Date : 20220624
Dossier : T‑143‑22
Référence : 2022 CF 951
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 24 juin 2022
En présence de madame la juge Furlanetto
ENTRE :
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JUDY SJOGREN
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demanderesse
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 10 janvier 2022 [la décision contestée] par une agente de l’Agence du revenu du Canada [l’ARC] responsable de la conformité en matière de prestations [l’agente] en ce qui concerne l’admissibilité de la demanderesse à la Prestation canadienne de la relance économique [la PCRE] au titre de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12, art 2 [la Loi]. L’agente a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment de documents pour répondre au critère du revenu permettant d’obtenir la PCRE.
[2] Comme je l’explique plus loin, j’estime que les motifs de l’agente ne reposent pas sur une analyse logique et que, par conséquent, la décision contestée est déraisonnable. La décision contestée devrait être renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. La demande supplémentaire de Prestation canadienne de maladie pour la relance économique [la PCMRE] de la demanderesse ne m’a pas dûment été présentée et est donc rejetée.
[3] L’autre demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse à l’égard d’autres décisions relatives à son admissibilité à des prestations d’invalidité est rejetée par application de l’article 302 des Règles des Cours fédérales et parce qu’elle est théorique, qu’elle ne relève pas de la compétence de la Cour ou qu’elle constitue un abus de procédure.
[4] Par conséquent, la demande est accueillie en partie seulement.
I.
Le contexte
[5] La demanderesse, Judy Sjogren, est une ancienne employée d’un hôpital. Elle affirme qu’elle travaille actuellement à son compte en vendant ses œuvres d’art.
[6] Elle a demandé des prestations d’invalidité après une blessure à la colonne vertébrale en 2009. Sa demande a été rejetée au premier niveau d’examen, puis une fois de plus lors d’un nouvel examen de la demande. Son appel devant la division générale du Tribunal de la sécurité sociale [le TSS] a été rejeté en 2017. Sa demande de permission d’en appeler devant la division d’appel [la DA] du TSS a été accueillie (2017 TSSDASR 599 [la décision relative à la demande de permission d’en appeler]), mais son appel a au bout du compte été rejeté par la DA (2018 TSS 586 [la décision rendue par la DA du TSS]). Mme Sjogren a demandé le contrôle judiciaire de cette décision à la Cour d’appel fédérale [la CAF], qui a rejeté la demande dans l’arrêt Sjogren c Canada (Procureur général), 2019 CAF 157 [Sjogren]. Je désignerai collectivement ci‑dessous ces décisions par le nom « décisions relatives à la demande de prestations d’invalidité »
.
[7] En 2021, Mme Sjogren a demandé la PCRE pour les périodes de deux semaines comprises entre le 14 février et le 23 octobre 2021. Elle a reçu la PCRE pour sept périodes de deux semaines comprises entre le 14 février et le 5 juin 2021, mais elle ne l’a pas reçue pour les périodes de deux semaines supplémentaires comprises entre le 6 juin et le 23 octobre 2021.
[8] En juin 2021, l’ARC a entrepris la validation de l’admissibilité de Mme Sjogren à la PCRE. Le 25 juin 2021, Mme Sjogren a fourni une lettre, son avis de cotisation de 2020 émis par l’ARC, ainsi que des reçus écrits à la main pour la vente d’œuvres d’art afin de prouver qu’elle était admissible à la PCRE.
[9] Le 28 juillet 2021, un premier agent a rendu sa décision et a conclu que Mme Sjogren n’était pas admissible à la PCRE parce qu’elle ne respectait pas le critère du revenu minimal requis [la décision initiale].
[10] Mme Sjogren a demandé que la décision initiale soit soumise à un examen indépendant par un deuxième agent, comme le permet la Loi. Le 10 janvier 2022, l’agente qui a effectué la deuxième validation a conclu que Mme Sjogren n’était pas admissible à la PCRE parce qu’elle ne respectait pas le critère du revenu minimal requis. Dans ses notes, l’agente a ainsi expliqué son rejet de la demande :
[traduction]
La contribuable a présenté des factures écrites à la main et des photos de ses œuvres d’art comme preuve de ses revenus. Cette preuve est insuffisante. Conformément aux instructions, les contribuables doivent avoir des relevés bancaires qui correspondent aux factures pour justifier les revenus qu’ils déclarent. L’absence de relevés bancaires et d’antécédents de travail indépendant dans le dossier rend la contribuable inadmissible. Elle affirme être payée uniquement en espèces et ne pas déposer ses revenus dans son compte bancaire. Je n’ai demandé ni ces relevés bancaires ni ceux des 12 mois qui ont précédé sa demande parce qu’elle a déclaré que ses revenus n’étaient jamais déposés dans son compte et qu’elle payait toujours les biens de première nécessité en argent comptant. Sans relevés bancaires, nous ne sommes pas en mesure de savoir si ces revenus ont été gagnés ni quand ils l’ont été. Dans le présent dossier, aucun autre document que des relevés bancaires correspondants ne serait suffisant.
II.
Les questions en litige et la norme de contrôle
[11] La présente demande soulève deux questions :
La décision de la deuxième agente était‑elle raisonnable?
La Cour devrait‑elle tenir compte des décisions relatives à la demande de prestations d’invalidité?
[12] La décision d’un agent sur l’admissibilité à la PCRE est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 [Aryan] au para 16; Walker c Canada (Procureur général), 2022 CF 381 [Walker] aux para 13 et 15. Aucune des situations qui permettent de réfuter la présomption relative à l’application de la norme de la décision raisonnable à l’égard des décisions administratives ne trouve application en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16‑17.
[13] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
: Vavilov, aux para 85‑86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle possède les caractéristiques de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité : Vavilov, aux para 85, 91‑95, 99‑100.
III.
Analyse
A.
La décision de la deuxième agente était‑elle raisonnable?
[14] La PCRE est une prestation créée en 2020 par le gouvernement fédéral pour fournir un soutien au revenu aux personnes admissibles en réponse à la pandémie de COVID‑19.
[15] Au titre du paragraphe 3(1) de la Loi, une personne pouvait demander la PCRE pour toute période de deux semaines comprise dans la période commençant le 27 septembre 2020 et se terminant le 23 octobre 2021. Si une personne présentait une demande de PCRE en 2021, elle y était admissible si son revenu total — provenant de sources comme un travail exécuté pour son compte ou de prestations payées au titre de la Loi sur l’assurance‑emploi, LC 1996, c 23 — s’élevait à au moins 5 000 $ pour 2019 ou pour 2020 ou au cours de la période de 12 mois précédant la date à laquelle elle a présenté sa demande [le critère du revenu], et si elle répondait à d’autres critères.
[16] Selon l’article 6 de la Loi, un demandeur doit fournir au ministre tous les renseignements requis relativement à sa demande de PCRE. Comme la Cour l’a souligné dans la décision Aryan, ces renseignements comprennent tout document à l’appui du critère du revenu.
[17] La demanderesse fait valoir qu’elle a soumis suffisamment de documents pour prouver qu’elle répondait au critère du revenu. Elle affirme qu’elle est aussi admissible à la PCMRE.
[18] Le défendeur fait valoir que l’agente a raisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à démontrer qu’elle remplissait le critère du revenu eu égard aux documents fournis. Il affirme que la demanderesse n’a déposé aucune preuve montrant qu’elle a demandé la PCMRE ou tout autre avantage connexe et que, par conséquent, cette demande subsidiaire ne devrait pas être prise en considération.
[19] Le document intitulé « Confirmation de l’admissibilité à la Prestation canadienne de la relance économique (PCRE), et à la Prestation canadienne de la relance économique pour proches aidants (PCREPA), et à la Prestation canadienne de maladie pour la relance économique (PCMRE) »
[les lignes directrices sur la PCRE] définit la procédure utilisée par les agents de l’ARC pour déterminer l’admissibilité d’un demandeur à la PCRE, y compris les renseignements considérés comme acceptables pour appuyer une demande.
[20] Dans les lignes directrices sur la PCRE, il est indiqué que les éléments suivants sont acceptables pour prouver le revenu d’un travail indépendant :
● Factures pour les services rendus, pour des particuliers qui sont des travailleurs indépendants ou des sous‑traitants. Par exemple, une facture des travaux de peinture d’une maison ou de l’entretien ménager, etc. Doit inclure la date du service, qui a reçu le service, et le nom du demandeur ou de l’entreprise.
● Document attestant la réception du paiement pour le service offert, p. ex., un relevé de compte ou un acte de vente indiquant un paiement et le reste du solde dû.
● Les documents justificatifs indiquant qu’un revenu est gagné dans l’exercice d’une activité « professionnelle ou de l’entreprise » à titre de propriétaire unique, d’entrepreneur indépendant, ou sous la forme d’un partenariat.
● Contrats.
● Liste des dépenses appuyant le résultat net de revenus.
[● Une preuve de publicité.]
● Tout autre document justificatif qui pourra appuyer le revenu de 5 000 $ à titre de revenu d’un travail indépendant.
[21] À l’appui de sa demande visant à obtenir une deuxième évaluation de son admissibilité à la PCRE, la demanderesse a fourni une lettre de son avocat dans laquelle il était indiqué qu’elle avait touché des revenus de 5 225 $ d’un travail exécuté pour son propre compte en 2020. Ces revenus provenaient aux dires de l’avocat de la vente d’œuvres d’art. À la lettre étaient joints des reçus écrits à la main pour la vente des œuvres d’art ainsi que des imprimés sur lesquels figuraient les œuvres d’art en vente sur sa page de média social. Sur les reçus étaient inscrits le mois et l’année du paiement, le nom et l’adresse de l’acheteur (par ville et province), l’œuvre d’art achetée, le montant du paiement et la mention selon laquelle le paiement avait été fait en espèces. Le total des montants inscrits sur les reçus s’élevait à 5 525 $. Des dépenses de 300 $ y étaient aussi inscrites. La demanderesse a ensuite fourni deux affidavits qu’elle avait déposés dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire de la décision initiale qui était alors en instance et qui a été abandonnée par la suite. Elle a notamment joint à l’un de ses affidavits son avis de cotisation de 2020, l’affidavit d’un ami qui lui avait acheté des œuvres d’art et quelques relevés bancaires de 2021 destinés à montrer qu’elle n’avait reçu aucune prestation d’invalidité.
[22] Le défendeur a présenté un élément de preuve montrant que l’agente avait conclu que la demanderesse était inadmissible à la PCRE. Dans son affidavit et les notes correspondantes du rapport sur la deuxième révision, l’agente a pris en compte les documents présentés par la demanderesse, mais elle a indiqué qu’ils n’étaient pas suffisants pour prouver qu’elle avait bien touché le revenu qu’elle a déclaré avoir reçu pour un travail exécuté pour son compte. L’agente a déclaré que, [traduction] « [c]onformément aux instructions, les contribuables doivent avoir des relevés bancaires qui correspondent aux factures pour justifier les revenus qu’ils déclarent »
. Elle a ajouté que [traduction] « [l]’absence de relevés bancaires et d’antécédents de travail pour son compte dans le dossier rend la contribuable inadmissible »
. L’agente a reconnu que la demanderesse avait affirmé avoir été payée uniquement en espèces et avoir utilisé son revenu pour des produits de première nécessité plutôt que de déposer ses gains dans son compte bancaire. L’agente a expliqué qu’elle n’avait pas demandé de relevés bancaires à la demanderesse pour cette raison. Cependant, elle a déclaré que [traduction] « [s]ans relevés bancaires, nous ne sommes pas en mesure de voir si ces revenus ont été gagnés ni quand ils l’ont été. Dans le présent dossier, aucun autre document que des relevés bancaires correspondants ne serait suffisant. »
[23] La seule référence dans les lignes directrices sur la PCRE à l’obligation de fournir des relevés bancaires concerne la preuve d’un revenu provenant d’un emploi, mais la demanderesse n’a pas déclaré un tel revenu. Comme je l’ai déjà souligné, il est indiqué dans les lignes directrices sur la PCRE que des documents prouvant à la fois que les services rendus ont été facturés et que le paiement pour les services offerts a été reçu doivent être présentés pour prouver que la personne a bien travaillé pour son compte. Selon les lignes directrices, un demandeur n’est pas tenu de déposer ses gains dans un compte bancaire pour être admissible à la PCRE.
[24] La Cour a commenté la nature des documents qui permettent de répondre au critère du revenu dans les décisions Aryan et Walker.
[25] Dans la décision Aryan, la Cour a estimé que des relevés bancaires et un avis de cotisation étaient insuffisants pour prouver le revenu de la demanderesse parce qu’il n’était pas clairement indiqué dans les documents que les services avaient été payés. On ne retrouvait sur les factures ni la description des services fournis, ni les noms des clients qui avaient reçu ces services, ni les dates auxquelles ces services avaient été reçus. Il n’y était pas non plus indiqué si la demanderesse avait bel et bien fourni les services en question ni si elle avait été payée pour le faire. Comme l’a indiqué la Cour aux paragraphes 35 et 43 de la décision Aryan :
[35] Aucun élément de preuve n’appuie l’argument de la demanderesse selon lequel l’agente était tenue d’accepter sa cotisation d’impôt sur le revenu de 2020 comme seule et unique preuve faisant foi de son revenu. Bien que les cotisations d’impôt sur le revenu soient des documents permettant de fournir à l’ARC des renseignements sur le revenu en ce qui concerne l’admissibilité à la PCRE, ils ne « prouvent » pas que la demanderesse a réellement gagné le revenu indiqué dans sa déclaration de revenu ni que son revenu provenait d’une source admissible avant le 27 septembre 2020, en application des sous‑alinéas 3(1)d)(i) à 3(1)d)(v) de la LPCRE.
[…]
[43] En conclusion, je suis convaincue que l’agente a raisonnablement demandé des documents supplémentaires à la demanderesse, conformément aux directives énoncées dans les lignes directrices sur la PCRE, et que la demanderesse était tenue de fournir ces documents en application de l’article 6 de la LPCRE. La demanderesse n’a pas fourni les documents requis (factures, reçus, etc.) ni aucun autre document prouvant qu’elle répondait aux critères d’admissibilité à la PCRE. Elle s’est appuyée uniquement sur sa cotisation d’impôt sur le revenu de 2020, qui a été produite à partir des revenus d’un travail indépendant qu’elle a elle‑même déclarés, sur des relevés bancaires pour la période s’échelonnant de novembre 2020 au 6 mai 2021, qui, selon l’agente, n’indiquaient pas clairement les paiements pour des services et ne confirmaient pas la source du revenu déclaré en 2020 — conclusion que la demanderesse ne conteste pas —, ainsi que sur son inscription au programme d’assurance‑emploi. La demanderesse n’a fourni aucun document qui aurait permis de connaître les noms des clients auxquels elle a fourni des services, de préciser les dates auxquelles ces services ont été fournis et de décrire ces services, de préciser le taux horaire qu’elle a facturé pour ses services, de donner des renseignements sur la tenue de documents se rapportant à la prestation de ces services, le montant des paiements pour ces services et les modes de paiement, ou tout autre document démontrant qu’elle a réellement offert les services en question et a été rémunérée en contrepartie. […]
[26] Dans l’affaire Walker, la demanderesse avait présenté deux factures et deux reçus pour des paiements en espèces pour prouver qu’elle était admissible à la PCRE. Dans ses notes, l’agente avait indiqué qu’il n’y avait pas sur les documents fournis des renseignements exhaustifs sur le client. Elle avait ajouté qu’une recherche plus poussée avait démontré que la demanderesse n’avait touché aucun revenu pour 2019 et que son entreprise était fermée. La demanderesse avait été informée que des relevés bancaires sur lesquels figuraient son nom et le mois étaient nécessaires, en plus d’autres documents. L’agente avait conclu, après avoir exprimé des doutes concernant l’admissibilité de cette dernière et les documents fournis, que la demanderesse n’était pas admissible à la PCRE.
[27] Le défendeur affirme que la présente affaire soulève les mêmes doutes. En l’espèce, la demanderesse n’a présenté qu’une partie de la transaction et n’a pas prouvé qu’elle avait bel et bien reçu de l’argent pour la vente de ses œuvres. Le défendeur affirme qu’il était raisonnable pour l’agente de conclure qu’il n’y avait pas suffisamment de renseignements pour prouver le revenu d’un travail indépendant, notamment parce que la demanderesse n’avait pas d’antécédents de travailleuse indépendante pour la période de 2013 à 2019.
[28] Cependant, ce qui me pose problème avec cet argument, c’est que les notes de la deuxième agente ne démontrent pas que ses conclusions sont fondées sur une analyse logique. L’agente a seulement affirmé que des relevés bancaires étaient requis [traduction] « [c]onformément aux instructions »
alors que pareille exigence ne figure pas dans les lignes directrices sur la PCRE. L’agente a indiqué que les documents fournis (qu’elle désigne à tort comme des factures et non des reçus) étaient insuffisants parce que des relevés bancaires n’avaient pas été fournis. Il est cependant manifeste que la demanderesse n’a jamais été informée que ses relevés bancaires étaient nécessaires. Au contraire, les notes révèlent que l’agente avait compris que la demanderesse affirmait avoir reçu un paiement en espèces et que l’argent n’avait pas été déposé à la banque. L’agente a expressément fait valoir que des relevés bancaires n’avaient pas été demandés à la demanderesse avant d’ajouter que seuls des relevés bancaires permettraient de prouver que le paiement a été reçu. Elle a conclu que l’absence de tels relevés bancaires portait un coup fatal à l’évaluation de l’admissibilité de la demanderesse à la PCRE.
[29] L’imposition d’une obligation de fournir des relevés bancaires empêche effectivement la demanderesse d’obtenir la PCRE si elle ne dépose pas l’argent reçu à la banque. En outre, une telle obligation ne semble pas reconnaître les divers renseignements qui pourraient être fournis pour prouver le revenu selon les lignes directrices sur la PCRE.
[30] Bien que l’agente ait pu conclure que les éléments de preuve fournis par la demanderesse étaient insuffisants, ses motifs n’étayent pas suffisamment cette conclusion à mon avis. Comme l’a affirmé la Cour suprême du Canada au paragraphe 96 de l’arrêt Vavilov :
[96] Lorsque, même s’ils sont interprétés en tenant compte du contexte institutionnel et à la lumière du dossier, les motifs fournis par l’organisme administratif pour justifier sa décision comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il ne convient habituellement pas que la cour de révision élabore ses propres motifs pour appuyer la décision administrative. Même si le résultat de la décision pourrait sembler raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat : Delta Air Lines, par. 26‑28. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée. Cela reviendrait également à adopter une méthode de contrôle selon la norme de la décision raisonnable qui serait axée uniquement sur le résultat de la décision, à l’exclusion de la justification de cette décision. Dans la mesure où des arrêts comme Newfoundland Nurses et Alberta Teachers ont été compris comme appuyant une telle conception, cette compréhension est erronée.
[31] Contrairement à l’affaire Walker, il n’y a pas en l’espèce d’explication quant à la raison pour laquelle des relevés bancaires étaient expressément nécessaires pour prouver le paiement des services, et rien n’indique qu’il manque d’autres détails d’identification dans les renseignements fournis ou que des insuffisances ont été constatées.
[32] À mon avis, les motifs ne permettent pas d’établir la justification de la décision et, à ce titre, la décision est déraisonnable et l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision.
[33] Je souligne que la demanderesse a demandé que je rende une décision imposée et que je conclus qu’elle est admissible à la PCRE. Cependant, je ne considère pas qu’il soit approprié de rendre une décision imposée dans les circonstances.
[34] En règle générale, si une décision est annulée, l’affaire doit être renvoyée au décideur pour nouvel examen. Comme je ne suis pas en mesure de conclure qu’un agent conclurait inévitablement que la demanderesse était admissible à la PCRE, il n’y a en l’espèce aucune circonstance exceptionnelle qui justifierait une dérogation à ce principe : Vavilov, aux para 141‑142.
[35] En outre, je conviens avec le défendeur que la demanderesse n’a produit aucun élément de preuve montrant qu’elle a demandé la PCMRE ou toute autre prestation de relance connexe. Il n’y a aucune raison de faire droit à sa demande pour que la Cour ordonne qu’on lui verse la PCMRE.
B.
La Cour devrait‑elle tenir compte des décisions relatives à la demande de prestations d’invalidité?
[36] Autre aspect de la réparation demandée, la demanderesse fait valoir que la Cour devrait contrôler les décisions relatives à la demande de prestations d’invalidité pour deux motifs. Premièrement, elle fait valoir que, s’il est établi qu’elle n’a pas été en mesure de gagner plus de 5 000 $ en 2019, en 2020 ou au cours des 12 mois qui ont précédé sa première demande de PCRE, il faut conclure qu’elle était incapable de gagner un revenu et que, par conséquent, elle aurait dû recevoir des prestations d’invalidité. Deuxièmement, elle affirme que la DA du TSS et la CAF ont ignoré la preuve lorsqu’elles ont conclu qu’elle n’était pas invalide au sens du Régime de pensions du Canada, LRC 1985, c C‑8.
[37] Le défendeur fait valoir que les décisions relatives à la demande de prestations d’invalidité ne devraient pas être contrôlées par la Cour. Il affirme que les questions concernant la décision relative à la demande de permission d’en appeler sont théoriques et que la Cour n’a pas compétence pour contrôler la décision rendue par la DA du TSS. Autrement, le principe de la chose jugée s’appliquerait et un contrôle par la Cour de l’arrêt Sjogren constituerait un abus de procédure. Je souscris à chacun de ces arguments, comme je l’explique plus loin.
[38] En outre, je souligne que le contrôle de ces décisions supplémentaires irait à l’encontre de l’article 302 des Règles des Cours fédérales, qui porte que :
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[39] S’il est vrai que des exceptions à cette règle peuvent s’appliquer lorsque les décisions sont étroitement liées et découlent du même ensemble de faits, ce n’est pas le cas en l’espèce. Les décisions relatives à la demande de prestations d’invalidité sont distinctes de la décision contestée et de la décision sur l’admissibilité à la PCRE. Les décisions ont été rendues par des décideurs différents et sont assujetties à des exigences statutaires distinctes. Il n’y a aucun point commun qui justifierait qu’on tienne compte de ces décisions dans le cadre de la même demande de contrôle judiciaire.
[40] De plus, comme le défendeur l’a fait valoir, les décisions relatives à la demande de prestations d’invalidité ne peuvent pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire pour les motifs fondamentaux suivants.
(1)
La décision relative à la demande de permission d’en appeler
[41] La doctrine relative au caractère théorique est bien établie : une affaire est théorique lorsque la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire, sauf s’il existe une bonne raison de l’entendre en dépit de son caractère théorique : Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski] à la p 353.
[42] Pour juger si les demandes sont théoriques, la Cour doit appliquer un critère à deux volets. Elle doit d’abord chercher à savoir s’il reste un litige actuel. S’il ne reste pas de litige actuel, il incombe ensuite à la partie qui souhaite que l’affaire soit entendue de justifier, pour le deuxième volet du critère, pourquoi la Cour devrait tout de même exercer son pouvoir discrétionnaire d’entendre l’affaire. Dans le cadre du deuxième volet du critère, la Cour tiendra compte de facteurs comme i) le débat contradictoire; ii) l’économie des ressources; et iii) le rôle de la Cour : Borowski, aux p 358, 360 et 362; Saskatchewan (Ministre de l’agriculture, de l’alimentation et de la revitalisation rurale) c Canada (Procureur général), 2005 CF 1027 aux para 25‑29.
[43] Étant donné que la demande de permission d’en appeler de la demanderesse a été accueillie et que la décision de la division générale du TSS a été contrôlée par la DA du TSS, il ne reste plus de litige actuel en ce qui concerne la question de la demande de permission d’en appeler et le premier volet du critère du caractère théorique a été respecté. Rien dans le deuxième volet du critère ne permet à la Cour d’entendre le litige puisqu’il n’y a plus de débat contradictoire relatif à la demande de permission d’en appeler. En outre, il n’est pas dans l’intérêt de l’économie des ressources judiciaire de procéder au contrôle d’une décision définitive. Ce n’est pas non plus le rôle de la Cour de le faire. Je n’ai aucune raison d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de procéder au contrôle de la décision relative à la demande de permission d’en appeler.
(2)
La décision rendue par la DA du TSS et l’arrêt Sjogren
[44] Je conviens également avec le défendeur que la Cour n’a pas compétence pour contrôler la décision rendue par la DA du TSS. L’alinéa 28(1)g) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 confère à la CAF la compétence pour connaître les demandes de contrôle judiciaire visant les décisions de la DA du TSS.
[45] Selon le paragraphe 28(3) de la Loi sur les Cours fédérales, « [l]a Cour fédérale ne peut être saisie des questions qui relèvent de la [CAF] »
. Ainsi, le paragraphe 28(3) interdit à la Cour de procéder au contrôle judiciaire de la décision de la DA du TSS.
[46] En outre, la CAF a déjà procédé au contrôle de la décision de la DA du TSS dans l’arrêt Sjogren. Un autre contrôle judiciaire de la même décision — sur laquelle la CAF s’est définitivement prononcée dans l’arrêt Sjogren — serait prescrit selon le principe de l’autorité de la chose jugée, connu sous le nom de préclusion découlant d’une question déjà tranchée. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée vise à protéger le caractère définitif des litiges en empêchant la remise en cause pour les mêmes parties de questions déjà tranchées lors d’une instance antérieure : Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44 aux para 24‑25; Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19 aux para 88‑93.
[47] Une ordonnance rendue par une cour compétente est valide, concluante et a force exécutoire, à moins d’être infirmée en appel ou légalement annulée : Toronto (Ville) c S.C.F.P., section locale 79, 2003 CSC 63 au para 33. La Cour n’est pas un organe d’appel pour la Cour d’appel, et la demanderesse ne peut pas chercher à infirmer l’arrêt Sjogren par l’intermédiaire d’un contrôle par la Cour.
[48] La demande de contrôle judiciaire des décisions relatives à la demande de prestations d’invalidité est donc rejetée.
IV.
Conclusion
[49] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie en partie, et la décision relative à l’admissibilité à la PCRE est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
[50] Chacune des parties ayant partiellement obtenu gain de cause, je n’adjugerai aucuns dépens.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑143‑22
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie, et la décision du 10 janvier 2022 de l’agente responsable de la conformité en matière de prestations en ce qui concerne la Prestation canadienne de la relance économique est annulée et renvoyée à un autre agent responsable de la conformité en matière de prestations pour nouvelle décision.
Le reste de la demande est rejeté.
Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Angela Furlanetto »
Juge
Traduction certifiée conforme
Karine Lambert
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑143‑22
|
INTITULÉ :
|
JUDY SJOGREN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 16 juin 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE FURLANETTO
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 24 juin 2022
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COMPARUTIONS :
Judy Sjogren
|
LA DEMANDERESSE
(POUR SON PROPRE COMPTE)
|
Melissa Nicolls
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Saskatoon (Saskatchewan)
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Pour le défendeur
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