canada (Procureur général), 2017 CF 459 au para 50, citant Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2).

[47] Premièrement, je note que la Cour dispose de l’énoncé de pratique parce qu’il a été admis en preuve par une ordonnance que la protonotaire Milczynski a rendue.

[48] Deuxièmement, je ne suis pas d’accord avec l’intimé qu’il s’agit d’une simple politique. À mon avis, cet énoncé décrit l’approche que doivent suivre les examinateurs de l’OPIC.

[49] Troisièmement, l’appelante et l’intervenant ne demandent pas à la Cour de choisir l’interprétation des dispositions légales qu’elle préfère ou celle qui lui semble le plus logique (Merck Canada Inc c Canada (Santé), 2021 CF 1015 au para 50), mais plutôt d’ordonner à l’OPIC de ne pas s’éloigner de la jurisprudence applicable.

[50] Cela dit, je suis d’accord avec l’intimé que, puisque l’énoncé de pratique a été publié environ six mois après que les décisions contestées ont été rendues, il a très peu d’incidence en l’espèce. Ce qui a une incidence en l’espèce, c’est plutôt la méthode qu’a suivie la commissaire, méthode qui, comme je l’ai mentionné plus haut, est incorrecte.

[51] Comme la question de savoir si les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146 divulguent des objets brevetables est une question mixte de fait et de droit, je conviens également avec l’intimé qu’en appliquant le mauvais critère à l’évaluation de la brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur, la commissaire n’a pas tiré les conclusions de fait nécessaires qui auraient permis à la Cour d’analyser sa décision quant aux objets brevetables.

[52] Toutefois, la détermination du critère juridique qu’il convient d’appliquer est une question de droit qui relève tout à fait de la compétence de notre Cour. De plus, je suis d’avis que le cadre juridique proposé par l’intervenant et approuvé par l’appelante est compatible avec les enseignements de la Cour suprême dans les arrêts Free World Trust et Shell Oil, ainsi qu’avec l’invitation de la Cour d’appel fédérale à adapter « notre compréhension de la nature de “l’exigence du caractère matériel” » à mesure que la technologie évolue (Amazon.com, au para 68).

[53] Ce cadre assure également l’uniformité i) entre les règles de droit qu’applique l’OPIC aux demandes de brevet et les règles de droit qu’appliquent les tribunaux aux brevets délivrés, et ii) entre la manière dont le droit des brevets est appliqué aux inventions mises en œuvre par ordinateur et la manière dont le droit des brevets est appliqué à tous les autres types d’inventions.

VI. Conclusion

[54] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille les présents appels, je renvoie les demandes visant le brevet 130 et le brevet 146 à l’OPIC pour qu’il rende une nouvelle décision, et j’ordonne à l’OPIC d’adopter la bonne procédure pour interpréter les revendications et identifier les objets brevetables. Aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans les dossiers T‑1340‑20 et T-1341-20

LA COUR STATUE :

  1. Les appels sont accueillis.

  2. Les demandes sont renvoyées à l’Office de la propriété intellectuelle du Canada pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Lors de l’examen des demandes visant le brevet 130 et le brevet 146, la commissaire aux brevets doit :

    1. interpréter la revendication de manière téléologique;

    2. se demander si, dans son ensemble, la revendication interprétée consiste uniquement en un simple principe scientifique ou en une simple conception théorique, ou si elle comprend une application pratique d’un principe scientifique ou d’une conception théorique;

    3. si la revendication interprétée comprend une application pratique, évaluer la revendication interprétée en fonction des autres critères de brevetabilité, à savoir les catégories et les exclusions prévues par la loi, ainsi que les aspects nouveaux, le caractère évident et l’utilité.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIERS :

T‑1340‑20 et T‑1341‑20

 

 

INTITULÉ :

BENJAMIN MOORE & CO. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et L’INSTITUT DE LA PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 MARS 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Matthew R. Norwood

Benjamin Mak

Abbas A. Kassam

Erin Stuart

 

POUR L’APPELANTE

 

Abigail Browne

James Schneider

 

POUR L’INTIMÉ

 

Julie Desrosiers

Michael Shortt

Eliane Ellbogen

 

POUR L’INTERVENANT

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ridout & Maybee LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR L’APPELANTE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR L’INTIMÉ

 

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Montréal (Québec)

POUR L’INTERVENANT

 

 

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