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Date : 20220623


Dossier : IMM‑5508‑20

Référence : 2022 CF 937

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 juin°2022

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

CYRIL CHINEDU UGORJI

RACHAEL OYIZA UGORJI

PRECIOUS CHISOM UGORJI

DIADEM CHISOROM UGORJI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la décision dans laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu qu’ils n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[2] Dans la présente affaire, le demandeur principal est Cyril Chinedu Ugorji. Son épouse, Rachael Oyiza Ugorji (la codemanderesse), de pair avec leurs filles (Precious Chisom Ugorji et Diadem Chisorum Ugorji), ont fondé leurs demandes d’asile sur l’exposé circonstancié du demandeur principal. Les demandes d’asile reposent sur la prétendue crainte que l’épouse et les filles soient forcées de subir une mutilation génitale féminine (MGF) aux mains de la famille élargie du demandeur principal et d’autres villageois.

[3] La SPR a rejeté les demandes d’asile en raison de doutes quant à la crédibilité, et la SAR a confirmé cette conclusion. Les doutes relatifs à la crédibilité ont essentiellement trait à l’omission de certains éléments fondamentaux de l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire de fondement de la demande d’asile (le FFDA) du demandeur principal, de pair avec la nature évolutive de certains des témoignages et les lacunes que présentent les éléments de preuve corroborants.

[4] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision. À l’audience, une question s’est posée au sujet des différentes versions des FFDA qui figuraient dans le dossier. Une directive a été donnée après l’audience, demandant que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) passe en revue ses dossiers et fournisse une version mise à jour du dossier certifié du tribunal (le DCT); après réception de ce document, les parties ont eu la possibilité de formuler d’autres observations. Tous ces éléments ont été pris en considération, comme je l’explique plus en détail ci‑après.

[5] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Le contexte

[6] Les demandeurs sont citoyens du Nigéria. Leurs demandes d’asile reposent sur des problèmes qui ont débuté en mars 2013, lorsque le demandeur principal a amené sa fiancée (la codemanderesse, qui est devenue plus tard son épouse) rencontrer ses parents à Oloroko, le village où il avait grandi. Il a soutenu que le grand‑prêtre en chef du village et quelques aînés leur ont rendu visite et ont demandé si la codemanderesse était circoncise. Quand il a répondu que non, ils ont indiqué qu’elle devait subir cette intervention.

[7] Le demandeur principal soutient que, le soir suivant, le grand‑prêtre en chef et les aînés ont déclaré qu’il fallait que sa fiancée soit initiée à la vie de femme, et qu’ils l’ont amenée et ont commencé à lui faire des incisions sur tout le corps. Le rituel a été interrompu quand son père est intervenu, disant qu’il fallait attendre après le mariage.

[8] Le demandeur principal a déclaré que l’incident suivant est survenu en décembre 2013, lorsqu’il a reçu du grand‑prêtre en chef une lettre lui rappelant qu’il fallait que son épouse soit circoncise. Il a répondu que cela allait devoir attendre car son épouse était enceinte. Il a déclaré qu’après la naissance de leur première fille quelques membres de sa famille et des représentants du village se sont présentés à leur domicile à Lagos pour le féliciter de la naissance et lui rappeler qu’il fallait que sa fille soit elle aussi circoncise. Le demandeur principal s’y est opposé, leur disant qu’il était chrétien, mais ils ont répondu que sa religion importait peu parce que le rituel était une tradition qu’il fallait respecter.

[9] L’exposé circonstancié du demandeur principal indique que son épouse et lui ont pu résister aux villageois et aux membres de la famille jusqu’en novembre 2016, date de la naissance de leur seconde enfant. Il affirme que le grand‑prêtre en chef est entré en contact avec lui, disant qu’il n’accepterait plus d’excuses pour retarder le rituel. La première tentative pour remettre le message a échoué parce que le demandeur principal et sa famille n’étaient pas à la maison, mais quand les villageois sont revenus, une dispute a éclaté et, dit‑il, ils ont essayé d’enlever sa fille. Il soutient qu’au cours de l’échauffourée sa fille aînée a été blessée et qu’il a fallu l’amener à l’hôpital. Il dit avoir signalé cet incident à la police, mais celle‑ci a refusé de s’en mêler parce qu’il s’agissait d’une affaire de famille.

[10] Le demandeur principal dit qu’après cet incident il est parti se cacher et, en octobre 2017, la famille est partie pour les États‑Unis en se servant d’un visa qu’ils avaient obtenu. Ils ont franchi la frontière canadienne à Lacolle (Québec) le 5 mars 2018, et ils ont revendiqué l’asile.

[11] La SPR a rejeté les allégations des demandeurs, concluant que la crédibilité du demandeur principal était minée parce que son témoignage ne concordait pas avec d’importants aspects de son FFDA.

[12] En appel, la SAR a confirmé cette conclusion. Elle a fait droit à la demande du demandeur de déposer de nouveaux éléments de preuve, dont des dossiers médicaux, une évaluation psychiatrique et le rapport d’un radiologiste, parce que certains de ces éléments de preuve dataient d’après l’audience de la SPR, tandis que le reste étayait les rapports médicaux plus récents. Ces éléments de preuve étaient destinés à confirmer l’allégation du demandeur selon laquelle certaines lacunes dans son FFDA étaient imputables à ses problèmes de mémoire et au traumatisme qu’il avait subi, et ils étaient de ce fait pertinents pour ce qui était de la question de la crédibilité. La SAR a conclu que les nouveaux éléments de preuve ne justifiaient pas qu’on accorde la demande d’asile ou qu’on la rejette, et elle s’est donc opposée à la demande d’audience des demandeurs.

[13] Pour ce qui est du fond de l’appel, la SAR a rejeté la contestation, par le demandeur, des conclusions de la SPR quant à la crédibilité. Elle a traité de chacune des conclusions que la SPR avait tirées à propos de la crédibilité du demandeur principal. Premièrement, elle a signalé que son témoignage selon lequel le grand‑prêtre en chef et des aînés avaient emmené sa fiancée pour une séance d’initiation et avaient commencé à lui faire des incisions sur tout le corps n’était pas mentionné dans son FFDA, et que ce témoignage ne concordait pas non plus avec celui de la codemanderesse (elle avait dit qu’on lui avait fait des incisions au milieu de la poitrine). La SAR a rejeté l’explication du demandeur principal, à savoir qu’il avait oublié d’inclure ce fait en raison de ses problèmes de mémoire. Le tribunal a conclu qu’il s’agissait là d’un élément clé de la demande d’asile et, même si le demandeur principal avait modifié plus tôt son FFDA, il avait omis de l’inclure.

[14] La SAR a ensuite pris en compte le témoignage du demandeur principal selon lequel le prochain incident marquant était survenu après la naissance de sa fille en 2017, lorsque le grand‑prêtre lui avait envoyé la lettre exigeant que celle‑ci subisse une MGF. Ce fait a été mis en contraste avec le témoignage du demandeur principal selon lequel, entre 2014 et 2017, sa famille avait reçu de nombreuses menaces parce que son épouse n’avait pas subi une MGF. Là encore, la SAR a rejeté l’explication du demandeur principal, à savoir qu’il avait omis d’inclure ce fait parce qu’il avait été très traumatisé par les faits antérieurs. La SAR a conclu que, si l’on avait répété les menaces, comme l’avait dit le demandeur principal, il était moins probable qu’il les ait oubliées que si elles n’avaient été faites qu’une fois seulement. De plus, le demandeur principal avait, là encore, omis d’inclure ce fait lorsqu’il avait modifié son FFDA, et la SAR a fait remarquer qu’à l’audience son témoignage sur ces menaces avait changé.

[15] En ce qui concerne la preuve documentaire que les demandeurs ont produite, la SAR a conclu que celle‑ci ne dissipait pas ses doutes quant à la crédibilité. Le rapport médical concernant le traitement de la fille n’indiquait pas de quelle façon elle avait subi ses blessures; de plus, la date estampillée sur le rapport de l’hôpital ne correspondait pas à la description du moment où l’agression avait eu lieu, dans la lettre produite par l’avocate du demandeur principal. La SAR a également fait abstraction d’autres éléments de preuve à l’appui, à cause de la similitude du libellé de deux lettres venant de personnes disant avoir été témoins de l’agression. Enfin, elle n’a pas ajouté foi à un rapport de police parce que celui‑ci indiquait que le demandeur principal avait déclaré à la fois le meurtre de ses parents par des membres de la tribu foulani (qui avait eu lieu plusieurs mois plus tôt) et les blessures et la tentative d’enlèvement que sa fille avait subies en septembre 2017. Elle a conclu que le fait d’avoir attendu plusieurs mois avant de signaler la mort de ses parents excédait les limites de la crédulité.

[16] La SAR a conclu qu’étant donné que la preuve documentaire ne dissipait pas les doutes relatifs à la crédibilité, les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve fiables et dignes de confiance pour établir, selon la prépondérance des probabilités, le bien‑fondé de leur demande d’asile. Elle a aussi conclu qu’ils n’étaient pas parvenus à montrer qu’ils avaient la qualité de personnes à protéger au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Leur demande d’asile a été rejetée.

[17] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[18] Deux questions sont soulevées en l’espèce : i) si les demandeurs ont été privés de l’équité procédurale parce que la SAR n’a pas tenu d’audience, et ii) si la SAR a évalué la crédibilité de manière raisonnable. Il y a aussi une question préliminaire à analyser au sujet de la divergence relevée dans le dossier relativement aux versions des FFDA qui ont été soumises à la SAR.

[19] La première question doit être évaluée en fonction de la norme de contrôle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision est tenue d’« examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et [de] déterminer si la décision est fondée sur un raisonnement intrinsèquement cohérent et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes » (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuse des postes, 2019 CSC 67 [Postes Canada], au para 2). Il incombe au demandeur de convaincre la Cour « que la lacune ou la déficience [invoquée] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable ». (Vavilov, au para 100, passage cité avec approbation dans l’arrêt Postes Canada, au para 33).

[20] Les questions d’équité procédurale obligent à suivre une démarche qui ressemble à la norme de contrôle de la décision correcte, dans le cadre de laquelle la cour de révision se demande « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 [Canadien Pacifique]). Comme il a été signalé dans l’arrêt Canadien Pacifique, au paragraphe 56 : « la question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre. »

IV. Une question préliminaire – les FFDA

[21] Comme il a été mentionné plus tôt, les décisions de la SPR et de la SAR reposent sur l’évaluation de la crédibilité du demandeur principal, et les conclusions qu’elles renferment reposent en grande partie sur les divergences relevées entre son témoignage et le contenu de son FFDA modifié. Il s’est posé une question à l’audience parce que la version du FFDA du demandeur qui avait été produite dans le cadre de son dossier comportait un grand nombre des détails manquants, et qu’elle était différente des versions de ce formulaire qui étaient incluses dans le dossier certifié du tribunal (le DCT) présenté par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR).

[22] Le DCT initialement produit comporte une version des FFDA que chaque demandeur a présentés, et la date qui y est estampillée indique que la CISR les a reçus le 10 avril 2018. Il y a aussi des versions des formulaires sur lesquels sont estampillées la mention « FFDA partiel –Partial BOC » et la date du 14 mars 2018. De plus, il y a, pour le demandeur principal, un FFDA « partiel » sur lequel est estampillée la date du 12 mars 2018. Aucune de ces versions n’inclut les détails qui sont donnés dans la version du formulaire sur laquelle est estampillée la date du 14 mars 2018 et qui a été produite dans le cadre du dossier du demandeur.

[23] Il est important de signaler que l’avocate qui représentait les demandeurs dans le cadre de la présente demande ne les a pas représentés devant la SPR ou la SAR, et il ne faudrait donc pas considérer qu’un élément quelconque de l’analyse qui suit met en doute la bonne foi avec laquelle elle a produit ce document dans le cadre du dossier. L’avocat du procureur général n’a pas pris part non plus à l’une ou l’autre des deux instances antérieures.

[24] Lorsque la question relative aux différentes versions des FFDA a été soulevée à l’audience tenue devant la Cour, aucun des deux avocats n’a pu confirmer quelle version du formulaire avait été réellement soumise à la SPR ou à la SAR. Il a été convenu que l’argumentation se poursuivrait et que la Cour transmettrait une directive à la CISR pour qu’elle passe en revue ses dossiers et produise après l’audience une version mise à jour du DCT. Les parties auraient ensuite la possibilité de formuler des observations – de vive voix ou par écrit.

[25] La directive a été transmise, et la CISR a fourni une version mise à jour du DCT le 6 octobre 2021. Ce DCT n’incluait pas la version du FFDA qui avait été produite dans le cadre du dossier du demandeur. Après réception du DCT mis à jour, les deux parties ont formulé des observations écrites.

[26] Les demandeurs soutiennent que, sur la foi du dossier, il est impossible de savoir quelle version du FFDA se trouvait entre les mains de la SPR et de la SAR lorsque celles‑ci ont examiné les allégations, et que le fait de confirmer leurs décisions constituerait donc un déni d’équité procédurale. Cette allégation est renforcée, d’après les demandeurs, par le fait que les prétendues omissions de détails dans les formulaires étaient un aspect essentiel de l’évaluation de la crédibilité.

[27] En revanche, le défendeur soutient que les versions originale et mise à jour du DCT comportent toutes deux plusieurs versions des FFDA, incluant au moins trois exposés circonstanciés partiels, dont deux versions différentes portent la date du 11 décembre 2018. Le défendeur fait remarquer qu’il est mentionné dans la décision de la SPR que les demandeurs avaient soumis des exposés circonstanciés modifiés dans le cadre de leurs FFDA et que les modifications apportées étaient des corrections de dates (décision de la SPR, au para 6). Cela semble correspondre aux formulaires modifiés qui figurent dans les deux versions du DCT, plutôt qu’à la version plus détaillée de l’exposé circonstancié qui était incluse dans le dossier du demandeur – et sur laquelle ne figurent pas de changements de dates manuscrits.

[28] Après avoir examiné de façon assez détaillée les différentes versions des FFDA, je ne suis pas convaincu qu’il y ait eu un déni d’équité procédurale, car je suis d’avis, selon la prépondérance des probabilités, que la version du formulaire incluse dans le dossier du demandeur n’a pas été soumise à la SPR ou à la SAR. Les versions initiale et mise à jour du DCT comportent plusieurs versions des formulaires, dont des changements qui montrent que certaines dates ont été corrigées à la main. Selon le commentaire qu’a fait la SPR au paragraphe 6 de sa décision, il est vraisemblable que seules ces versions étaient celles qu’elle avait en main.

[29] Cette conclusion est renforcée par la grande attention que la SPR et la SAR ont toutes deux accordée aux FFDA. Leurs évaluations de la crédibilité reposaient en grande partie sur les divergences relevées entre les détails figurant dans ces formulaires et le témoignage du demandeur principal. Toutefois, ces détails précis n’apparaissent que dans la version du formulaire qui a été produite dans le cadre du dossier du demandeur. Il est des plus improbables que la SPR et la SAR aient tiré des conclusions aussi défavorables après avoir examiné avec soin les formulaires par rapport au témoignage, si elles avaient eu en main cette version du FFDA.

[30] Compte tenu de tout ce qui précède, il m’est impossible de conclure que les demandeurs se sont vu privés de l’équité procédurale pour cette raison, et je suis d’avis que les versions des FFDA qui sont incluses dans la version initiale et la version mise à jour du DCT sont celles qu’avaient en main la SPR et la SAR.

V. Analyse

A. Les demandeurs n’ont pas été privés d’une autre manière de l’équité procédurale

[31] Les demandeurs prétendent aussi qu’ils ont été privés de l’équité procédurale parce que la SAR a admis de nouvelles preuves médicales et a reconnu que ces dernières avaient une incidence sur la crédibilité du demandeur principal, mais elle n’a pas expliqué de quelle manière elles avaient été prises en compte ni donné la possibilité de clarifier des points quelconques en tenant une audience. Ils sont d’avis que la SAR a agi de façon incohérente en admettant les preuves médicales parce qu’elles étaient pertinentes pour ce qui était de l’explication du demandeur principal au sujet des lacunes relevées dans son témoignage, mais en les privant ensuite d’une audience parce que ces preuves n’auraient pas d’incidence sur l’issue.

[32] Les demandeurs soulignent que la crédibilité se situait au cœur de la décision de la SAR et qu’on aurait dû, selon eux, leur donner la possibilité de prendre part à une audience de façon à ce que la SAR puisse évaluer le témoignage du demandeur principal à la lumière des nouvelles preuves médicales.

[33] Le défendeur fait valoir que les demandeurs interprètent mal la conclusion qu’a tirée la SAR sur les nouvelles preuves. Ils disent que la SAR a admis les preuves parce qu’elles étaient nouvelles et pertinentes et qu’elle a ensuite appliqué le critère requis, lequel est énoncé au paragraphe 110(6) de la LIPR. Ce critère exige qu’on évalue la nécessité de tenir une audience parce que les nouveaux éléments de preuve étaient suffisamment importants à l’égard d’aspects clés de la demande d’asile pour donner peut‑être lieu à une issue différente. La SAR a appliqué le critère aux nouvelles preuves et a conclu qu’une audience n’était pas nécessaire. Selon le défendeur, il s’agissait là d’une procédure équitable dans les circonstances.

[34] Il y a trois facteurs importants qui guident l’analyse de cette question. Premièrement, la question qui m’est soumise consiste à savoir si la procédure était équitable; la décision de la SAR quant au fait de savoir s’il y avait lieu de tenir une audience doit être guidée par le cadre législatif mais, en définitive, l’évaluation globale qu’il me faut faire consiste à savoir si les demandeurs ont été traités équitablement ou pas.

[35] Deuxièmement, cette analyse doit prendre en compte le contexte de la décision et, en particulier, le fait que la SAR procède de façon générale sur la base de prétentions écrites et du dossier dont disposait la SPR. Une audience est l’exception, d’après le cadre législatif qu’a confirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 [Singh].

[36] Troisièmement, il importe de mettre précisément l’accent sur ce que la SAR a décidé au sujet des nouvelles preuves, car cela fixe le cadre dans lequel elle avait à évaluer si une audience était nécessaire. Sur ce point, la SAR a tout d’abord signalé que la demande de dépôt de nouvelles preuves des demandeurs concernait les preuves médicales qui expliquaient censément les problèmes psychologiques et de mémoire. La SAR a ensuite appliqué les facteurs relatifs à l’admission de nouveaux éléments de preuve, lesquels sont énoncés au paragraphe 110(4) de la LIPR, de même que ceux confirmés par l’arrêt Singh.

[37] Après avoir appliqué ces critères, la SAR a admis les nouvelles preuves parce que, de deux choses l’une, ou les documents dataient d’après la décision de la SPR, ou on n’aurait pas pu s’attendre raisonnablement à ce que les demandeurs les présentent plus tôt. La SAR a admis les dossiers médicaux et une évaluation psychiatrique datant d’avril 2019, de même que le rapport d’un radiologiste et des ordonnances datant d’octobre 2018. Elle a également jugé que ces « documents [étaient] crédibles et concern[aient] l’état psychologique de l’appelant principal qui est pertinent en l’espèce » (décision de la SAR, au para 8).

[38] Le demandeur principal a été victime d’un accident d’automobile en juin 2018, et les rapports médicaux se rapportent à ce fait. Le rapport du radiologiste d’octobre 2018 fournit des informations contextuelles et de base au sujet des preuves médicales plus récentes, et la SAR a signalé que, d’après le radiologiste, la fracture par compression subie par le demandeur principal était vraisemblablement liée à l’accident d’automobile. L’évaluation psychiatrique datée du 4 avril 2019 indique que « l’appelant principal a déclaré que, depuis l’accident de voiture survenu en juin 2018, il avait des problèmes de mémoire et de concentration » (décision de la SAR, au para 11). Le rapport indiquait que le demandeur principal avait dit avoir subi de multiples facteurs de stress psychologique, dont le stress familial concernant sa famille au Nigéria, le stress lié au processus de demande d’asile et le stress lié à ses blessures. La SAR signale que le rapport du psychiatre comportait un diagnostic concernant l’état du demandeur principal, et aussi que le médecin « pouvait exclure le syndrome de stress post‑traumatique ». Des médicaments ont été prescrits, et le demandeur principal a été aiguillé vers d’autres services de soutien en santé mentale pour qu’il obtienne des services de counseling.

[39] La SAR a ensuite examiné si l’admission des nouvelles preuves justifiait la tenue d’une audience, ainsi qu’elle était tenue de le faire en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. Elle a conclu que ces preuves à elles seules, même si elles émanaient de tiers médicaux indépendants et crédibles, ne justifieraient pas que l’on accorde la demande d’asile ou qu’on la rejette, selon le cas, et qu’une audience n’était donc pas nécessaire.

[40] Les demandeurs soutiennent que cette conclusion les a privés de l’équité procédurale parce que les nouvelles preuves médicales étaient pertinentes pour la crédibilité du demandeur principal, ce qui avait été la question déterminante tant pour la SPR que pour la SAR. Ils allèguent que le défaut de la SAR d’autoriser le demandeur principal à témoigner a empêché de saisir pleinement l’incidence de son traumatisme antérieur sur sa capacité psychologique.

[41] Il m’est impossible de conclure que la procédure qu’a suivie la SAR s’est révélée inéquitable pour les demandeurs. La SAR a appliqué les critères juridiques appropriés, et même si la manière d’interpréter la déclaration du psychiatre sur le syndrome de stress post‑traumatique soulève quelques questions, les demandeurs ne sont pas parvenus à atteindre le seuil élevé qui régit le fait de savoir si la SAR se doit de tenir une audience.

[42] Les demandeurs connaissaient parfaitement les points auxquels ils devaient répondre et, en particulier, ils savaient que leur appel dépendrait de leur capacité à mettre en doute les conclusions de la SPR au sujet de la crédibilité. Les preuves médicales avaient pour but de renforcer cet aspect de leur appel, mais les demandeurs auraient été au fait de deux éléments clés de ces preuves. Premièrement, l’important rapport du médecin indiquait que le demandeur principal avait déclaré que ses problèmes de mémoire avaient commencé après l’accident d’automobile. Et, deuxièmement, ce rapport indiquait, sous la rubrique [TRADUCTION]°« Impression », que le demandeur principal avait subi un seul épisode modéré ou sévère de dépression majeure (après l’accident d’automobile), mais il indiquait aussi qu’on pouvait « exclure le syndrome de stress post‑traumatique » (SSPT). Il y a dans la note clinique d’autres indications qui donnent à penser que le médecin se demandait si le demandeur principal souffrait du SSPT, mais aucun diagnostic définitif n’est posé. Dans le même ordre d’idées, les demandeurs auraient également su que le DCT ne comportait pas d’autres rapports médicaux ultérieurs concernant un traitement de suivi quelconque (le rapport du psychiatre signale que la clinique n’assure pas un tel suivi pour les patients).

[43] La manière dont la SAR a interprété les preuves émanant du rapport est raisonnable, vu la teneur du rapport lui‑même et l’absence de toute information médicale ultérieure. Le rapport contient deux énoncés importants : i) le demandeur principal a déclaré au médecin que ses problèmes de mémoire avaient commencé après l’accident d’automobile et ii) le médecin avait l’impression que le SSPT avait été écarté. Il incombait aux demandeurs d’établir que ce rapport était inexact, ou incomplet, et de montrer que les divergences entre les FFDA et le témoignage du demandeur principal étaient liées à ce diagnostic. Ils ne se sont pas acquittés de ce fardeau et, cela étant, la manière dont la SAR a traité ces nouvelles preuves et ses raisons pour ne pas tenir une audience sont raisonnables, au regard des preuves dont elle disposait.

[44] Si le demandeur principal s’est mal exprimé et si ses pertes de mémoire dataient en fait d’avant l’accident d’automobile, il lui fallait produire d’autres éléments de preuve à l’appui; sans cela, la SAR n’avait pas d’autre choix que d’admettre les commentaires écrits dans le rapport du médecin à propos de ce qu’il avait dit sur ce point. Dans le même ordre d’idées, si les demandeurs croient que le médecin n’avait pas l’intention d’écarter le SSPT, mais disait plutôt qu’il était nécessaire de faire d’autres examens pour en arriver à un diagnostic définitif, là encore, il leur incombait de produire une telle preuve. Comme cela n’a pas eu lieu, la SAR n’a pas agi de manière déraisonnable en interprétant le rapport comme elle l’a fait.

[45] Il est vrai que le rapport du psychiatre indique que le demandeur principal a déclaré qu’il avait été témoin du meurtre de ses parents au Nigéria et que [TRADUCTION]°« à cause de ces incidents traumatisants, il a commencé à avoir des cauchemars et des souvenirs envahissants […] Il a dit ressentir une peur constante à cause de ces expériences » (traduit tel que reproduit dans la version anglaise). Cependant, la SAR n’a pas fait abstraction de ces indications. Elle les a mentionnées dans son analyse sur le fond des demandes d’asile, et il n’était pas déraisonnable de sa part de ne pas y avoir fait référence au moment d’examiner s’il y avait lieu de tenir une audience ou non, vu qu’elle était clairement au courant de la preuve du demandeur principal quant à l’effet que ces incidents avaient eu sur son bien‑être psychologique. Même s’ils avaient été inclus dans l’analyse de la SAR concernant la tenue – ou pas – d’une audience, et combinés aux autres preuves nouvelles, ces incidents n’auraient pas mené à une issue différente.

[46] La décision de la SAR selon laquelle il n’était pas nécessaire de tenir une audience, une décision qui reposait sur les conclusions qu’elle avait tirées sur ces points, est à la fois raisonnable et correcte, compte tenu de l’ensemble des éléments de preuve et des critères prévus par la loi qui ont guidé son analyse. Rien ne permet de conclure que la décision de la SAR a privé les demandeurs de l’équité procédurale.

B. La SAR a évalué la crédibilité de manière raisonnable

[47] Les demandeurs font valoir que les préoccupations de la SAR à l’égard de lacunes ou de divergences mineures, qui sont explicables, ont éclipsé le fond même de leur demande d’asile : que la codemanderesse et les filles d’âge mineur s’exposent à un risque de MGF au Nigéria. Ils soutiennent que le défaut de la SAR d’examiner les preuves médicales concernant les problèmes de mémoire du demandeur principal, de pair avec celui d’accorder l’importance voulue à l’effet persistant d’avoir été témoin du meurtre de ses parents, font que l’évaluation de la crédibilité est déraisonnable. Ils ajoutent que la SAR s’est attachée à des incohérences de peu d’importance dans la preuve plutôt que d’apprécier la totalité de la preuve d’une manière globale, et qu’elle n’a donc pas été en mesure de bien saisir l’essentiel de leurs demandes.

[48] Les demandeurs présentent trois exemples clés à l’appui de cet argument. Premièrement, ils font valoir que, même s’il y avait quelques différences entre le témoignage du demandeur principal et celui de la codemanderesse au sujet de la nature des incisions faites sur son corps, il est indubitable que cet incident prouve de manière concrète qu’elle s’expose à un risque de MGF au Nigéria. Ils soutiennent que la SAR n’a pas saisi ce point essentiel.

[49] Deuxièmement, les demandeurs sont d’avis que la SAR a mis exagérément l’accent sur les divergences entre le témoignage du demandeur principal et le FFDA. Ils reconnaissent que le formulaire a été modifié avant l’audience mais, estiment‑ils, la SAR aurait dû tenir compte de la difficulté qu’avait eue le demandeur principal à relater des incidents très traumatisants, et le fait qu’il se soit rappelé ultérieurement certains détails ne devrait pas nuire à l’évaluation de son récit dans son ensemble.

[50] Finalement, les demandeurs affirment que la conclusion défavorable quant à la crédibilité, qui se rapporte aux preuves médicales concernant les blessures de la fille, de même que les autres éléments de preuve corroborants, est déraisonnable. Ils soutiennent qu’il y a de nombreuses raisons pour lesquelles le rapport du médecin ne mentionne peut‑être pas pourquoi elle a été agressée, ou par qui, mais il ne s’agit pas d’une raison pour amoindrir leur crédibilité. De la même façon, le fait que certains des documents corroborants contenaient des éléments semblables n’est pas un motif raisonnable pour leur accorder moins d’importance, et la SAR n’a pas expliqué pourquoi elle a jugé qu’ils étaient faux.

[51] Les demandeurs sont d’avis qu’en raison de l’effet cumulatif de ces lacunes la décision de la SAR est déraisonnable.

[52] Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs sur ce point. La SAR a droit à un degré de déférence considérable pour ce qui est de son évaluation de la crédibilité (voir, par exemple : Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 42; Tsigehana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 426 au para 34) et, en l’espèce, son raisonnement est clair et fondé sur la preuve. C’est tout ce que requiert un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable.

[53] Il n’est nul besoin de relater toutes les différences qu’il y a entre les détails donnés dans le témoignage du demandeur principal et le récit plus général qui est exposé dans le FFDA modifié; elles sont décrites dans les paragraphes qui précèdent. La SAR a examiné avec soin les divergences, et elle a examiné et rejeté l’explication donnée par le demandeur principal pour les lacunes. L’analyse de la SAR sur cette question est amplement étayée par la jurisprudence relative aux évaluations de la crédibilité ainsi que par le dossier. La SAR a fait remarquer de manière raisonnable que les FFDA avaient été modifiés avant les audiences, mais que les détails importants à propos desquels le demandeur principal a témoigné – des détails qui touchaient au cœur même des demandes d’asile des demandeurs – n’ont jamais été ajoutés. Les demandeurs font valoir qu’il s’agissait simplement d’une manifestation du traumatisme que le demandeur principal avait subi, mais la SAR a examiné et rejeté cet argument, et il n’incombe pas à une cour de révision d’évaluer après coup cette évaluation.

[54] Pour ce qui est de la manière dont la SAR a traité le rapport médical concernant les blessures de la fille, je suis d’accord avec le défendeur que l’argument qu’invoquent les demandeurs déforme cet aspect de la décision de la SAR. Cette dernière a conclu que le rapport médical contredisait d’autres éléments de preuve que les demandeurs avaient fournis sur l’incident, et son analyse est étayée par la preuve. Le rapport médical et l’affidavit de l’avocat traitent tous deux des blessures de la fille, mais ils font état de dates différentes pour ces faits. Il s’agit là d’une raison pertinente et rationnelle pour mettre en doute la crédibilité du récit des demandeurs au sujet de cet incident.

[55] Dans le même ordre d’idées, la SAR a fait abstraction d’autres éléments de preuve corroborants en raison de la similitude de la teneur des affidavits et du fait que ceux‑ci ont été souscrits au même moment. Un autre décideur aurait pu arriver à une conclusion différente sur ce point, mais cela ne rend pas déraisonnable l’évaluation de la SAR et, en tout état de cause, ces constatations étaient accessoires aux conclusions principales de la SAR sur la crédibilité des demandeurs. Même si l’on annulait la conclusion de la SAR sur cette preuve, le reste de l’analyse confirmerait sa décision.

[56] Pour tous les motifs qui précèdent, je conclus que la SAR a évalué la crédibilité de manière raisonnable, compte tenu surtout du degré de retenue que l’on accorde à de telles décisions. La SAR a examiné avec soin la totalité de la preuve, et les conclusions qu’elle a tirées sont clairement expliquées et étayées par la preuve. C’est ce que requiert un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable, et je suis d’avis que les lacunes de la décision, s’il y en a, ne sont pas assez déterminantes pour justifier l’annulation de la conclusion à laquelle la SAR est arrivée.

VI. Conclusion

[57] En résumé, je conclus que la version détaillée du FFDA ne figurait pas dans le dossier qu’avait en main la SPR ou la SAR, à en juger par une évaluation des éléments de preuve présents dans le dossier du demandeur, dont le DCT supplémentaire qu’a fourni la CISR. Selon la prépondérance des probabilités, la version plus détaillée et complète du FFDA inclus dans le dossier du demandeur n’a pas été soumise à la SPR ou à la SAR.

[58] Pour ce qui est du fond de l’argumentation des demandeurs, je conclus que ceux‑ci n’ont pas été privés de l’équité procédurale lorsque la SAR a admis les nouvelles preuves médicales mais a refusé de tenir une audience, et les conclusions que la SAR a tirées quant à la crédibilité sont raisonnables, au vu de la preuve qui figure dans le dossier.

[59] Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

[60] Il reste un dernier point à signaler. Il est vrai que le dossier documentaire comporte une preuve abondante au sujet du risque de MGF auquel s’exposent encore, malheureusement, les femmes et les filles au Nigéria, mais ce fait, en soi, n’étaye pas une demande d’asile. Se fondant sur la preuve dont elle disposait, la SAR a conclu que la codemanderesse et les filles n’avaient pas établi qu’elles s’exposaient à un risque de la part de la famille du demandeur principal ou des membres de son village natal. Il n’y a aucune raison de modifier cette conclusion, et donc aucun motif pour confirmer leur prétention.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑5508‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5508‑20

INTITULÉ :

CYRIL CHINEDU UGORJI, RACHAEL OYIZA, UGORJI, PRECIOUS CHISOM UGORJI, DIADEM CHISOROM UGORJI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE XX JUIN 2020

COMPARUTIONS :

Lindsey K. Weppler

 

POUR LE DEMANDEUR

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lindsay K. Weppler

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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