Date : 20220614
Dossier : IMM-6106-19
Référence : 2022 CF 883
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 14 juin 2022
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE :
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JINHAO GUO, QINGQUAN MI ET XIAO MI
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demandeurs
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ET
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Les demandeurs, Mme Guo, son mari et leur enfant mineur, forment une famille. Le mari de Mme Guo et l’enfant mineur sont tous deux inscrits comme personnes à charge dans la demande d’immigration de Mme Guo qui fait l’objet du présent contrôle. Mme Guo a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des travailleurs autonomes. Sa demande a été rejetée par une agente d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] à Hong Kong (l’agente) le 26 septembre 2019. Mme Guo conteste ce rejet dans la présente demande de contrôle judiciaire.
[2] Mme Guo a formulé deux principaux arguments qui concernent l’équité procédurale du processus. D’abord, Mme Guo a soutenu que l’entrevue avait été menée d’une manière inéquitable parce qu’elle n’avait pas eu suffisamment l’occasion de répondre aux préoccupations de l’agente. Deuxièmement, Mme Guo a affirmé que l’agente avait rendu sa décision sur la foi d’un dossier incomplet, puisqu’un certain nombre des documents qu’elle a déposés n’ont pas été versés au dossier certifié du tribunal (DCT) produit par IRCC aux fins du présent contrôle judiciaire.
[3] Je suis d’accord avec Mme Guo pour dire que la décision a été prise sur la foi d’un dossier incomplet. Je suis convaincue que les documents qui n’ont pas été versés au DCT auraient pu avoir une incidence sur la décision de l’agente et que, par conséquent, l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen. Puisque cette question est déterminante quant à l’issue du contrôle judiciaire, j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner la question relative à l’équité procédurale soulevée par Mme Guo.
[4] Pour les motifs énoncés ci-après, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Contexte
[5] Mme Guo et les membres de sa famille, qui sont les demandeurs dans le présent contrôle judiciaire, sont des citoyens de la Chine. En 2018, Mme Guo a présenté une demande de résidence permanente au titre de la catégorie des travailleurs autonomes (art 100 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]).
[6] Dans une lettre du bureau d’IRCC à Hong Kong, datée du 1er mars 2019, l’agente a demandé à Mme Guo de fournir d’autres documents dans un délai de 30 jours. En plus d’autres pièces d’identité et de formulaires à jour, l’agente lui a demandé de présenter des documents établissant qu’elle avait l’expérience utile et qu’elle avait l’intention et était en mesure de créer son propre emploi au Canada et de contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées au Canada.
[7] L’agente a avisé Mme Guo que ces documents devaient être envoyés par la poste, et non par courriel, et qu’ils devaient être en anglais ou en français, ou être accompagnés d’une traduction certifiée. Mme Guo a fourni à l’agente une liasse de documents en date du 19 mars 2019.
[8] Environ trois mois plus tard, Mme Guo a reçu un avis l’informant qu’elle était convoquée à une entrevue au bureau des visas de Hong Kong en septembre 2019. L’avis indiquait que Mme Guo devrait, au cours de cette entrevue, être prête à démontrer qu’elle se conformait aux critères de sélection applicables à la catégorie des travailleurs autonomes, notamment qu’elle avait l’expérience utile et qu’elle avait l’intention et était en mesure de créer son propre emploi au Canada et de contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées au Canada. L’avis informait également Mme Guo que ses compétences en anglais ou en français seraient évaluées dans le cadre de sa demande.
[9] Mme Guo s’est présentée à l’entrevue avec un interprète. Elle n’était pas accompagnée de son représentant. Le lendemain de l’entrevue, l’agente a rejeté la demande au motif que Mme Guo ne satisfaisait pas aux exigences de la catégorie des travailleurs autonomes énoncées au paragraphe 88(1) du RIPR. L’agente a conclu que, selon elle, Mme Guo n’avait pas établi qu’elle avait l’expérience utile et qu’elle avait l’intention et était en mesure de créer son propre emploi au Canada et de contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées au Canada. Pour arriver à cette conclusion, l’agente a fait plusieurs constatations, notamment :
Mme Guo n’a pas fait d’études ou de formation en design graphique ou en arts graphiques;
Mme Guo n’a pas été en mesure de décrire ses expériences de travail et a donné des détails insuffisants à propos des projets qu’elle aurait réalisés au cours des dernières années en tant que graphiste travaillant à son compte;
Il n’a pas été possible de trouver l’entreprise de Mme Guo,
« Landlady Creative Design Museum »
, dans le domaine public au moyen de Google ou de Baidu;Mme Guo n’a pas été en mesure de justifier les revenus qu’elle avait tirés de ses contrats de graphiste autonome en Chine à l’aide des relevés bancaires fournis;
Mme Guo n’a pas été en mesure de démontrer qu’elle avait fait des recherches concrètes sur la faisabilité, la viabilité et la mise en œuvre de son plan d’affaires;
Mme Guo maîtrisait très peu l’anglais.
A.
Questions préliminaires
[10] Les deux parties ont soulevé des préoccupations au sujet des affidavits déposés en l’espèce.
[11] L’avocate du défendeur a soutenu, au stade du mémoire additionnel, que la Cour ne devrait pas prendre en considération la déclaration de Mme Guo déposée à l’étape de l’autorisation puisqu’elle avait été fournie en tant que pièce jointe à l’affidavit d’un adjoint juridique. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’examiner cette question. Comme je l’ai mentionné précédemment, ma décision repose essentiellement sur la question du dossier incomplet, qui a été traitée de façon exhaustive dans le deuxième affidavit de Mme Guo déposé seul, et non en tant que pièce jointe à un autre affidavit.
[12] L’avocat de Mme Guo s’est également opposé à l’affidavit déposé par l’agente qui a rendu la décision. Cette dernière a déposé un affidavit de dix pages à l’étape de l’autorisation. L’avocat de Mme Guo a contesté certaines des déclarations qu’il contient et qui, selon lui, contrediraient les notes de l’agente qui font partie des motifs de sa décision, ou viendraient en réalité justifier sa décision après le fait et constitueraient de nouveaux éléments de preuve. Par conséquent, la Cour ne devrait pas les prendre en considération.
[13] À mon avis, le défendeur ne s’appuie sur aucune de ces déclarations dans son argument en réponse aux allégations d’iniquité procédurale formulées par Mme Guo, et cette question n’est donc pas pertinente puisque, de toute manière, je ne tiendrai pas compte de ces déclarations dans ma décision. J’ai soulevé ce point à l’audience. L’avocate du défendeur a continué de soutenir qu’il n’y avait rien d’irrégulier dans ces déclarations et que la Cour devrait les prendre en considération.
[14] Compte tenu de la position du défendeur, je tiens à souligner que je ne suis pas d’accord avec ce point de vue. Plusieurs des déclarations contenues dans l’affidavit, qui expliquent comment l’agente est parvenue à sa décision, ne se trouvent pas dans les motifs de sa décision ou dans les notes sur lesquelles celle‑ci repose. À mon avis, on ne saurait demander à la Cour de tenir compte de ces déclarations alors qu’elles ne répondent pas aux questions d’équité procédurale soulevées, mais étoffent plutôt les explications données par l’agente quant à la façon dont elle est parvenue à sa décision (Edw. Leahy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 227 au para 145; Dukuzeyezu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1017 aux para 10 et 11; Shahzad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 999 aux para 19-22 [Shahzad]). La Cour a conclu que « [l]es décideurs sont tenus d’exposer et de divulguer les fondements complets de leur décision dans la décision elle-même, au moment de la décision; on ne saurait leur permettre de pallier les lacunes au dossier ou de compléter les motifs de leur décision (Semijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 41) »
(Shahzad, au para 22).
[15] Selon le défendeur, l’agente ne faisait qu’étoffer les explications qui se trouvaient déjà dans le dossier, si bien que si la question était déjà soulevée, il était normal pour l’agente de poursuivre son raisonnement dans son affidavit afin de préciser le contexte de sa décision. Je ne suis pas d’accord. Par exemple, l’agente a indiqué dans son affidavit que, pour conclure que la famille ne serait pas autosuffisante, elle avait pris en compte le fait que le mari de Mme Guo était au chômage depuis 2019. L’agente n’a pas mentionné dans ses motifs qu’elle s’était fondée sur le statut de chômeur du mari de Mme Guo pour prendre sa décision. Rien ne permet à la Cour de prendre en considération cette déclaration de l’agente déposée environ neuf mois après que celle‑ci eut rendu sa décision. Encore une fois, comme je l’ai dit, ma décision n’est aucunement fondée sur cette question, mais il ne faudrait pas encourager la pratique consistant à déposer de nouveaux éléments de preuve sur le raisonnement suivi par l’agent pour prendre sa décision.
III.
Questions en litige et norme de contrôle applicable
[16] Les questions soulevées par Mme Guo sont de nature procédurale et ne portent pas sur le fond de la décision. Les deux parties conviennent que la présomption générale d’application de la norme de contrôle de la décision raisonnable ne s’applique pas en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23, 77). La question à laquelle je dois répondre est de savoir si la procédure était équitable au regard des circonstances de l’espèce (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).
IV.
Analyse
[17] Mme Guo a soutenu que l’agente avait rendu sa décision sur la foi d’un dossier incomplet. Elle a fait remarquer qu’un certain nombre de documents, y compris des relevés bancaires de 2014 à 2019, des lettres de recommandation, son relevé de notes, des contrats d’emploi et des échantillons de son travail de graphiste, avaient été fournis à l’agente, mais ne se trouvaient pas dans le DCT. La Cour a conclu qu’une décision rendue sur la foi d’un dossier incomplet peut constituer un manquement à l’équité procédurale puisqu’une partie n’a pas eu la possibilité d’être entendue (Vulevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 872 au para 6; Togtokh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 581 aux para 13-23 [Togtokh]).
[18] Le défendeur a soutenu que Mme Guo n’avait pas démontré que les documents qui n’étaient pas dans le DCT avaient, en fait, été dûment fournis à l’agente. Selon lui, l’ancien représentant de Mme Guo avait transmis ces documents sur une clé USB, et non sur support papier, comme l’avait demandé l’agente. Mme Guo a déclaré dans son affidavit que les documents avaient été fournis sur une clé USB ainsi que sur support papier, ce qui concorde avec la lettre d’accompagnement du 20 mars 2019 dans laquelle l’ancien représentant de Mme Guo dresse la liste des documents sur support papier qui étaient joints à la demande. Cette lettre se trouve dans le DCT. D’autres documents que Mme Guo a déclaré avoir fournis au moment de son entrevue, comme son relevé de notes, ne se trouvent pas non plus dans le DCT.
[19] Comme je l’ai mentionné précédemment, l’agente a déposé un affidavit en l’espèce, dans lequel elle déclare qu’elle a examiné l’allégation de Mme Guo selon laquelle le dossier est incomplet. L’agente ne parle pas de cette allégation dans son affidavit. Elle ne dit pas si les documents qui auraient été produits sur support papier et qui ne se trouvent pas dans le DCT lui ont bel et bien été fournis. Comme je l’ai mentionné, Mme Guo n’a pas non plus été contre‑interrogée au sujet de son affidavit.
[20] Je note également, comme l’a souligné l’avocat de Mme Guo, que le DCT n’est, de façon générale, pas bien organisé : certains documents ne sont pas dans le bon ordre. Bien que ce facteur ne soit pas pertinent en soi, je le mentionne parce qu’il vient confirmer la thèse selon laquelle le dossier est lacunaire.
[21] Dans ces circonstances, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que les documents que Mme Guo prétend avoir fournis à l’agente lui ont bien été fournis, mais n’ont pas été versés au DCT. Je ne crois pas que la Cour soit ici saisie d’une affaire où les demandeurs auraient fait une « simple affirmation »
, à savoir qu’un document aurait été fourni (El Dor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1406 au para 32). J’estime que la version des événements de Mme Guo est étayée par le dossier. De plus, comme l’a fait remarquer la Cour dans la décision Parveen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 660, « c’est le défendeur qui est maître du dossier présenté à la Cour. Ainsi, tout différend qui survient à cause de lacunes dans le dossier devrait, en général, être interprété contre le défendeur plutôt qu’en sa faveur »
(au para 9; Togtokh, au para 18).
[22] Le défendeur a également soutenu qu’un certain nombre de documents qui, selon Mme Guo, avaient été déposés, mais qui ne se trouvaient pas dans le DCT, n’étaient pas accompagnés d’une traduction certifiée conforme, tel qu’exigé. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’examiner cette question étant donné que d’autres documents pertinents, non versés au DCT, étaient accompagnés d’une traduction certifiée. Cependant, je tiens à souligner que la décision d’accepter un document sans traduction française ou anglaise certifiée est une décision qui revient à l’agent. Dans un cas comme en l’espèce où le document en question est un exemple de conception graphique destinée à une publicité, l’agent pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire et tenir compte du document même si les termes publicitaires qui y figurent ne sont pas traduits.
[23] Enfin, le défendeur soutient que les autres documents n’étaient pas pertinents pour la décision de l’agente. Je ne suis pas d’accord. Par exemple, les lettres de recommandation auraient pu être pertinentes et avoir une incidence sur la conclusion de l’agente selon laquelle Mme Guo ne possédait pas l’expérience requise. Le défendeur fait valoir que les relevés bancaires antérieurs étaient peu pertinents parce que des relevés bancaires plus récents figuraient au DCT. Étant donné que l’agente a conclu que Mme Guo n’était pas en mesure de justifier son revenu en tant que graphiste autonome, je suis d’avis que ces relevés bancaires de 2014 à 2019 auraient pu aider à résoudre ce problème. J’estime également que le relevé de notes de Mme Guo aurait pu permettre de répondre à la préoccupation de l’agente, qui estimait que Mme Guo n’avait pas étudié en conception graphique. Le relevé de notes indique que Mme Guo a écrit sa thèse sur la [traduction]« planification des moyens publicitaires et combinaison des applications »
. Ce document aurait pu appuyer la déclaration contenue dans le plan d’affaires de Mme Guo, à savoir qu’elle avait fait des études universitaires en conception graphique.
[24] Qui plus est, il n’appartient pas à la Cour de décider si les documents manquants auraient modifié l’issue de la demande (Togtokh, aux para 20-21). Je suis convaincue que les documents manquants auraient répondu à certaines des préoccupations de l’agente. Puisque ces documents ne se trouvaient pas dans le dossier de l’agente, Mme Guo n’a pas eu droit à un processus équitable.
[25] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-6106-19
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de l’agente d’IRCC du 26 septembre 2019 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claudia De Angelis
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossiers :
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IMM-6106-19
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INTITULÉ :
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JINHAO ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 14 DÉCEMBRE 2021
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE SADREHASHEMI
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DATE DES MOTIFS :
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LE 14 JUIN 2022
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COMPARUTIONS :
Raymond Lo
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Pour les demandeurs
|
Bridget A. O’Leary
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raymond Lo
Avocat
Richmond Hill (Ontario)
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Pour les demandeurs
|
Procureur général du Canada
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Pour le défendeur
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Toronto (Ontario)