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Date : 20220623


Dossier : IMM‑1818‑21

Référence : 2022 CF 947

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin 2022

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

ABEL OLIFANT

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La SPR a conclu que la demande d’asile était dénuée d’un minimum de fondement.

II. Contexte

[2] Le demandeur est un ressortissant de l’Afrique du Sud qui est arrivé au Canada le 22 février 2019 en passant par les États‑Unis. Il a revendiqué l’asile au Canada en invoquant sa crainte d’être persécuté par les membres du Congrès national africain (l’ANC) en raison de ses opinions politiques et de son appartenance à l’Alliance démocratique et à l’AfriForum. Il affirme avoir été membre de l’ANC avant de s’en détacher et d’aller grossir les rangs de l’Alliance démocratique en 2016, pour finalement devenir un militant et se joindre à l’AfriForum.

[3] Le demandeur est travailleur autonome. Il fait valoir que six hommes affiliés à l’ANC l’ont agressé le 16 juin 2016 au moment où il fermait sa boutique. Il affirme que deux d’entre eux ont été arrêtés le lendemain, avant d’être relâchés le jour suivant. Il n’a pas revu ses assaillants depuis.

[4] Entre‑temps, le demandeur a présenté une demande de visa de résident temporaire au Canada le 31 août 2016 qui a été rejetée en raison de fausses déclarations procédant de documents falsifiés.

[5] Aux dires du demandeur, il a mobilisé des gens dans le but de manifester contre le président sud‑africain le 21 mars 2017. Il soutient que, de ce fait, il a commencé à recevoir des menaces et, qu’en mai 2018, sa boutique a commencé à être attaquée par les membres de l’ANC et du parti Les Noirs d’abord, la terre d’abord (Black First Land First ). Il allègue qu’il a appris le 28 juin 2018 que sa boutique ferait l’objet d’une attaque et il est parti se mettre à l’abri avant qu’elle ne soit assaillie par les membres de l’ANC le 29 juin 2018. Sa famille a ensuite déménagé dans une autre province, soit au Limpopo.

[6] À ce moment‑là, le demandeur a communiqué avec un ami qui vivait au Vietnam et avec une ancienne petite amie qui demeurait aux États‑Unis. Il a réussi à obtenir un visa de visiteur pour ces deux pays. Le 20 août 2018, le demandeur s’est rendu au Limpopo pour être auprès de sa famille. Selon lui, il a vécu là‑bas paisiblement jusqu’à ce que ses liens avec l’AfriForum deviennent connus, ce qui a conduit la famille à déménager à Hermanus, le 27 octobre 2018, en raison du harcèlement.

[7] Puis, selon le demandeur, le 20 novembre 2018, quelques militants turbulents de l’ANC sont venus le chercher dans sa nouvelle demeure et ont maltraité son épouse. Après cet incident, le demandeur a emmené sa famille dans la province du Cap‑Nord, pour vivre chez l’une de ses tantes.

[8] Enfin, le demandeur s’est rendu aux États‑Unis et a emménagé à Indianapolis chez son ancienne petite amie le 16 janvier 2019. Il affirme que celle‑ci l’a agressé parce qu’il a refusé de se séparer de son épouse et de son fils pour elle.

[9] À ce moment‑là, le demandeur s’est rendu au Canada le 22 février 2019 et a revendiqué l’asile.

[10] Sa demande a été instruite le 3 novembre 2020 après plusieurs retards causés par la pandémie de COVID‑19. Le conseil du ministre a participé à l’audience en personne en raison de préoccupations liées à la crédibilité, et le demandeur agissait pour son propre compte.

[11] La SPR a tiré un grand nombre de conclusions défavorables liées à la crédibilité du demandeur et a conclu que divers documents déposés à l’appui de la demande d’asile étaient frauduleux.

III. Question en litige

[12] La question en litige consiste à savoir si la SPR a commis une erreur susceptible de contrôle pour l’un des motifs prévus au paragraphe 18.1(4) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

IV. Norme de contrôle

[13] La norme de contrôle en matière d’équité procédurale est, pour l’essentiel, celle de la décision correcte, bien qu’il ne soit pas parfaitement exact de formuler la chose ainsi. Comme l’a résumé succinctement le juge Little dans la décision Garcia Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 321 :

À l’égard des questions d’équité procédurale, la norme de contrôle est celle de la décision correcte. Plus précisément, qu’il soit question de la norme de contrôle de la décision correcte ou de l’obligation de la Cour de s’assurer que le processus a été équitable sur le plan procédural, le contrôle judiciaire d’une question relative à l’équité procédurale ne laisse aucune marge de manœuvre à la cour de révision ni n’autorise cette dernière à faire preuve de déférence. La question fondamentale demeure celle de savoir si la partie visée connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu une occasion réelle et équitable d’y répondre […] Dans l’arrêt Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, le juge de Montigny a affirmé que « [c]e qui importe, en fin de compte, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non » (au paragraphe 35).

V. Analyse

[14] Je suis d’avis que le droit du demandeur à l’équité procédurale a été bafoué et j’accueillerai donc la présente demande. Le bien‑fondé de la demande d’asile du demandeur est chancelant. Or, l’équité procédurale est un facteur essentiel de notre système juridique, surtout dans les affaires qui touchent des intérêts importants comme ceux qui sont en cause en l’espèce.

[15] Certes, toute affaire qui concerne un plaideur agissant pour son propre compte devant la SPR n’entraînera pas nécessairement un manquement à l’équité procédurale. Il en va de même pour toute décision qui repose sur une conclusion d’absence de minimum de fondement de la demande, les cas de divulgation tardive ou les instances devant la SPR qui donnent lieu à des procédures contentieuses. Or, dans ce cas particulier, l’enchaînement des circonstances inhabituelles et périlleuses qui lui sont propres aboutit à une violation de l’équité procédurale.

[16] Le droit à une audience équitable est fondamental. Cependant, je dois garantir qu’il ne serve pas de bouclier à un demandeur qui a décidé d’agir pour son propre compte et qui regrette son choix au vu du résultat. Bien qu’il ne traite pas d’une question d’immigration — et donc que la nature des intérêts en cause est différente — l’arrêt Wagg c Canada, 2003 CAF 303 est éclairant, comme l’illustrent les propos suivants tenus par le juge Pelletier, au paragraphe 25 :

[…] les plaideurs qui choisissent de se représenter eux‑mêmes doivent accepter les conséquences de leur choix. […] La cour tiendra compte du manque d’expérience et de formation du plaideur, mais ce plaideur doit également comprendre que, dans la décision qu’il a prise de se représenter lui‑même, il y a aussi la volonté d’accepter les conséquences qui peuvent découler de son manque d’expérience ou de formation.

[17] La question des plaideurs qui agissent pour leur propre compte dans les instances d’immigration fait l’objet d’une volumineuse jurisprudence. Il est clair que la Commission ne doit pas agir à titre de conseil pour les personnes dans cette position (Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 201 [Dhaliwal], ni n’a l’obligation d’informer le demandeur d’asile qu’il peut demander l’ajournement de l’audience. La Commission n’est pas non plus tenue « d’instruire » le demandeur d’asile sur tel ou tel point de droit soulevé par sa demande. La Commission a pour mandat d’entendre des arguments, de décider des points de droit, puis de rendre une décision d’une manière équitable (Ngyuen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1001 aux para 17‑18). De plus, la SPR n’a pas l’obligation de fournir à un plaideur qui n’est pas représenté par un avocat la possibilité de fournir les éléments de preuve demandés durant une audience (Balogh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 426 au para 25).

[18] Il est également clair que les demandeurs devant un tribunal comme la SPR ont le droit d’agir pour leur propre compte, mais qu’« on ne peut les avantager du fait qu’ils n’avaient pas d’avocat » (Jacobs c Canada (Citoyenneté et ImmigrationI), 2007 CF 646 au para 7). Toutefois, la SPR a l’obligation positive de vérifier que le demandeur comprenne tant la nature de l’instance que les points saillants de l’audience à venir. Les tribunaux ont manifestement l’obligation positive de voir à ce que les personnes qui agissent pour leur propre compte bénéficient d’une audience équitable — tout comme les autres parties (Dhaliwal).

[19] Cela étant dit, je suis d’avis que le droit du demandeur à l’équité procédurale — son droit à une audience équitable — a été violé dans les circonstances particulières de l’espèce. Compte tenu de la gravité de l’ensemble des circonstances, la SPR se devait, en toute équité, de prendre au moins quelques mesures concrètes pour vérifier que le demandeur comprenait les conséquences d’une conclusion selon laquelle sa demande ne présentait pas un minimum de fondement. Une lecture attentive de la transcription révèle que la Commission n’a posé aucun geste concret pour mettre en exergue la gravité de ce qui allait se produire ou pour informer le demandeur que le conseil du ministre allait l’interroger. Bien que la Commission lui ait demandé s’il avait des questions quant au processus ou aux questions déterminantes, je suis toujours d’avis que ce n’était pas suffisant pour garantir que le demandeur comprenait la nature de l’audience et de ses points saillants compte tenu du fait qu’il était un demandeur inexpérimenté qui agissait pour son propre compte. En effet, vu la présence du représentant du ministre ainsi que sa démarche (qui donne lieu à une procédure beaucoup plus contentieuse que d’habitude, et avec raison, au vu des faits en cause), la question de l’absence de minimum de fondement de la demande et ses répercussions ne sont pas des éléments que le demandeur était nécessairement tenu de connaître. La SPR aurait facilement pu veiller à ce qu’il comprenne bien — une simple question du type « comprenez‑vous ce que ces aspects particuliers de l’audience signifient? », ou alors qu’elle l’informe des enjeux dès le début de l’audience— mais le défaut de le faire constituait, selon moi, une violation de l’équité procédurale.

[20] Comme je l’ai déjà fait remarquer, il s’agit de circonstances très particulières qui n’ont pas vocation à servir de modèle à reproduire dans d’autres affaires de ce genre. Le cumul de plusieurs anomalies a abouti à ce résultat.

[21] Il ne s’agit pas non plus d’une indication quant au bien‑fondé de la demande d’asile du demandeur. À mon avis, la SPR voyait plutôt ce dossier tellement comme « une affaire gagnée d’avance » qu’elle a manqué à son devoir de diligence, et, par conséquent, n’a pas accordé le droit à une audience équitable à quelqu’un qu’elle allait de toute façon débouter de sa demande d’asile.

[22] Il s’agit d’une violation de l’équité procédurale. Par conséquent, j’accueillerai la présente demande.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑1818‑21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1818‑21

 

INTITULÉ :

ABEL OLIFANT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUIN 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Galina Bining

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

STEWART SHARMA HARSANYI

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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