Dossier : IMM‑3677‑21
Référence : 2022 CF 960
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 juin 2022
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE :
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MILLENNIUM PACIFIC GREENHOUSES PARTNERSHIP
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demanderesse
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et
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LE MINISTRE DE L’EMPLOI ET
DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
APERÇU
[1] Millennium Pacific Greenhouses Partnership (Millennium Pacific) exploite une entreprise de production de tomates en serre à Delta, en Colombie‑Britannique. Elle embauchait régulièrement, dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires (PTET), des travailleurs agricoles qui s’ajoutaient à son effectif canadien. Le PTET est administré par Emploi et Développement social Canada (EDSC), de concert avec Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC).
[2] La participation au PTET d’un employeur tel que Millennium Pacific est régie par, notamment, des dispositions précises du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (RIPR). EDSC/Service Canada a pour tâche de veiller au respect du RIPR et, au besoin, de procéder à des inspections afin de repérer les cas possibles de non‑respect des conditions prescrites.
[3] Après que la pandémie de COVID‑19 eut commencé à sévir au Canada, plusieurs dispositions ont été ajoutées au RIPR afin de préciser les obligations de l’employeur en matière de santé et de sécurité des travailleurs étrangers temporaires, en particulier en ce qui concerne la COVID‑19. Parmi ces obligations, il y a celle selon laquelle l’employeur qui fournit un logement à un étranger doit, si cet étranger est contaminé par la COVID‑19 ou en présente des signes ou des symptômes, « lui fourni[r] […] un logement qui a une chambre individuelle, avec accès à une salle de bain privée, qui lui permet de s’isoler »
: RIPR, art 209.3(1)a)(xi). La raison évidente de cette mesure est d’empêcher que la COVID‑19 se propage à d’autres personnes, notamment à d’autres travailleurs.
[4] Le non‑respect de cette obligation de fournir un logement privé à un travailleur étranger temporaire qui doit s’isoler peut être justifié dans certaines circonstances : RIPR, art 209.3(3). Ainsi, un tel manquement peut être justifié dans le cas d’« une interprétation erronée de l’employeur, faite de bonne foi, quant à ses obligations envers l’étranger »
ou quant au fait qu’il respecte cette condition : RIPR, art 203(1.1)d) et h). Si, après enquête, le non‑respect de ces conditions est établi et n’est pas considéré comme justifié, l’employeur s’expose à un avertissement, à une sanction administrative pécuniaire (SAP), à une période d’inadmissibilité au PTET, ou à une combinaison de ces sanctions.
[5] En décembre 2020, à la suite d’une éclosion de COVID‑19 chez Millennium Pacific, l’entreprise a été choisie par Service Canada en vue d’une inspection. Au cours de celle-ci Service Canada a appris qu’un travailleur étranger temporaire, Lazaro Gildardo Carrillo Perez, était retourné au Guatemala après avoir travaillé pour l’entreprise pendant une courte période à l’automne de 2020. L’inspection a finalement porté sur la question de savoir si Millennium Pacific avait contrevenu au RIPR parce qu’au moment où M. Carrillo Perez présentait des signes ou des symptômes de COVID‑19, elle ne lui avait pas fourni un logement privé, comme l’exigeait le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR.
[6] Dans une décision du 14 mai 2021, le sous‑ministre adjoint – Direction générale des services d’intégrité, Service Canada – a conclu que Millennium Pacific avait, sans justification, contrevenu au sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR. Le décideur lui a infligé une SAP de 100 000 $ et l’a exclue de manière permanente du PTET.
[7] Millennium Pacific sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 [LIPR]. Elle soutient que la décision a été prise en violation des exigences de l’équité procédurale, qu’elle est entachée d’une crainte raisonnable de partialité et qu’elle est déraisonnable. Pour les motifs qui suivent, je conviens que la décision est déraisonnable.
[8] En bref, le principal point en litige qu’a soulevé l’inspection a été de savoir pour quelle raison M. Carrillo Perez était retourné au Guatemala – en particulier, s’il avait quitté le Canada de son plein gré ou si l’entreprise l’avait renvoyé chez lui. Millennium Pacific soutenait, preuve à l’appui, qu’elle fournissait rapidement un logement privé aux travailleurs qui présentaient des signes ou des symptômes de la COVID‑19, comme l’exigeait le Règlement. Dans le cas de M. Carrillo Perez, celui‑ci était malheureux depuis son arrivée au Canada et il avait décidé de retourner prématurément chez lui. L’entreprise avait facilité les choses en s’organisant pour qu’il prenne l’avion dès qu’il avait demandé de retourner chez lui. Si M. Carrillo Perez avait présenté des signes ou des symptômes de la COVID‑19 pendant qu’il était au Canada (ce que niait l’entreprise), ce n’aurait été que le jour où il était censé partir. L’entreprise n’avait pas enfreint le Règlement, car M. Carrillo Perez s’en allait ce jour‑là, et même s’il avait présenté des signes ou des symptômes de la COVID‑19, il n’avait pas besoin de s’isoler et n’avait donc pas besoin à cette fin d’un logement privé. Le décideur a toutefois conclu qu’au lieu de fournir à M. Carrillo Perez un logement privé comme elle était tenue de le faire, Millennium Pacific l’avait [traduction] « retourné au Guatemala »
, contrairement à un avis médical et, en fait, contrairement à ses propres souhaits.
[9] Je conviens avec Millennium Pacific que l’appréciation qui a été faite de cette question clé est déraisonnable parce que le décideur a fait abstraction d’éléments de preuve et de renseignements importants ou qu’il les a évalués de façon déraisonnable. La décision doit donc être infirmée et l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision par un autre décideur. En conséquence, il n’est pas nécessaire de tenir compte des arguments relatifs à l’équité procédurale avancés par la demanderesse, non plus que de sa prétention selon laquelle la décision est entachée d’une crainte raisonnable de partialité. Point n’est besoin non plus d’examiner sa prétention selon laquelle le montant de la SAP et l’exclusion permanente du PTET sont déraisonnables.
II.
QUESTION PRÉLIMINAIRE
[10] Le nom exact de la demanderesse est Millennium Pacific Greenhouses Partnership. Il y a une erreur dans l’intitulé de la cause (« Greenhouse »
plutôt que « Greenhouses »
), et l’intitulé sera donc corrigé avec effet immédiat.
III.
CONTEXTE
[11] M. Carrillo Perez est un citoyen du Guatemala né en décembre 1969. Il a commencé à travailler à l’entreprise de production de tomates, Millennium Pacific, le ou vers le 6 novembre 2020, après avoir passé 14 jours en quarantaine dans un hôtel à son arrivée au Canada. Il faisait partie d’un groupe de travailleurs étrangers temporaires d’origine guatémaltèque que Millennium Pacific avait embauchés par l’entremise d’une société tierce, HRO Human Resources Outsourcing (HRO). HRO a son siège au Guatemala, mais, comme nous le verrons plus loin, elle a, dans la région de Vancouver, un représentant local qui peut servir au besoin d’intermédiaire entre les travailleurs et l’entreprise (par exemple, en fournissant des services d’interprétation).
[12] M. Carrillo Perez est retourné au Guatemala à bord d’un avion qui a quitté Vancouver tard dans la soirée du 22 novembre 2020, après avoir demandé la veille de rentrer chez lui.
[13] L’enquête visant à déterminer si Millennium Pacific avait respecté le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR, dans le cas de M. Carrillo Perez, s’est déroulée en trois étapes.
[14] Elle a débuté vers le 10 décembre 2020, lorsque Service Canada a décidé que Millennium Pacific ferait l’objet d’une inspection parce qu’une éclosion de COVID‑19 s’était déclarée dans ses établissements. Au cours des semaines suivantes, Santé Canada a mené des entretiens téléphoniques avec plusieurs employés (dont M. Carrillo Perez). De plus, une inspection sur place a été faite le 12 janvier 2021.
[15] L’inspection a porté sur le respect par l’entreprise des dispositions réglementaires applicables, mais seules les circonstances dans lesquelles M. Carrillo Perez était retourné au Guatemala ont posé problème. Millennium Pacific en a été avisée par écrit le 28 janvier 2021 et elle s’est vu offrir la possibilité de répondre à cet avis, ce qu’a fait Conrado Ishikawa Ayllon, qui exerçait à l’époque les fonctions de producteur adjoint/directeur général, dans une lettre datée du 28 janvier 2021.
[16] Puis, un avis de décision provisoire (ADP) a été envoyé à Millennium Pacific, le 11 mars 2021, après que Service Canada eut procédé à une autre enquête. L’avocat de l’entreprise a répondu à cet avis, le 19 mars 2021, au moyen d’observations écrites (incluant des pièces justificatives).
[17] Enfin, une note d’information a été rédigée à l’intention du sous‑ministre adjoint afin qu’il approuve la recommandation suivante : qu’il soit conclu que Millennium Pacific n’avait pas respecté, sans justification, le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR, qu’une sanction administrative pécuniaire de 100 000 $ lui soit infligée et que la société soit exclue de façon permanente du PTET.
[18] Chacune de ces étapes de l’enquête est décrite plus en détail ci‑après, avant que j’examine la décision du sous‑ministre adjoint.
A.
L’enquête initiale
[19] Le 10 novembre 2020, M. Ayllon (le producteur adjoint/directeur général) et un autre employé de Millennium Pacific ont reçu un résultat positif à un test de dépistage de la COVID‑19. Ils se sont aussitôt isolés dans un logement de l’entreprise. M. Ayllon est resté isolé jusqu’au 26 novembre 2020. Entre‑temps, un groupe de travailleurs mexicains est parti après avoir terminé son contrat de travail, et un nouveau groupe de travailleurs du Guatemala est arrivé. Deux des travailleurs guatémaltèques ont été déclarés positifs et se sont eux aussi isolés dans un logement de l’entreprise vers la mi‑novembre. Il a été conseillé à Millennium Pacific de séparer les travailleurs qui avaient obtenu un résultat positif de ceux qui avaient un résultat négatif, ce qu’elle a fait.
[20] Fraser Health, l’Autorité de santé publique locale, a procédé à des tests sur place, le 2 décembre 2020, et un certain nombre de travailleurs ont été déclarés positifs. En tout, environ 16 des 31 travailleurs étrangers temporaires (TET) ont été déclarés positifs lors de l’éclosion. Pendant la deuxième semaine de décembre (quand l’inspection a commencé), les travailleurs qui avaient été déclarés positifs étaient isolés dans des logements de l’entreprise situés sur place, tandis que ceux qui avaient obtenu un résultat négatif séjournaient dans un hôtel de l’endroit. Pendant tout ce temps, M. Ayllon était en contact régulier avec Fraser Health, qui a continué de surveiller l’éclosion et de donner des conseils et des directives.
[21] Service Canada a finalement été avisé de l’éclosion et a entrepris une inspection. Celle‑ci a été confiée à Theresah Kwaw, enquêtrice des Services d’intégrité à la Direction générale des services d’intégrité de Service Canada, mais d’autres enquêteurs y ont aussi participé.
[22] Mme Kwaw a tout d’abord communiqué avec M. Ayllon (la personne‑ressource désignée par l’entreprise) par téléphone, le 10 décembre 2020. Elle a expliqué que, par suite de l’éclosion de COVID‑19 qui avait été signalée, elle procédait à une inspection afin de s’assurer du respect des dispositions réglementaires applicables. Deux dossiers (une première étude d’impact sur le marché du travail (EIMT) portant sur les récents travailleurs du Mexique, et une autre portant sur les récents travailleurs du Guatemela) avaient été choisis pour l’inspection. Deux travailleurs mexicains et trois travailleurs guatémaltèques avaient été sélectionnés en vue d’un entretien. (Le dossier ne permet pas de savoir pourquoi ce sont ces travailleurs qui ont été choisis.) M. Ayllon a expliqué que les travailleurs mexicains étaient déjà partis, mais qu’ils transmettraient leurs coordonnées ainsi que celles des travailleurs guatémaltèques, de même que toute autre information requise. Plus tard ce jour‑là, Mme Kwaw a envoyé un courriel à M. Ayllon dans lequel il était question du pouvoir de procéder à l’inspection et de la portée de celle‑ci.
[23] Toujours le 10 décembre 2020, M. Ayllon a envoyé à Mme Kwaw plusieurs courriels dans lesquels il exposait en détail les échanges qu’il avait eus avec Fraser Health à propos de la gestion de l’éclosion.
[24] Mme Kwaw a communiqué de nouveau avec M. Ayllon par téléphone les 11 et 15 décembre 2020 afin d’obtenir des informations de Millennium Pacific. Elle a eu un long entretien téléphonique avec lui le 17 décembre 2020.
[25] Lors de cet entretien, M. Ayllon a décrit comment avait évolué l’éclosion de COVID‑19 chez Millennium Pacific, ainsi que les mesures prises par l’entreprise pour gérer la situation en collaboration avec Fraser Health. Il a mentionné que 31 des 32 travailleurs guatémaltèques visés par l’EIMT en question étaient encore au Canada, mais que l’un d’eux – M. Carrillo Perez – était retourné dans son pays. Il a ajouté que juste avant que M. Carrillo Perez quitte le Canada, une infirmière l’avait informé qu’il (M. Carrillo Perez) ne pouvait pas s’en aller parce qu’il avait la COVID. Il n’avait subi aucun test, mais il semblait présenter des symptômes. M. Ayllon a expliqué avoir répondu qu’il ne pensait pas qu’il s’agissait de la COVID parce que M. Carrillo Perez s’était plaint de problèmes rénaux et d’estomac depuis son arrivée au Canada.
[26] M. Ayllon a accepté de transmettre à Mme Kwaw les coordonnées de M. Carrillo Perez. Il lui a également fourni le numéro d’un personne‑ressource chez HRO qui était [traduction] « au courant de la situation »
de M. Carrillo Perez.
[27] Comme nous le verrons plus loin, M. Carrillo Perez a été examiné par un travailleur de la santé de l’Umbrella Multicultural Health Co‑op (l’UMHC ou la coopérative), le 22 novembre 2020. Le dossier n’est pas tout à fait clair, mais il semble qu’une clinique mobile se soit rendue ce jour‑là chez Millennium Pacific – le jour où M. Carrillo Perez était censé quitter le Canada. Il n’y a aucune preuve directe quant à la raison pour laquelle M. Carrillo Perez avait décidé de se présenter à la clinique mobile.
[28] Mme Kwaw a eu trois entretiens téléphoniques avec M. Carrillo Perez : le 27 janvier 2021, le 28 janvier 2021 et le 5 février 2021.
[29] Pour l’essentiel, le 27 janvier 2021, M. Carrillo Perez a déclaré ceci :
Il a quitté le Canada et est retourné au Guatemala le 22 novembre 2020, parce qu’il est tombé malade au Canada.
Un médecin qui l’a examiné plus tard au Guatemala lui a dit que, d’après ses symptômes, il avait contracté la COVID‑19. Cependant, M. Carrillo Perez n’a jamais subi de test de dépistage.
Il ne se sentait pas bien au Canada, mais il ignorait ce qui n’allait pas. Il n’arrivait pas à dormir, se sentait faible, avait mal aux poumons et avait le souffle court lorsqu’il portait ses valises. Il a commencé à présenter des symptômes vers le 10 ou le 12 novembre 2020.
L’employeur ne l’a pas mis en isolement parce qu’il ignorait ce qui n’allait pas et qu’il n’avait jamais subi de test.
Il avait partagé un logement avec trois autres travailleurs et tous avaient été infectés par la COVID‑19.
Il n’avait pas attendu d’aller mieux avant de quitter le Canada parce que l’employeur l’avait renvoyé chez lui. Il a déclaré : [traduction]
« Ils n’ont pas voulu me garder plus longtemps »
et [traduction]« Ils m’ont dit que je devais retourner au Guatemala pour me rétablir »
. Ces messages ont été communiqués par M. Ayllon à M. Carrillo Perez par l’entremise de Walter Ardon, le représentant local de HRO.
[30] Le 28 janvier 2021, Mme Kwaw a communiqué avec M. Ayllon par téléphone et l’a informé qu’EDSC/Service Canada allait [traduction] « passer au stade de la justification pour défaut de fournir une aide médicale »
à M. Carrillo Perez.
[31] Selon les notes que l’enquêtrice a prises lors de l’appel, en résumé, M. Ayllon a répondu à cette allégation comme suit :
L’employeur n’a pas omis de fournir une aide médicale à M. Carrillo Perez.
M. Carrillo Perez se plaignait constamment de problèmes intestinaux et d’estomac qui dataient d’avant son arrivée au Canada. Il ne s’était jamais plaint d’avoir mal aux poumons ou d’avoir le souffle court pendant qu’il travaillait pour l’entreprise.
M. Carrillo Perez n’avait jamais manifesté de symptômes de la COVID‑19. Si cela avait été le cas, il aurait été isolé comme tous les autres employés qui avaient présenté des symptômes ou avaient été déclarés positifs.
M. Ayllon a rejeté l’avis de l’UMHC selon lequel M. Carrillo Perez avait contracté la COVID‑19, parce qu’on ne lui avait jamais fait subir de test de dépistage.
À l’époque, M. Carrillo Perez n’était pas obligé d’avoir obtenu un résultat négatif à un test de dépistage de la COVID‑19 pour pouvoir prendre l’avion. Au contraire, à l’instar des autres voyageurs, on aurait vérifié à l’aéroport s’il présentait des symptômes de la COVID‑19 et, si jamais cela avait été le cas, on ne l’aurait pas autorisé à prendre l’avion. Comme on lui avait permis de prendre place à bord de l’avion, il ne manifestait de toute évidence aucun symptôme.
Quoi qu’il en soit, M. Carrillo Perez ne voulait pas subir de test de dépistage parce qu’il avait peur de contracter la COVID‑19 à l’hôpital où ce test aurait eu lieu.
[32] En outre, le 28 janvier 2021, Mme Kwaw a envoyé par courriel à M. Ayllon une lettre dans laquelle elle informait officiellement l’entreprise qu’elle [traduction] « ne respectait pas, ou n’avait pas respecté dans le passé »
le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR. Plus précisément :
[traduction]
Conformément au Règlement, l’employeur est tenu d’isoler [tout travailleur étranger temporaire] contaminé par la COVID‑19, ou qui en présente des symptômes, et de lui fournir une chambre et une salle de bain privées. D’après les renseignements que vous avez fournis à Service Canada par courriel, les 4 et 11 décembre 2020, et d’après les entretiens qui ont eu lieu le 18 décembre 2020 et le 27 janvier 2021 avec le travailleur étranger temporaire (TET) LAZARO GILDARDO CARRILLO PEREZ, vous n’avez pas fourni d’aide médicale au TET et vous ne l’avez pas isolé aussitôt après qu’il eut présenté des symptômes.
[33] Mme Kwaw a poursuivi en disant que, conformément au paragraphe 209.3(4) du RIPR, l’entreprise avait la possibilité de présenter une justification écrite à EDSC/Service Canada [traduction] « afin d’expliquer les irrégularités observées par rapport aux conditions susmentionnées »
.
[34] M. Ayllon a répondu par écrit le jour même. En résumé, il a déclaré ce qui suit :
M. Carrillo Perez avait demandé de retourner chez lui après avoir travaillé pendant 15 jours environ parce qu’il avait le mal du pays et des problèmes de santé préexistants. HRO serait en mesure de le confirmer.
Jamais M. Carrillo Perez n’avait présenté de symptômes de la COVID‑19. Il n’était donc pas nécessaire qu’il subisse un test de dépistage ou qu’il s’isole.
Il y aurait eu amplement de place dans les logements de l’entreprise pour que M. Carrillo Perez s’isole s’il avait présenté des symptômes de la COVID‑19, tout comme l’avaient fait d’autres employés et travailleurs étrangers temporaires.
M. Carrillo Perez avait refusé d’aller à l’hôpital parce qu’il avait peur d’y être exposé à la COVID‑19.
Vers 17 h 30 le 22 novembre 2020, une personne, que M. Ayllon croit être une infirmière de la clinique mobile de l’UMHC, lui avait téléphoné et l’avait informé que M. Carrillo Perez avait la COVID‑19. Quelqu’un d’autre, le superviseur de l’infirmière avait‑il compris, allait téléphoner pour faire un suivi. Environ une demi‑heure plus tard, un médecin avait téléphoné à M. Ayllon et lui avait dit que M. Carrillo Perez ferait l’objet d’un contrôle de symptômes à l’aéroport et que s’il n’en présentait aucun il serait autorisé à prendre l’avion.
La température de M. Carrillo Perez, avant son départ pour l’aéroport, était de 34,7 ⁰C.
[35] Par la suite, M. Ayllon a fourni à EDSC/Service Canada une copie du billet d’avion de M. Carrillo Perez. Ce billet indiquait qu’il avait été acheté le 21 novembre 2020, avec départ de Vancouver le 22 novembre 2020 à 23 h 25. M. Ayllon a également fourni des courriels confirmant que Millennium Pacific avait acheté le billet vers le milieu de la journée du 21 novembre 2020.
[36] Lors d’un appel de suivi, le 28 janvier 2021, M. Carrillo Perez a donné à Mme Kwaw les prénoms de ses trois camarades de chambre à l’époque où il travaillait pour Millennium Pacific. Mme Kwaw a pu les identifier à partir de relevés d’emploi. Il ne semble pas qu’EDSC/Service Canada ait communiqué avec l’un d’eux. Cependant, comme nous le verrons ci‑après, Millennium Pacific a plus tard fourni à Service Canada des déclarations signées des trois camarades de chambre en question.
[37] Lors d’un entretien de suivi avec Service Canada, le 5 février 2021, M. Carrillo Perez a essentiellement déclaré ce qui suit :
Il a nié que l’employeur lui avait offert de l’amener à l’hôpital ([traduction]
« C’est un mensonge »
). L’employeur avait refusé de lui fournir une aide médicale.Il avait commencé à ressentir des symptômes environ une semaine après son arrivée à la ferme : fièvre, frissons et manque d’appétit. L’enquêteur lui a demandé pourquoi il n’avait pas parlé de fièvre avant. Il a répondu qu’il prenait simplement du Tylenol et que ça faisait baisser sa fièvre.
Quand l’enquêteur lui a demandé qui était au courant de ses symptômes, il a répondu que ses trois camarades de chambre étaient au courant et qu’ils savaient qu’il était malade.
Il a également déclaré que Walter, chez HRO, savait qu’il était malade. Selon M. Carrillo Perez, il avait dit à un autre employé du nom de Raviodo qu’il ne pouvait pas travailler parce qu’il ne se sentait pas bien. Raviodo avait transmis ce message à M. Ayllon, qui avait ensuite communiqué avec Walter, qui était à son tour entré en contact avec M. Carrillo Perez. Walter lui avait demandé s’il avait des problèmes de santé. Selon M. Carrillo Perez, Walter avait plus tard dit à M. Ayllon qu’il (M. Carrillo Perez) était malade et avait besoin d’une aide médicale. M. Ayllon avait dit à Walter que l’entreprise n’en offrirait pas; il fallait plutôt qu’il retourne au Guatemala pour se rétablir. À l’évidence, Walter a probablement rappelé M. Carrillo Perez pour lui transmettre ce message.
Une infirmière de la clinique mobile a dit à M. Ayllon que M. Carrillo Perez ne devrait pas voyager et qu’il fallait le soumettre à un test de dépistage de la COVID‑19. Le test était prévu pour le lundi 23 novembre, mais [traduction]
« ils l’ont fait partir »
le dimanche 22 novembre.Un superviseur, chez MillenniumPacific, a pris sa température avant son départ pour l’aéroport. Une photographie du résultat a été envoyée à Walter et à M. Carrillo Perez. (Le dossier contient une photographie d’un thermomètre numérique affichant un résultat de 34,7.)
Personne ne l’a évalué à l’aéroport avant qu’il prenne place à bord de l’avion.
[38] Dans l’intervalle, EDSC/Service Canada avait communiqué avec l’UMHC afin d’en savoir plus sur ses interactions avec M. Carrillo Perez et avec Millennium Pacific. Dans un courriel envoyé le 27 janvier 2021, une médecin associée à la coopérative a dit qu’il y avait [traduction] « dans [leur] dossier médical électronique une mention de [leur] avis de ne pas autoriser le travailleur à prendre place dans un avion si l’on présume qu’il a la COVID »
. Dans un courriel de suivi envoyé plus tard le même jour, la médecin a dit qu’UMHC avait eu une conversation avec un superviseur, chez Millennium Pacific, et [traduction] « qu’ils avaient agi à l’encontre de notre avis médical »
. La médecin a ajouté qu’elle croyait que le patient ou le superviseur s’était entretenu avec le Dr Mike Benusic, qui était détaché auprès de Fraser Health.
[39] Finalement, avec le consentement de M. Carrillo Perez, l’UMHC a fourni à EDSC/Service Canada, le 12 février 2021, le compte rendu de la consultation du 22 novembre 2020.
[40] Les notes du médecin indiquent que, compte tenu de la fièvre et de la perte d’appétit que M. Carrillo Perez avait déclarées, celui‑ci répondait aux conditions de dépistage de la COVID. On peut également lire ceci : [traduction] « Nous recommandons vivement qu’il ne voyage pas tant qu’un test de dépistage n’aura pas été fait et qu’il ne sera pas considéré comme négatif »
. (D’après les notes, une lettre visant à [traduction] « faire état de la même chose à l’appui d’un isolement et d’un dépistage »
avait été rédigée, mais elle n’apparaît nulle part dans le dossier.) Avec l’accord de M. Carrillo Perez, un travailleur de la coopérative a communiqué avec M. Ayllon pour l’informer que : [traduction] « un médecin de notre clinique a vivement recommandé que ce patient ne voyage pas avant d’avoir subi un test de dépistage de la COVID »
. Les notes indiquent que le superviseur [traduction] « a été de peu d’utilité »
. Elles ne disent rien quant à savoir s’il a été conseillé à M. Ayllon d’isoler M. Carrillo Perez. Un travailleur de la clinique a ensuite communiqué avec l’Autorité de santé publique pour l’informer de la situation. Selon les notes, l’Autorité de santé publique a informé le travailleur de la clinique qu’un médecin de santé publique allait communiquer avec l’entreprise et que ce médecin serait [traduction] « chargé des prochaines étapes »
.
[41] Le nom du médecin n’est pas mentionné dans les notes, mais il semble qu’il s’agisse du Dr Benusic. Il semble également que c’est avec lui que M. Ayllon ait parlé peu après que le médecin de l’UMHC l’eut appelé (voir le paragraphe 34 qui précède). Rien dans le dossier n’indique qu’EDSC/Service Canada est entré en contact avec le Dr Benusic ou quelqu’un d’autre de Fraser Health pour en savoir plus sur le rôle qu’ils avaient joué dans les événements du 22 novembre 2020.
B.
L’avis de décision provisoire et la réponse de Millennium Pacific
[42] Par lettre du 11 mars 2021, Mme Kwaw a avisé Millennium Pacific de la décision de Service Canada selon laquelle il était possible que, dans le cas de M. Carillo Perez, l’entreprise ait contrevenu au sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR.
[43] Les motifs de cette décision sont, d’après la lettre, les suivants :
Quand M. Carrillo Perez a manifesté des symptômes de la COVID‑19, [traduction]
« au lieu de lui fournir une chambre à coucher et une salle de bain privées où s’isoler, vous l’avez renvoyé au Guatemala le 22 novembre 2020, malgré les recommandations du personnel médical qui avait contrôlé l’état de santé du TET ce jour‑là et lui avait conseillé de ne pas voyager ».
Dans sa réponse du 28 janvier 2021, la lettre de justification, Millennium Pacific avait déclaré qu’elle ne savait pas que M. Carrillo Perez présentait des symptômes de la COVID‑19, qu’il s’était plaint uniquement de problèmes d’estomac, qu’il avait refusé de se rendre à l’hôpital pour y obtenir une aide médicale et qu’il avait demandé de retourner chez lui. Cependant, lors de son entretien, M. Carrillo Perez a [traduction]
« catégoriquement nié la version des faits que vous avez présentée dans votre réponse »
. Il a [traduction]« soutenu que vous aviez décidé de le renvoyer au Guatemala dans la nuit du 22 novembre 2020, même si le personnel médical de la clinique mobile avait déconseillé de le faire ».
L’UMHC a informé Service Canada que l’entreprise avait [traduction]
« agi à l’encontre de ses conseils en faisant voyager le TET même si elle avait fortement recommandé de l’isoler et de lui faire subir un test »
. Service Canada a jugé que [traduction]« cette violation avait mis en danger, dans une large mesure, la santé ou la sécurité du TET et du grand public, relativement à une maladie transmissible au sens de l’article 2 de la Loi sur la mise en quarantaine »
. En conséquence, la justification présentée par l’entreprise [traduction]« n’a pas été acceptée au titre du paragraphe 203(1.1) du RIPR ».
[44] Mme Kwaw a ajouté que, par suite de cette décision, Millennium Pacific s’exposait à une sanction administrative pécuniaire de 100 000 $ et qu’elle pouvait aussi être exclue de façon permanente du PTET.
[45] Millennium Pacific s’est vu offrir la possibilité de répondre à la décision provisoire [traduction] « en fournissant de nouvelles informations ou en rectifiant les inexactitudes concernant la violation, les circonstances de la violation, les motifs de la décision provisoire, la SAP et la période d’inadmissibilité (le cas échéant) »
[soulignement omis]. La lettre indiquait plus loin : [traduction] « Les informations fournies doivent être nouvelles et différentes de celles qui ont été présentées au cours de l’inspection »
. Le droit de présenter des observations écrites en réponse à un avis de décision provisoire est prévu à l’article 209.994 du RIPR.
[46] L’avocat de Millennium Pacific a répondu par lettre en date du 19 mars 2021. Plusieurs pièces étaient jointes à cette lettre, dont un courriel de HRO du 17 mars 2021 et des lettres de plusieurs travailleurs étrangers temporaires qui avaient travaillé avec M. Carrillo Perez chez Millennium Pacific. Ces pièces sont décrites plus en détail ci‑après.
[47] En résumé, Millennium Pacific a fait valoir ce qui suit :
M. Carrillo Perez a décidé par lui‑même de retourner chez lui. Il avait le mal du pays et la nourriture canadienne lui causait des maux d’estomac.
Cette affirmation était étayée par un courriel dans lequel HRO décrivait deux conversations entre l’un de ses représentants et M. Carrillo Perez. Lors de la première, M. Carrillo Perez s’était plaint de douleurs à l’estomac et aux reins et avait dit qu’il ne pouvait pas travailler. Il avait déclaré qu’il souffrait de ces malaises avant d’arriver au Canada. Le représentant de HRO lui avait recommandé de prendre quelques jours de congé et de demander de voir un médecin. M. Carrillo Perez avait téléphoné de nouveau, tôt le lendemain matin, et avait dit qu’il voulait retourner au Guatemala le plus tôt possible. Le représentant de HRO avait répondu que l’employeur lui achèterait un billet. Il lui avait demandé s’il présentait des symptômes de la COVID‑19 et il avait répondu que non. Il avait dit qu’on prenait régulièrement sa température et qu’elle était toujours normale. (Le courriel n’indique pas les dates auxquelles ces conversations ont eu lieu. Selon d’autres informations au dossier, dont l’heure et la date d’achat du billet d’avion, ces conversations ont eu lieu, semble-t-il, les 20 et 21 novembre 2021. De plus, le courriel ne nomme pas le représentant de HRO en question, mais vu l’absence d’indication selon laquelle M. Carrillo Perez s’était entretenu avec quelqu’un d’autre, il s’agit sûrement de Walter Ardon.)
L’affirmation était également étayée par des lettres des trois travailleurs étrangers temporaires avec qui M. Carrillo Perez avait partagé un logement chez Millennium Pacific. Les trois ont dit que celui‑ci voulait retourner au Guatemala parce qu’il avait le mal du pays et que la nourriture canadienne lui causait des maux d’estomac.
Elle était également étayée par des lettres du gestionnaire de la maintenance chez Millennium Pacific et d’un autre travailleur étranger temporaire, qui avaient tous deux conduit M. Carrillo Perez à l’aéroport, le 22 novembre 2020.
Elle était également étayée par une lettre d’un autre travailleur étranger temporaire, Edgar David Barrientos Quintanilla, à qui M. Carrillo Perez avait dit qu’il voulait retourner au Guatemala parce qu’il avait le mal du pays et que la nourriture canadienne lui causait des maux d’estomac.
Par ailleurs, M. Carrillo Perez ne présentait aucun symptôme de la COVID‑19 lorsqu’il s’est présenté à l’aéroport, le 22 novembre 2020. Ce fait était étayé par les lettres du gestionnaire de la maintenance et du travailleur étranger temporaire qui l’avaient conduit à l’aéroport. Le gestionnaire de la maintenance a également dit, dans une deuxième lettre, qu’il avait pris la température de M. Carrillo Perez, le 22 novembre 2020, et qu’elle était de 36,5 ⁰C.
L’avocat de l’entreprise a suggéré que Service Canada s’entretienne avec le médecin qui avait parlé à M. Ayllon le 22 novembre 2020, afin d’obtenir confirmation de l’avis donné, à savoir si M. Carrillo Perez pouvait prendre l’avion ou s’il devait plutôt rester au Canada, subir un test de dépistage de la COVID‑19 et être isolé, le cas échéant. (Est jointe aux observations une copie de la lettre de M. Ayllon du 28 janvier 2021. Comme je l’ai déjà mentionné, ce dernier a écrit dans cette lettre que le médecin lui avait dit que M. Carrillo Perez serait soumis à un contrôle des symptômes de la COVID‑19 à l’aéroport et que, s’il n’en présentait aucun, on l’autoriserait à prendre l’avion.)
Millennium Pacific avait les installations nécessaires pour que M. Carrillo Perez puisse s’isoler au besoin s’il avait voulu rester au Canada.
Même si M. Carrillo Perez avait contracté la COVID‑19 à son retour au Guatemala (ce qui est loin d’être clair, vu qu’il n’a pas été testé dans ce pays), cela ne voulait pas dire qu’il était infecté ou qu’il présentait des symptômes pendant qu’il se trouvait encore au Canada.
C.
Le mémoire de décision adressé au sous‑ministre adjoint
[48] Un mémoire de décision a été établi à l’intention du sous‑ministre adjoint afin qu’il approuve la recommandation selon laquelle il y avait lieu de conclure que Millennium Pacific n’avait pas respecté le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR. Ce mémoire de décision expose le contexte de l’affaire, les exigences applicables du RIPR, certaines des informations recueillies au cours de l’inspection, de même que les sanctions recommandées en cas de non‑respect. Ces points ont été largement décrits plus tôt, et il n’est nul besoin de les répéter ici.
[49] Les constatations qui suivent, énoncées dans le mémoire de décision, sont pertinentes en l’espèce :
M. Carrillo Perez a communiqué avec HRO avant de quitter le Canada pour demander un test PCR de dépistage de la COVID‑19. HRO a demandé à l’employeur de lui faire passer un test PCR [traduction]
« mais le TET n’a subi aucun test »
.Les communications pertinentes entre l’employeur (M. Ayllon – appelé ci‑après
« Con »
, son prénom abrégé) et M. Carrillo Perez ont eu lieu par l’entremise de HRO; il n’y a eu aucune communication directe entre l’employeur et M. Carrillo Perez. Plus précisément, [traduction]« le TET a informé de la situation une personne appelée Raviodo, qui en aurait avisé Walter (la personne qui s’occupe de la paperasse relative aux TET au Guatemala a appelé HRO), qui l’aurait dit à Con (le représentant de l’employeur). Selon le TET, Walter aurait dit à Con que le TET présentait des symptômes et qu’il avait besoin d’une aide médicale et d’un test; cependant, Con aurait dit à Walter que le TET n’avait besoin d’aucune aide médicale et qu’on le retournerait plutôt chez lui (au Guatemala) pour qu’il puisse se rétablir ».
C’est M. Ayllon qui a amené M. Carrillo Perez à l’aéroport le 22 novembre 2020.
Pour ce qui est de l’intervention de l’UMHC, le mémoire de décision indique ceci :
[traduction]
Compte tenu des informations disponibles et de la prépondérance des probabilités, nous avons jugé que la version des faits du TET était plus crédible, car nous avons pu valider les renseignements qu’il nous a fournis et les comparer à ceux transmis par l’équipe de la clinique mobile qui s’est occupée de lui, le 22 novembre 2020, avant qu’il soit retourné dans son pays. L’allégation de l’employeur, à savoir qu’il n’était pas au courant des symptômes de la COVID‑19 du TET et que celui-ci avait refusé d’aller chercher de l’aide médicale, n’est pas crédible. L’employeur a pris des risques importants en permettant au TET de retourner chez lui, même s’il présentait des symptômes de la COVID‑19. La justification présentée par l’employeur au titre du paragraphe 203(1.1) du RIPR n'a pas été acceptée.
En réponse à l’avis de décision provisoire, l’avocat de l’employeur [traduction]
« a produit des affidavits de membres du personnel et de divers TET, selon lesquels le TET concerné ne présentait pas de symptômes de la COVID‑19, qu’il s’était plaint de douleurs à l’estomac causées par la nourriture canadienne et qu’il avait demandé de retourner chez lui »
. Le mémoire de décision indique de plus : [traduction]« Après examen, il a été décidé que les déclarations faites par d’autres employés de l’entreprise étaient moins crédibles, car ces employés avaient tout intérêt à défendre la version des faits de l’employeur. En revanche, l’UMHC a été jugée plus crédible, car elle a formulé des recommandations qui étaient au mieux des intérêts de la santé et de la sécurité des Canadiens, sans en tirer d’avantage. »
[50] Le mémoire de décision ne mentionne pas le courriel de HRO, daté du 17 mars 2021, qui a aussi été produit. Son contenu a toutefois été résumé dans un rapport sommaire qui, semble‑t‑il, est annexé au mémoire de décision. Le contenu des lettres d’employés de Millennium Pacific (qualifiées erronément d’affidavits) est également résumé dans le rapport sommaire. Ce dernier explique de manière semblable pourquoi il convenait de conclure que ces informations n’avaient pas d’incidence sur l’issue de l’inspection : [traduction] « L’examen des renseignements produits n’a pas d’incidence sur l’issue de l’inspection, car l’employeur n’a pas suivi les instructions de l’Autorité de santé, soit l’isolement du TET. Les déclarations que des TET ont faites servaient les intérêts de l’employeur. L’Autorité de santé publique est considérée comme crédible, car elle a fait des recommandations qui étaient au mieux des intérêts de la santé et de la sécurité des Canadiens, sans en tirer d’avantage. »
IV.
LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE
[51] La décision a été communiquée à Millennium Pacific par lettre du sous‑ministre adjoint, Direction générale des services de l’intégrité, Service Canada, le 14 mai 2021.
[52] Pour l’essentiel, la lettre de décision indique ce qui suit :
[traduction]
Le 24 mars 2021, une inspection prévue par le PTET a été menée au sujet du respect, par Millennium Pacific Greenhouses Partnership, des conditions qu’imposent aux employeurs les articles 209.3 et 209.4 du RIPR. Dans la présente affaire, lorsque le travailleur étranger temporaire (TET) Lazaro Gildardo Carrillo Perez a manifesté des symptômes de la COVID‑19, plutôt que de lui fournir une chambre à coucher et une salle de bain privées où s’isoler, vous l’avez renvoyé au Guatemala le 22 novembre 2020, malgré les recommandations d’éviter tout voyage faites par le personnel médical qui avait contrôlé l’état de santé du TET ce jour‑là.
Nous vous avons envoyé une lettre de justification datée du 28 janvier 2021, à laquelle vous avez répondu dans une lettre rédigée le même jour. Vous avez expliqué que vous n’étiez pas au courant des symptômes de la COVID‑19 que le TET présentait peut-être et que celui-ci avait demandé de retourner dans son pays. Vous avez de plus expliqué que le TET s’était plaint seulement de douleurs à l’estomac et qu’il avait refusé de se rendre à l’hôpital pour y obtenir des soins médicaux. Cependant, quand nous avons interrogé le TET, celui‑ci a catégoriquement nié la version des faits que vous avez présentée dans votre réponse. Il a soutenu que vous aviez décidé de le renvoyer au Guatemala dans la nuit du 22 novembre 2020, même si le personnel médical de la clinique mobile avait déconseillé de le faire.
En février, Service Canada a communiqué avec l’Umbrella Multicultural Health Co‑op (l’UMHC), qui coordonne les cliniques mobiles dans votre région, afin de savoir ce qui s’était exactement passé le 22 novembre 2020. On nous a informés que vous aviez agi à l’encontre de l’avis du personnel médical en faisant voyager le TET même si on vous avait fortement recommandé d’isoler le TET et de lui faire subir un test. Service Canada est d’avis que cette violation a fait courir un risque, dans une large mesure, à la santé ou à la sécurité du TET et du public, relativement à une maladie transmissible au sens de l’article 2 de la Loi sur la mise en quarantaine. […] La justification que vous avez donnée au titre du paragraphe 203(1.1) du RIPR n’a donc pas été acceptée.
Le 11 mars 2021, un avis de décision provisoire (ADP) a été envoyé à Millennium Pacific Greenhouses Partnership. On y exposait en détail la violation commise et les sanctions imposées à la suite de l’inspection. On y informait également l’employeur que le TET avait catégoriquement nié la version des faits que l’employeur avait fournie en réponse à la lettre de justification, que la DGSI avait vérifié ce qui s’était passé le 22 novembre 2020 auprès de l’UMHC et que celle‑ci avait confirmé que l’employeur avait agi à l’encontre des recommandations du personnel médical. [. . .]
Malgré la réponse de votre représentant tiers en date du 19 mars 2021, il a été conclu que les déclarations faites par vos employés servaient les intérêts de Millennium Pacific Greenhouses Partnership. La version des faits de l’UMHC a été jugée plus crédible : celle‑ci a formulé des recommandations qui étaient au mieux des intérêts de la santé et de la sécurité des Canadiens, car elle n’a aucun intérêt dans l’affaire. En conséquence, les observations écrites que vous avez présentées au titre de l’alinéa 209.994(1)a), n’ont rien changé au fait que vous n’avez pas respecté les conditions prescrites.
[53] La lettre de décision indique ensuite qu’en raison de ce non‑respect des conditions, Millennium Pacific est passible d’une SAP de 100 000 $. De plus, l’entreprise serait exclue de façon permanente du PTET. Enfin, le nom de l’entreprise et les détails relatifs au non‑respect des conditions seraient publiés dans un site Web d’IRCC.
V.
LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[54] Les parties conviennent, tout comme moi, que le fond de la décision doit être contrôlé selon la norme de la décision raisonnable : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10.
[55] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). La cour de révision est tenue de faire preuve de retenue à l’égard de la décision qui possède ces caractéristiques (ibid). Par ailleurs, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux : Vavilov, au para 13.
[56] Pour être raisonnable, la décision « doit être fondée sur un raisonnement à la fois rationnel et logique »
(Vavilov, au para 102). La cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, [. . .] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait »
(ibid, guillemets internes et renvoi omis). La logique interne d’une décision « peut également être remise en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel — comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde »
(Vavilov, au para 104).
[57] Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve que le décideur a prise en compte ou de modifier les conclusions de fait qu’il a tirées, à moins de circonstances exceptionnelles : Vavilov, au para 125. Cela dit, pour être raisonnable, une décision doit se justifier au regard des faits. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte : Vavilov, aux para 125 et 126. De plus, « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise »
(Vavilov, au para 128).
[58] Il incombe au demandeur d’établir que la décision est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit conclure que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100).
VI.
ANALYSE
[59] En bref, la réponse de Millennium Pacific à l’allégation voulant qu’elle n’ait pas respecté le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR est la suivante. M. Carrillo Perez était malheureux au Canada et il voulait retourner chez lui. Aussitôt que cette demande lui a été communiquée, l’entreprise a acheté un billet pour que M. Carrillo Perez puisse prendre l’avion le lendemain. Elle n’a jamais refusé de lui fournir des soins médicaux ou de lui faire subir un test. Même si, de l’avis des préposés de la clinique mobile, M. Carrillo Perez satisfaisait aux critères relatifs à l’administration d’un test de dépistage de la COVID‑19 quand ils l’avaient vu à la fin de l’après‑midi du 22 novembre 2020, il n’avait jamais demandé de subir un test et il voulait juste retourner chez lui. Quel qu’ait pu être l’avis des préposés de la clinique mobile, il n’était pas nécessaire qu’il s’isole dans un logement de l’entreprise parce qu’il allait quitter le pays quelques heures plus tard. De l’avis du médecin de la santé publique qui avait communiqué avec l’entreprise après que celle‑ci eut parlé à un membre du personnel de la clinique mobile, aucune raison médicale n’empêchait M. Carrillo Perez de voyager. La seule chose qui aurait pu l’en empêcher, c’est s’il avait présenté des symptômes de la COVID‑19 à l’aéroport. L’entreprise a confirmé que la température de M. Carrillo Perez était normale avant qu’on le conduise à l’aéroport. Aucun symptôme n’avait dû être décelé à l’aéroport parce qu’on lui avait permis de prendre l’avion. L’entreprise avait fourni rapidement des logements à d’autres travailleurs qui étaient tenus de s’isoler. Si M. Carrillo Perez avait voulu rester plus longtemps au Canada, elle aurait pu rapidement lui fournir un logement dans lequel s’isoler. Cependant, il ne voulait pas rester et l’entreprise ne pouvait assurément pas l’obliger à le faire contre sa volonté.
[60] À mon avis, la décision selon laquelle l’entreprise, sans justification, n’a pas respecté le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR est déraisonnable, et ce, à trois égards importants : 1) la preuve produite par l’entreprise le 19 mars 2021 a été jugée moins crédible parce qu’elle [traduction] « servait ses intérêts »
, 2) le récit fait par HRO de ses interactions avec M. Carrillo Perez n’a pas été pris en considération, et 3) le rôle joué par le médecin de la santé publique dans les événements du 22 novembre 2020 n’a pas été pris en compte. Ces lacunes ne sont pas superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision. Au contraire, elles sont suffisamment capitales et importantes pour rendre la décision dans son ensemble déraisonnable : Vavilov, au para 100.
A.
L’appréciation de la preuve soumise par l’entreprise
[61] Les déclarations d’employés qui ont été produites le 19 mars 2021 étayaient la thèse de l’entreprise selon laquelle M. Carrillo Perez voulait retourner chez lui et que l’entreprise avait répondu à cette demande en achetant pour lui un billet d’avion et en le conduisant ensuite à l’aéroport pour qu’il prenne son vol le lendemain. Le décideur a conclu que les récits des employés étaient moins crédibles parce que [traduction] « les déclarations faites par les employés [de l’entreprise] servaient les intérêts de
Millennium Pacific Greenhouses Partnership
»
. En revanche, le décideur a accordé [traduction] « plus de crédibilité »
aux informations de l’UMHC parce que celle‑ci n’avait aucun [traduction] « intérêt »
dans l’affaire, ce qui va dans le sens de la position adoptée dans le mémoire de décision, à savoir que les déclarations des employés étaient [traduction] « moins crédibles »
parce que ces derniers [traduction] « avaient tout intérêt à défendre la version des faits de l’employeur »
, tandis que l’UMHC n’avait aucun avantage à en tirer.
[62] À mon avis, cette conclusion est déraisonnable à plusieurs égards.
[63] Tout d’abord, le raisonnement du décideur repose sur une présomption infondée, à savoir que simplement à cause d’un lien d’emploi, les employés défendraient la version des faits de l’employeur, qu’elle soit véridique ou non. Le décideur a agi raisonnablement en étant attentif à la vulnérabilité potentielle des travailleurs étrangers temporaires et des autres employés de l’entreprise. Mais rien ne prouve que celle‑ci avait exercé sur eux une forme quelconque d’influence indue. Indépendamment de toute conjecture, rien n’indique que les employés avaient un intérêt quelconque dans l’affaire, à part dire la vérité. Fait important, la simple existence d’un lien de travail n’a pas empêché Service Canada de se fonder sur les entretiens faits avec les employés de l’entreprise pour conclure que celle‑ci respectait les dispositions réglementaires à tous autres égards.
[64] Il était à la fois déraisonnable et injuste pour les travailleurs étrangers temporaires et les autres employés qui avaient fait des déclarations étayant la thèse de l’entreprise que le décideur présume, sans preuve, que parce qu’ils étaient des employés, il ne pouvait pas s’attendre à ce qu’ils disent la vérité à propos de ce qui était arrivé à M. Carrillo Perez. Dans le même ordre d’idées, les informations que l’entreprise a présentées pour sa propre défense ne pouvaient pas être considérées comme moins crédibles pour la simple raison qu’elles [traduction] « servaient les intérêts [de l’entreprise] »
– autrement dit, qu’elles étaient intéressées. À mon avis, il s’agit là du genre de généralisations non fondées qui, prévient l’arrêt Vavilov, peuvent miner la logique interne d’une décision : Vavilov, au para 104.
[65] Deuxièmement, le raisonnement du décideur repose sur une fausse dichotomie entre les récits des employés et celui de l’UMHC. Il y a moins de contradictions entre ces récits que le décideur semble l’avoir pensé, vu que M. Ayllon et l’UMHC s’entendent dans une large mesure sur ce que cette dernière a dit à M. Ayllon après que M. Carrillo Perez eut été évalué. Comme nous le verrons plus loin, M. Ayllon n’a tout simplement pas fait ce que lui recommandait l’UMHC et il a finalement suivi l’avis du médecin de la santé publique. Par ailleurs, les employés de l’entreprise ont parlé de plusieurs autres points pertinents, non abordés dans le récit de l’UMHC. Par exemple, ils ont dit que M. Carrillo Perez était malheureux au Canada et qu’il avait demandé de retourner chez lui. L’UMHC ne parle pas de cette question cruciale dans son récit.
[66] Les rapports qu’a eus l’UMHC avec M. Carrillo Perez ont eu lieu à l’intérieur d’une très courte période le 22 novembre 2020. Par contraste, les travailleurs étrangers temporaires et les autres employés interagissaient avec lui depuis plusieurs semaines et certains avaient même partagé un logement avec lui. Même en présumant, pour les besoins de la discussion, qu’il était raisonnable de la part du décideur de privilégier la version des faits de l’UMHC (une question que j’analyse plus en détail ci‑après), sans autre analyse, le fait d’accorder plus de poids aux renseignements qui figurent dans les notes médicales de l’UMHC ne justifie pas, rationnellement, d’écarter les renseignements émanant des employés de Millennium Pacific qui ne contredisent pas ces informations.
[67] Troisièmement, il était déraisonnable pour le décideur de ne pas tenir compte, dans son analyse des déclarations d’employés qui ont été présentées le 19 mars 2021, du fait que certains de ces mêmes employés avaient transmis des informations pertinentes directement à Service Canada lors d’entretiens antérieurs.
[68] Par exemple, Edgar David Barrientos Quintanilla a fait une déclaration, le 12 mars 2021, selon laquelle M. Carrillo Perez avait le mal du pays et voulait retourner chez lui, au Guatemala. Il a fourni des informations qui concordaient avec cette déclaration lors d’un entretien avec un enquêteur de Service Canada, le 23 décembre 2020. Quand on lui a demandé à cette occasion s’il connaissait d’autres travailleurs (guatémaltèques ou mexicains) qui avaient été [traduction] « retournés chez eux »
par l’employeur, il a répondu : [traduction] « Je connais quelqu’un qui était malade et il a voulu retourner chez lui; ce n’est pas le patron qui l’a retourné. C’est lui qui a pris la décision de retourner chez lui »
. Plus tard au cours de l’entretien, on lui a demandé s’il connaissait des collègues qui avaient été [traduction] « retournés chez eux »
et qui avaient ensuite subi un test de dépistage de la COVID‑19 dont le résultat avait été positif. Il a répondu : [traduction] « Non – aucun des Guatémaltèques n’a été renvoyé chez lui. Seulement la personne qui est partie parce c’était ce qu’elle voulait. Je n’ai pas entendu dire que cette personne avait été déclarée positive à la COVID ».
Il ne fait aucun doute qu’il fait référence à M. Carrillo Perez ou au fait que, à son avis, celui‑ci était retourné chez lui de son plein gré.
[69] Quatrièmement, le décideur n’a pas non plus tenu compte, de manière déraisonnable, du fait que les informations fournies par les employés dans les déclarations de mars 2021 étaient corroborées par des informations émanant d’autres employés que Service Canada avait choisis pour subir un entretien plus tôt dans le cadre de l’inspection, ainsi que par d’autres éléments de preuve présentés par l’entreprise.
[70] Nelson Romeo Ordonez Mejia a été interrogé par Service Canada le 16 décembre 2020. Il faisait partie d’un groupe de travailleurs du Guatemala qui étaient tous arrivés au Canada en même temps. Quand on lui a demandé s’il savait que l’un de ses collègues se sentait malade avant d’arriver au Canada, il a répondu : [traduction] « Non, tous ceux du groupe vont bien. Nous étions 18 quand nous sommes arrivés, tous le même jour. L’un de nous est retourné au Guatemala parce que le travail était trop dur pour lui. Il est reparti il y a une vingtaine de jours. Il s’appelait LAZARO, mais je ne suis pas sûr de son nom de famille »
. Plus tard, l’enquêteur a demandé à M. Ordonez Mejia s’il connaissait des travailleurs (guatémaltèques ou mexicains) que l’employeur avait [traduction] « retournés chez eux »
. Il a répondu : [traduction] « Oui, nous étions 18. L’un d’eux a été retourné au Guatemala et maintenant nous sommes 17. Celui qui avait des problèmes avec le travail. Les Mexicains sont partis parce qu’ils avaient terminé leur contrat »
. Prises dans leur contexte, les réponses de M. Ordonez Mejia laissent croire que [traduction] « retourné chez lui »
ne voulait pas dire [traduction] « retourné chez lui contre son gré »
.
[71] Un autre travailleur étranger temporaire du Guatemala, Oslin Edelberto Perez Sandoval, a été interrogé par Service Canada le 17 décembre 2020. Quand on lui a demandé combien de personnes étaient venues du Guatemala, il a répondu : [traduction] « Nous étions 18 quand nous sommes arrivés, tous le même jour. Il y en a un qui a voulu retourner. Il est parti »
. Il ne fait aucun doute qu’il faisait référence à M. Carrillo Perez.
[72] Il convient de souligner que les entretiens menés avec MM. Ordonez Mejia, Barrientos Quintanilla et Perez Sandoval ont tous eu lieu avant que l’employeur eût été avisé d’un problème particulier au sujet de M. Carrillo Perez. Les trois entretiens corroborent la version des faits de l’entreprise, à savoir que M. Carrillo Perez est retourné au Guatemala de son plein gré; pourtant le décideur n’a pas parlé de cette information.
[73] De plus, Millennium Pacific a fourni une copie du billet d’avion de M. Carrillo Perez. Ce billet a été acheté le 21 novembre 2020 – la veille du jour où M. Carrillo Perez a consulté la clinique mobile de l’UMHC. Le billet a donc été acheté le jour avant celui où quelqu’un a dit que M. Carrillo Perez présentait des signes de la COVID‑19. Il s’agit là d’un élément important qui est susceptible de corroborer la thèse de l’entreprise selon laquelle celle-ci avait tout simplement facilité le retour de M. Carrillo Perez dans son pays, à sa demande, et que ce dernier avait quitté le Canada de son plein gré. Dans les déclarations qu’il a faites à Service Canada, M. Carrillo Perez insinue que l’idée qu’il retourne chez lui a toujours été celle de l’entreprise, et non la sienne. Le billet d’avion tend à démentir son affirmation (que le décideur a manifestement admise), à savoir que l’entreprise [traduction] « a décidé de le retourner au Guatemala dans la nuit du 22 novembre 2020 »
. Malgré l’importance potentielle de cet élément de preuve, le décideur n’en a aucunement tenu compte.
[74] Enfin, d’un point de vue plus général, même si l’on présume, pour les besoins de la discussion, que les intérêts des employés étaient peut‑être alignés d’une certaine façon sur ceux de l’entreprise, il était déraisonnable pour le décideur de considérer que leurs déclarations, pour cette seule raison, étaient moins crédibles.
[75] Dans bien des cas, il est impossible de trouver des témoins entièrement indépendants, tout simplement à cause des circonstances et de la façon dont les événements se déroulent. Souvent, les seuls témoins d’un fait important sont des personnes qui ont un lien préexistant avec une partie à l’instance, comme un membre de la famille, un ami ou un employé. Dans la présente affaire, les trois camarades de chambre de M. Carrillo Perez étaient, par la force des choses, des employés de l’entreprise. Personne d’autre n’aurait pu fournir les informations qu’ils pouvaient communiquer. Dans le même ordre d’idées, étant donné que ce sont des employés de l’entreprise qui ont conduit M. Carrillo Perez à l’aéroport, personne d’autre que ces employés n’aurait pu décrire ce fait dont ils avaient une connaissance directe.
[76] Il ne fait aucun doute que, suivant le bon sens et l’expérience, l’intérêt potentiel d’un témoin dans l’issue d’une instance peut être un facteur à considérer dans l’appréciation du poids à donner au témoignage de cette personne. De même, le propre témoignage d’une partie peut être intéressé, dans le sens évident où ce témoignage favorise les intérêts de cette partie. Néanmoins, notre Cour a jugé nécessaire d’intervenir dans des cas où le décideur avait accordé moins d’importance à un témoignage pour cette seule raison, et ce, sans vraiment tenir compte des autres facteurs susceptibles d’influer sur le poids à y accorder (p. ex., le fait qu’il concorde avec d’autres éléments crédibles, qu’il soit corroboré sur des éléments importants, etc.). Voir Tabatadze c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 24 aux para 4‑7, et les décisions qui y sont citées; voir aussi Aisowieren c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 305 aux para 15‑16, et les décisions qui y sont citées. C’est là exactement l’erreur que le décideur a commise en l’espèce.
[77] Par souci d’exhaustivité, je signale que le mémoire de décision ne contient aucune analyse de cette question.
B.
Omission de prendre en compte les renseignements provenant de HRO
[78] Le décideur a compris que des communications importantes avaient eu lieu entre M. Carrillo Perez et l’entreprise par l’intermédiaire d’un tiers, un représentant de HRO. M. Carrillo Perez a dit que cette personne était Walter Ardon. M. Ayllon a dit à Service Canada, dès le 17 décembre 2020, que cette personne s’était occupée de M. Carrillo Perez. Il a même fourni son numéro de téléphone. Il ne semble pas que Service Canada ait tenté de quelque manière de communiquer avec M. Ardon ou de l’interroger.
[79] Les échanges entre MM. Carrillo Perez, Walter Ardon et Ayllon concernent directement la question cruciale de savoir si M. Carrillo Perez est retourné au Guatemala à sa propre demande, ou si l’entreprise l’a plutôt renvoyé contre son gré. Selon M. Carrillo Perez, lors d’une conversation entre lui‑même, M. Ardon et M. Ayllon, il a demandé des soins médicaux, M. Ayllon a refusé et lui a dit qu’il devait retourner au Guatemala. Pour sa part, M. Ayllon a décrit cet échange de manière très différente. Il a nié que M. Carrillo Perez avait demandé des soins médicaux et qu’on les lui avait refusés. Au contraire, au terme de cet échange, M. Carrillo Perez voulait retourner dans son pays et l’entreprise avait aussitôt accepté de faciliter son départ. Ayant participé à l’échange, HRO était en mesure de fournir sa propre version de ce qui s’était passé.
[80] Elle l’a fait le 17 mars 2021 dans un courriel qui a été inclus dans les observations présentées par l’avocat en réponse à l’avis de décision provisoire. Ce compte rendu des échanges pertinents contredit sur plusieurs points importants ce que M. Carrillo Perez a dit. Contrairement à ce qu’a déclaré M. Carrillo Perez, HRO a corroboré la version de Millennium Pacific, à savoir que M. Carrillo Perez voulait retourner dans son pays et que l’entreprise avait aussitôt accédé à sa demande. Les renseignements contenus dans ce courriel se rapportent directement au caractère raisonnable de la principale conclusion du décideur, à savoir que l’entreprise avait [traduction] « décidé de retourner [M. Carrillo Perez] au Guatemala dans la nuit du 22 novembre 2020, même si le personnel médical de la clinique mobile avait déconseillé de le faire ». Toutefois, il n’en est question nulle part dans la décision.
[81] Il est bien établi que les cours de révision « ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse ou tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale »
(Vavilov, au para 128, (guillemets internes et renvois omis)). Cependant, comme je l’ai mentionné, « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise »
(Vavilov, au para 128).
[82] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur pour dire que le caractère raisonnable de la décision n’est pas entaché par le fait qu’il n’y est aucunement mention d’une discussion, ni même du courriel de HRO. Cet élément de preuve concernait une question cruciale. L’entreprise y avait accordé une grande importance dans sa réponse à l’avis de décision provisoire. Il présentait un certain degré d’indépendance par rapport à l’employeur, un degré d’indépendance qui, d’après le décideur, était absent dans les autres déclarations que Millennium Pacific avait fournies. Même si on peut présumer que le décideur a pris connaissance du courriel, il reste qu’il devait en parler dans sa décision parce que cet élément touchait au cœur même des questions qu’il était appelé à trancher. En bref, le décideur n’a pas tenu compte d’un élément de preuve important qui favorisait la thèse de l’entreprise. La décision manque donc de transparence, d’intelligibilité et de justification. Comme il est souligné dans l’arrêt Vavilov, « l’exercice de tout pouvoir public doit être justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet »
(au para 95). Il incombe au décideur administratif « de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour [sic] lequel il est parvenu à une conclusion donnée »
(Vavilov, au para 96). Comme le décideur n’a pas tenu compte de cet élément de preuve important, on peut se demander s’il était bel et bien réceptif, attentif et sensible à l’affaire qui lui était soumise.
C.
Le rôle du médecin de la santé publique
[83] M. Ayllon a dit qu’il avait parlé avec un préposé de la clinique mobile de l’UMHC et que peu après, un médecin l’avait appelé pour discuter du cas de M. Carrillo Perez. Ce médecin ne lui a pas dit que M. Carrillo Perez devait attendre de subir un test, qu’il devait s’isoler ou qu’il ne devrait pas voyager. Au contraire, selon M. Ayllon, ce médecin lui a dit que M. Carrillo Perez pouvait voyager tant qu’il ne présentait pas de symptômes de la COVID‑19 à l’aéroport. S’appuyant sur cet avis, l’entreprise a accédé à la demande de M. Carrillo Perez de retourner dans son pays et elle l’a conduit à l’aéroport pour le vol prévu.
[84] J’ouvre ici une parenthèse pour dire que, à l’époque, M. Ayllon croyait que le médecin avec lequel il s’était entretenu était superviseur à l’UMHC. Le dossier certifié du tribunal confirme que le médecin était en fait au service de Fraser Health, l’Autorité de santé publique locale. La différence importe peu, car l’entreprise soutient qu’il était raisonnable pour M. Ayllon de suivre l’avis d’un médecin plutôt que celui du préposé de la clinique mobile.
[85] Selon moi, il était déraisonnable que le décideur évalue les actions de Millennium Pacific uniquement sur la foi des renseignements émanant de l’UMHC et qu’il ne tienne pas compte du rôle du médecin de la santé publique et de l’avis que celui‑ci pouvait avoir donné. L’UMHC aurait même dit, après qu’un membre de son personnel ait vu M. Carrillo Perez, qu’un médecin de la santé publique communiquerait avec l’entreprise à son sujet et qu’il serait [traduction] « chargé des prochaines étapes » – notamment, bien sûr, de ce qui allait passer le 22 novembre 2020. Selon M. Ayllon, c’est exactement ce qui s’est passé. Malgré le rôle important que le médecin a joué dans les faits en question, le décideur n’en a tenu compte nulle part dans sa décision. Cette omission ressort également de manière frappante de l’avis de décision provisoire, ainsi que du mémoire de décision établi à l’intention du sous‑ministre adjoint. Que le décideur n'ait pas examiné cette question fait que la décision manque de transparence, d’intelligibilité et de justification.
[86] Le décideur a préféré la version de l’UMHC, quant aux interactions qu’elle avait eues avec l’entreprise à la fin de l’après‑midi du 22 novembre 2020, à la version de l’entreprise quant à ce qui s’était passé. Comme je l’ai déjà mentionné, j’estime que l’analyse qu’a faite le décideur de cette preuve est viciée. Outre les lacunes que j’ai déjà relevées, le décideur a également omis de traiter de l’argument avancé par l’entreprise, à savoir que peu importe ce que l’UMHC avait pu recommander, l’intervention du médecin avait eu plus de poids. Le fait de ne pas avoir pris en compte le rôle du médecin de la santé publique et l’avis donné par ce dernier remet en question non seulement le caractère raisonnable des conclusions du décideur sur ce qui s’était passé le 22 novembre 2020, mais aussi celui de la conclusion ultime selon laquelle les actions de l’entreprise avaient mis en danger la santé et la sécurité de M. Carrillo Perez et du grand public.
VII.
CONCLUSION
[87] En résumé, les éléments de preuve analysés ci‑dessus touchaient à la question qui se situait au cœur même de la présente affaire : M. Carrillo Perez était‑il parti de son plein gré ou l’entreprise l’avait‑elle retourné dans son pays contre son gré et contrairement à un avis médical? Si, comme le soutenait l’entreprise, il était parti de son propre gré (rien ne permet de croire que l’entreprise aurait pu le forcer à rester contre son gré), il n’y aurait aucune raison de conclure qu’elle n’a pas respecté le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi) du RIPR. Il en est ainsi parce que, si M. Carrillo Perez devait quitter le Canada le jour même, il n’avait pas besoin d’un logement où s’isoler. En revanche, si l’entreprise l’avait forcé à partir, alors qu’elle aurait dû l’autoriser à s’isoler, cela pourrait justifier la conclusion qu’elle n’a pas respecté le sous‑alinéa 209.3(1)a)(xi). Le décideur n’était pas tenu de retenir la version des faits de l’entreprise, mais il devait faire une appréciation raisonnable de la preuve que celle‑ci avait présentée à l’appui de sa position. Ce n’est pas ce qui s’est passé.
[88] La demande de contrôle judiciaire doit donc être accueillie. La décision du sous‑ministre adjoint datée du 14 mai 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par un décideur différent.
[89] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3677‑21
LA COUR STATUE :
L’intitulé de la cause est modifié avec effet immédiat de manière à corriger une erreur dans la graphie du nom du demandeur.
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision du sous‑ministre adjoint datée du 14 mai 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision par un décideur différent.
Aucune question de portée générale n’est formulée.
« John Norris »
Juge
Traduction certifiée conforme
Édith Malo
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑3677‑21
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INTITULÉ :
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MILLENNIUM PACIFIC GREENHOUSES PARTNERSHIP c LE MINISTRE DE L’EMPLOI ET
DU DÉVELOPPEMENT SOCIAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 27 OCTOBRE 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE NORRIS
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DATE DES MOTIFS :
|
LE 28 JUIN 2022
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COMPARUTIONS :
Brian Tsuji
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Ashley Gardner
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Brian Tsuji
Tsuji Law Group
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LA DEMANDERESSE
|
Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|