Date : 20220608
Dossier : IMM-4746-21
Référence : 2022 CF 853
Ottawa (Ontario), le 8 juin 2022
En présence de l'honorable juge Roy
ENTRE :
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
|
demandeur
|
et
|
WILFRED BEAUREL KOUOKAM LOWE
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] M. Wilfred Beaurel Kouokam Lowe (le « Défendeur »
) a bénéficié d’une décision favorable de la Section d’appel de l’immigration (SAI) relativement à la perte de sa résidence permanente au Canada parce qu’il n’avait pas satisfait à l’obligation de présence physique au Canada.
[2] Le Défendeur détient déjà la citoyenneté camerounaise, par naissance, et la citoyenneté française depuis 2017. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration demande le contrôle judiciaire de la décision de la SAI, arguant qu’elle est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire est faite en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR ou Loi].
I.
Les faits
[3] Un survol des faits fournira le contexte général. Le Défendeur est citoyen du Cameroun. Il est marié et père de famille. Sa femme et leurs deux enfants sont citoyens français et vivent en France. Il est biostatisticien. Elle y est pharmacienne.
[4] Le 17 mai 2016, le Défendeur obtenait la résidence permanente au Canada. En 2013 et 2014, il a fait des séjours au Canada où il a travaillé huit (8) et six (6) mois. Quatre (4) jours après l’obtention de la résidence permanente en mai 2016, il quittait le Canada pour la France. Il ne revient que le 9 novembre 2016 pour quelques jours, à la recherche d’un emploi dans son domaine d’expertise. Il retourne rapidement en France où il obtient, comme dit plus tôt, la citoyenneté française. De 2016 à 2020, le Défendeur y travaille pour deux entreprises œuvrant en recherche médicale.
[5] En octobre 2020, le Défendeur arrive au Canada pour s’y établir de façon permanente, ayant trouvé un emploi dans son domaine. Il repart en France en décembre 2020, où il reste treize (13) jours avant de retourner au Canada le 3 janvier 2021. Un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada l’interroge et rédige un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR en raison de son défaut d’avoir respecté son obligation de résidence.
[6] Le représentant du ministre émet ensuite une mesure d’interdiction de séjour à son encontre. Le 19 janvier 2021, le Défendeur interjette appel de cette mesure de renvoi devant la SAI. Il concède qu’il a fait défaut de respecter son obligation de résidence, mais invoque des motifs humanitaires afin que la SAI exerce sa discrétion et accueille son appel.
[7] Le 12 février 2021, le Défendeur retourne en France, son nouvel employeur lui permettant de travailler à distance.
II.
La décision contestée
[8] La SAI conclut que la mesure d’interdiction de séjour est fondée en droit en ce que la présence physique au Canada est insuffisante, mais que des motifs humanitaires suffisants justifient la prise de mesures spéciales.
[9] La SAI analyse l’étendue du manquement à l’obligation de résidence. Elle estime qu’il manque environ 512 jours (environ 70%) à l’obligation de résidence qui correspond à deux années (730 jours) pendant une période quinquennale. Les motifs humanitaires invoqués par le Défendeur doivent donc être importants afin de contrebalancer proportionnellement le non-respect de l’obligation de résidence.
[10] La période quinquennale pour le Défendeur s’étend du 17 mai 2016 au 17 mai 2021. Au moment du retour au Canada et du contrôle, le 3 janvier 2021, il restait 134 jours avant la fin de cette période. La SAI se réfère au calcul effectué par l’agent des visas pour établir que le Défendeur a passé 84 jours au Canada avant le contrôle. L’agent des visas a ajouté les 134 jours que le Défendeur aurait pu passer au Canada jusqu’à la fin de la période quinquennale, ce qui donne 218 jours. L’arithmétique est simple. 730 jours de présence physique au Canada sont nécessaires pour remplir l’obligation légale; 84 jours ont été passés au Canada et on crédite au Demandeur 134 jours s’il était resté au pays jusqu’au 17 mai 2021. Ce total de 218 jours est bien en deçà des 730 jours requis.
[11] En fait, il semble bien que le Défendeur se serait vu créditer plus de temps que ce à quoi il aurait droit. En effet, la période passée au Canada durant ces derniers 134 jours est inférieure à ce total puisqu’il est retourné en France.
[12] Le Défendeur a soutenu devant la SAI que les 77 jours de présence correspondant à la période durant laquelle il a commencé à travailler à l’extérieur du pays pour l’Université de Dalhousie, son nouvel employeur canadien, devraient être comptabilisés en vertu de l’exception prévue au sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la LIPR. Il a précisé que son employeur lui avait permis de travailler à distance en raison de la pandémie. Cette période s’étend du 1er mars au 17 mai 2021. La SAI rejette cet argument, rappelant qu’il n’est pas possible de prendre en compte les jours suivant l’émission d’un rapport négatif d’un agent des visas selon l’alinéa 62(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]. La SAI ajoute que ces jours ont été crédités à titre de jours potentiels que le Défendeur aurait pu accumuler au Canada jusqu’à la fin de la période quinquennale.
[13] La SAI estime que les raisons professionnelles invoquées par le Défendeur ne justifient pas son départ du Canada. Des séjours de quelques jours sont nettement insuffisants pour dénicher un emploi, surtout lorsqu’il est question d’un domaine spécialisé. De plus, le Défendeur n’a pas fourni de preuve pour démontrer qu’il a tenté de trouver un emploi au Canada entre 2016 et 2018. Il a plutôt commencé sa recherche d’emploi en 2019 et l’a limitée à son domaine d’expertise. La SAI juge que le Défendeur aurait eu intérêt à élargir le champ de ses recherches, surtout étant donné qu’il a travaillé en France en recherche médicale. La SAI conclut que le départ du Canada découle d’une décision personnelle du Défendeur plutôt que de circonstances hors de son contrôle.
[14] La SAI vérifie ensuite si le Défendeur a tenté de revenir au Canada à la première occasion. Ce dernier allègue qu’il est revenu au Canada en 2020 après avoir réussi à trouver un emploi dans son domaine. Il a ensuite quitté cet emploi après en avoir déniché un autre davantage lié à son expertise. Le Défendeur est donc revenu au Canada à la première occasion; il s’agit donc d’un facteur positif.
[15] La SAI juge que l’établissement global du Défendeur a une valeur neutre. Le Défendeur est seulement resté quelques jours au Canada après l’obtention de sa résidence permanente en mai 2016, avant de revenir brièvement en novembre 2016. La SAI estime que le Défendeur n’a pas démontré de façon convaincante qu’il avait déployé des efforts suffisants pour assurer son intégration lors de ces courtes périodes. Les séjours précédents au Canada en 2013 et 2014 pour y travailler six (6) et huit (8) mois peuvent néanmoins compenser, dit la SAI, en partie l’absence d’établissement initial du Défendeur dès l’obtention de la résidence permanente, même s’il demeure faible.
[16] Le Défendeur a commencé à travailler au Canada à partir d’octobre 2020. Depuis le 1er mars 2021, son nouveau travail a notamment porté sur un vaccin contre la COVID-19. Le Défendeur aurait ainsi travaillé environ six (6) mois au Canada durant la période quinquennale. Il s’est loué un appartement et a fait des démarches pour avoir un prêt hypothécaire pour s’acheter une maison. La période d’intégration est relativement courte, et les efforts d’intégration tardifs, mais « appréciables et considérables en termes d’avancées pour la société canadienne en temps de pandémie »
(décision de la SAI au para 30). La SAI tient compte dans son analyse des objectifs prévus au paragraphe 3(1) de la LIPR et estime que la contribution professionnelle du Défendeur fait partie des avantages sociaux et économiques. La SAI accorde une valeur positive à l’intégration et l’établissement du Défendeur pendant la période quinquennale.
[17] La SAI conclut que le Défendeur a des liens familiaux au Canada. Il a une tante qui l’a hébergé durant l’un de ses séjours.
[18] La SAI se penche ensuite sur les bouleversements qui seront vécus par le Défendeur et sa famille s’il ne peut s’établir au Canada. Elle estime qu’un rejet entraînerait des conséquences militant en faveur de la prise de mesures spéciales. Le Défendeur soutient qu’il a vécu le racisme en France et souhaite que ses enfants n’en subissent pas. La SAI indique que le Défendeur a témoigné de manière crédible à l’audience; toutefois, la SAI constate que le Défendeur n’a pas démontré quelles mesures ont été prises pour contrer ces incidents, ni en quoi il était davantage affecté par la discrimination. La SAI reconnaît le malaise associé au racisme, mais ne peut lui accorder un poids déterminant.
[19] Le Défendeur ajoute que c’est son statut de résident permanent qui lui a permis d’obtenir son emploi actuel. Il ne possède pas de permis de travail – la perte de son statut pourrait donc se traduire par une perte d’emploi. Une telle situation aurait un impact sur sa demande de parrainage au profit de sa famille, ainsi que sur ses démarches de financement. La SAI reconnaît également que le Défendeur a un domaine d’expertise très spécialisé et que le processus de recherche d’emploi est complexe. De plus, la perte de son emploi diminuerait sa capacité de subvenir aux besoins de sa famille.
[20] L’intérêt des enfants du Défendeur ne milite pas en faveur de la prise de mesures spéciales, notamment parce que ses enfants vivent en France et n’ont aucun statut au Canada. L’employeur actuel du Défendeur lui a permis de travailler à distance en raison de la pandémie, et le rejet éventuel de l’appel n’engendrerait aucun changement pour eux.
[21] La SAI estime enfin que le fait que le Canada vive une pandémie et que le Défendeur possède des compétences professionnelles en recherche et en vaccination constituent des circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.
III.
Dispositions pertinentes
[22] L’article 28 de la Loi décrit l’obligation de résidence d’un résident permanent :
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
[23] L’article 62 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 fait état du calcul des jours pour l’obligation de résidence :
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
IV.
Norme de contrôle et arguments des parties
[24] Tout le monde convient que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est reconnue depuis Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] dans les affaires impliquant une décision de la SAI touchant la considération des motifs d’ordre humanitaire (voir entre autres Eftekharzadeh c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 1000 au para 23; Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1028 au para 8).
[25] Il en résulte bien sûr que la cour de révision doit adopter une attitude de respect à l’égard de la décision sous étude et faire preuve de retenue judiciaire. Le fardeau sera sur celui qui conteste la décision administrative. La cour de révision est tenue de comprendre le raisonnement du décideur et doit considérer « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Vavilov au para 99). Seulement les lacunes graves qui font en sorte que les exigences de justification, transparence et intelligibilité peuvent être retenues. Il faut que la lacune soit « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable »
(Vavilov au para 100).
A.
Arguments du Demandeur
[26] Le Procureur général reconnaît bien sûr que la SAI a le pouvoir de soupeser chacun des facteurs pertinents. Cependant, l’obligation de résidence pour qui veut maintenir sa résidence canadienne permanente est significative. De prétendre que le domaine de travail dans lequel œuvre un résident permanent pourrait être un facteur humanitaire faisant contrepoids au défaut de se conformer à l’obligation d’être physiquement au Canada 730 jours sur une période de 5 ans est déraisonnable.
[27] Le Demandeur critique l’analyse de la SAI quant à l’étendue du manquement à l’obligation de résidence. Dans sa décision, la SAI a repris le calcul effectué par l’agent (qui avait fait le rapport sous l’article 44) des 218 jours potentiels pour conclure à un manquement de 512 jours (70%). Le Demandeur rappelle toutefois que le Défendeur a quitté le Canada pour la France le 12 février 2021. Le Défendeur étant retourné en France, le calcul effectué est donc erroné – seulement 40 jours supplémentaires doivent être pris en compte, et non 134 jours. Le Défendeur a passé 125 jours au Canada, et son manquement à l’obligation de résidence s’élève à 605 jours (82%). Il s’agit d’une erreur portant sur un élément crucial de l’analyse. En effet, l’agent a fait un calcul potentiel jusqu’à la fin de la période quinquennale. Cela peut se comprendre parce que cela établissait que le Défendeur ne pourrait atteindre la cible des 730 jours même s’il résidait au Canada durant la période du 3 janvier 2021 au 17 mai 2021. Le rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR indique clairement qu’il s’agit d’une « possibilité d’obtenir un total de 218 jours en sol canadien »
, advenant que le Défendeur y reste jusqu’à la fin de la période quinquennale (dossier certifié du tribunal (DCT) à la page 18). Dans les faits, le Défendeur n’étant pas au Canada durant cette période de 77 jours, la SAI n’aurait pas dû en tenir compte.
[28] De plus, la SAI a expliqué qu’elle ne tenait pas compte de l’argument du Défendeur selon lequel ces 77 jours de présence devraient être pris en compte, la LIPR interdisant de prendre en considération les jours suivant l’émission d’un rapport négatif. Pourtant, elle a néanmoins tenu compte de cette période dans son calcul, créditée comme jours potentiels que le Défendeur aurait pu accumuler. La SAI s’est basée sur une interprétation erronée du calcul à faire. Elle devait tenir compte de l’établissement réel et se baser sur la présence du Défendeur au moment de l’appel, non pas en vertu du calcul hypothétique effectué par l’agent des visas (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Abderrazak, 2018 CF 602 [Abderrazak] au para 17).
[29] Le déficit, même en le situant à 70% de la période quinquennale, était un manquement grave à cette obligation de présence physique. Par conséquent, des motifs humanitaires considérables étaient nécessaires pour rendre inopposable la gravité de ce manquement (Ouedraogo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 310 [Ouedraogo] au para 27). Le Demandeur soutient que la gravité du manquement a été sous-estimée par la SAI, ce qui a influencé l’analyse globale des facteurs humanitaires. Le déficit était encore plus important que celui calculé; les motifs d’ordre humanitaire devaient donc être proportionnels à la gravité réelle de ce manquement (Abderrazak; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Hassan, 2017 CF 413 [Hassan 2017]).
[30] Le Demandeur prétend que l’analyse de la SAI des raisons du départ du Canada et du séjour continu à l’étranger est défaillante. Le Défendeur n’a fourni aucune preuve pour prouver ses efforts de recherche d’emploi. Il a néanmoins travaillé en France entre 2016 et 2020. Le Défendeur a choisi d’avoir un emploi et de poursuivre ses activités en France plutôt que de s’établir et de se trouver un emploi au Canada. Ce choix a entraîné le non-respect de son obligation de résidence. Le Demandeur rappelle que conserver un emploi à l’extérieur du Canada est contraire aux objectifs de la LIPR – ce principe devrait s’appliquer aux résidents permanents, peu importe la nature de leur emploi à l’extérieur du Canada (Abderrazak au para 24).
[31] Le Demandeur affirme que la SAI a mal analysé la tentative du Défendeur de revenir au Canada à la première occasion. Le départ du Canada du Défendeur quelques jours après un échec pour trouver un emploi dans son domaine spécialisé et quatre jours après avoir obtenu la résidence permanente, et son séjour prolongé à l’étranger constituaient un manque important; de juger qu’il soit revenu au Canada à la première occasion après s’être trouvé un emploi et d’y attribuer une valeur positive constitue une erreur de principe. La preuve établit clairement que le Défendeur était établi en France et y travaillait. De plus, la SAI a ajouté un facteur supplémentaire, soit celui d’être revenu au Canada après avoir trouvé un emploi. Le Défendeur est revenu seulement dans des circonstances après avoir trouvé un emploi dans son domaine.
[32] Le Demandeur critique également la conclusion de la SAI portant sur l’établissement global du Défendeur. La SAI a d’abord expliqué que le Défendeur n’avait pas déployé d’efforts suffisants pour assurer son intégration pendant les brèves périodes de séjour après son établissement initial, et que de tels efforts étaient tardifs et courts. Pourtant, elle a conclu que ces efforts étaient considérables pour l’avancement de la société canadienne. Cette conclusion est difficilement compréhensible à la lumière de la preuve au dossier.
[33] Le Demandeur ajoute que la SAI a accordé une valeur positive à l’intégration du Défendeur uniquement en raison de son travail lié à la pandémie, et ce, même si le Défendeur ne travaillait que depuis deux (2) mois dans son nouvel emploi au Canada. Il estime que la SAI a commis une erreur en accordant une valeur prépondérante à ce facteur. La SAI s’est référée aux objectifs généraux de la LIPR au détriment des obligations de résidence prévues à l’article 28 de la LIPR. Elle a ainsi écarté cette obligation, qui prévoit des « conséquences directes pour toute violation des exigences de l’article 28 ne pouvant être rapidement corrigée, sans accorder le poids qu’il convient aux facteurs pertinents »
(Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Abou Antoun, 2018 CF 540 au para 29). La SAI a fait une analyse sélective de la preuve et n’a pas accordé le poids approprié aux facteurs pertinents.
[34] La SAI a favorablement pris en compte le fait que le Défendeur ait travaillé environ six (6) mois au Canada et qu’il s’était loué un appartement. Le bail fourni en preuve est toutefois incompréhensible, sa durée étant du 06-10-20 au 06-10-20 (DCT aux pages 59-61). Le Demandeur critique aussi le fait que la SAI se soit référée aux démarches relatives à un prêt hypothécaire au Défendeur. Il rappelle qu’il s’agit d’un potentiel d’établissement au Canada dans l’évaluation des considérations humanitaires, ce qui est contraire à la jurisprudence (Shaheen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1328 [Shaheen] au para 31; Nassif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 873 au para 33; Hassan 2017 au para 24).
[35] La SAI a jugé favorables les liens familiaux avec le Canada qui se limitent à une tante qui aurait hébergé le Défendeur lors de ses courtes périodes au Canada, sans expliquer comment elle était parvenue à cette conclusion et en l’absence de preuve démontrant en quoi ce facteur était important.
[36] De plus, les conclusions de la SAI portant sur les bouleversements vécus par le Défendeur s’il ne peut s’établir au Canada sont « spéculatives »
. La preuve au dossier n’établit pas que le statut de résident permanent est requis pour l’emploi occupé par le Défendeur. La SAI a ajouté que le Défendeur risquerait de perdre un moyen de subvenir aux besoins de sa famille alors qu’il a travaillé en France entre 2016 et 2020 et que sa femme est toujours pharmacienne et propriétaire de son établissement là-bas. Une décision est déraisonnable si elle ne s’appuie sur aucun élément de preuve, ou s’il y a des affirmations ou des conclusions contradictoires (Hassan 2017 au para 24). C’est le Défendeur, et non la SAI, qui avait le fardeau de démontrer les conséquences d’un refus.
[37] Le Demandeur réitère enfin que la SAI a minimisé l’obligation de résidence en se concentrant sur les circonstances particulières du Défendeur et en acceptant qu’un résident permanent ait seulement besoin d’avoir un travail jugé « important »
au sens de la SAI afin de pouvoir maintenir son statut, et ce, même si le Défendeur œuvrait dans ce domaine depuis seulement deux (2) mois. La SAI doit se limiter à examiner les circonstances d’une affaire, mais elle a choisi d’attribuer une importance démesurée au domaine de travail du Défendeur, à l’exclusion de tous les autres facteurs pertinents militant contre lui. La SAI ne pouvait faire une évaluation sélective de la preuve favorable au Défendeur (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tefera, 2017 CF 204 aux para 50-51).
B.
Arguments du Défendeur
[38] Le Défendeur soutient que la SAI a suivi les critères jurisprudentiels établis. Il rappelle que les critères jurisprudentiels ne sont pas exhaustifs, et que d’autres éléments peuvent être pris en compte pour établir si des mesures spéciales doivent être accordées.
[39] Le Demandeur soutient que le calcul potentiel effectué par l’agent n’aurait pas dû être pris en compte. Le Défendeur affirme plutôt que la SAI a tenu compte de son absence prolongée, et c’est ce qui importe. Il est donc contesté que le recours à ce calcul aurait changé l’analyse des autres critères.
[40] Le Défendeur estime qu’il a tenté de revenir à la première occasion au Canada. Il soutient qu’il voulait être autonome financièrement avant de s’établir au Canada. Il a travaillé pour une entreprise belge ayant des bureaux au Canada alors qu’il était en France, et a demandé un transfert. Il a également fait plusieurs démarches pour trouver un emploi.
[41] Le Demandeur a déformé l’analyse faite par la SAI portant sur l’établissement global. Une valeur neutre y a été attribuée. La SAI a tenu compte des objectifs de la LIPR pour analyser ses efforts d’intégration et sa participation à l’effort collectif en contexte de crise sanitaire. De plus, le Défendeur précise qu’il est indiqué sur le bail de logement une durée du 11 octobre 2020 au 30 juin 2021, contrairement à ce qu’affirme le Demandeur.
[42] Le Défendeur explique que la SAI n’a pas dit que les liens familiaux avec le Canada étaient importants, mais leur a seulement accordé une valeur positive en raison de leur existence.
[43] Enfin, chaque affaire doit être examinée selon les circonstances particulières; les facteurs pertinents et le poids à leur accorder peuvent donc varier (Shaheen au para 29). La SAI a analysé de façon indépendante et attentive les différents facteurs au dossier. Le Demandeur procède plutôt à une « chasse au trésor, phrase par phrase »
(Vavilov au para 102), et n’a pas démontré en quoi la décision était déraisonnable.
V.
Analyse
[44] Le manquement à l’obligation de résidence pour le résident permanent est très significatif : il ne s’agit pas d’une présence virtuelle mais plutôt d’être effectivement au Canada, qui est rendue en anglais par la nécessité d’être « physically present in Canada »
(alinéa 28(2)a) de la Loi). Selon le dossier devant la Cour, la présence physique était la seule possibilité de se conformer en l’espèce à l’obligation créée par l’article 28. Qui ne se conforme pas à l’obligation de résidence est confronté à l’article 41 de la Loi :
|
|
|
|
[Je souligne.]
Comme on le voit, le manquement est sanctionné par l’interdiction de territoire.
[45] La sévérité de la Loi est mitigée en ce qu’il existe un appel de la mesure de renvoi qui découle d’une interdiction de territoire. Deux articles s’appliquent pour obtenir cette mitigation. C’est le paragraphe 63(3) de la Loi qui permet un tel appel à la SAI :
|
|
|
|
C’est le paragraphe 67(1) de la Loi qui précise en quoi peut consister le fondement d’un appel. Le paragraphe se lit ainsi :
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
[Je souligne.]
[46] À mon avis, malgré que la cour de révision doive faire preuve de retenue judiciaire et adopter une attitude de respect à l’égard de la décision de la SAI, il s’agit ici d’un cas clair où la décision sous examen ne peut être qualifiée de raisonnable. Elle n’est ni justifiée, ni transparente, ni intelligible eu égard aux contraintes factuelles et juridiques.
[47] L’appel devant la SAI a été accordé essentiellement pour des considérations humanitaires. La SAI aura considéré les critères suivants qui sont traditionnels en cette matière :
L’étendue du manquement à l’obligation de résidence;
Les raisons du départ du Canada;
Les raisons du séjour continu ou prolongé à l’étranger;
La question de savoir si l’appelant a tenté de revenir au Canada à la première occasion;
Le degré d’établissement initial et subséquent;
Les liens familiaux avec le Canada et le fait que ces personnes puissent parrainer l’appelant;
Les bouleversements que vivraient l’appelant et les membres de sa famille au Canada s’il ne peut revenir s’établir au Canada;
L’intérêt supérieur de l’enfant directement touché;
L’existence de circonstances particulières justifiant la prise de mesures spéciales.
[48] La Cour suprême du Canada dans Vavilov prescrit que la « cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable »
(au para 99). C’est bien ce que la Cour s’est employée à faire pour en arriver au constat que la décision dans son ensemble n’est pas raisonnable. Je reprends les critères avancés un à un.
A.
Étendue du manquement à l’obligation de résidence du Défendeur
[49] Les notes au Système mondial de gestion des cas indiquent que le Défendeur était au Canada du 17 mai au 21 mai 2016 et du 9 novembre au 12 novembre 2016 (DCT à la page 31). Elles précisent que la durée du séjour du mois de novembre 2016 est de sept (7) jours, alors qu’il s’agit plutôt de quatre (4) jours. Il semble donc que la durée de la présence physique du Défendeur au Canada soit même inférieure aux journées qui lui ont été créditées au 3 janvier 2021, à son retour au Canada après un retour de 73 jours en 2020 et son départ pour la France pour les congés de fin d’année. Le calendrier de la présence physique au Canada après l’obtention de la résidence permanente canadienne a donc l’allure suivante :
17 mai 2016 au 21 mai 2016 : 4 jours
9 novembre 2016 au 12 novembre 2016 : 4 jours (et non 7 comme indiqué)
11 octobre 2020 au 22 décembre 2020 : 72 jours
La présence en est donc une de 80 jours, et non 84 jours. Néanmoins, il s’agit là d’une différence marginale, au mieux. Ce qui me semble plus significatif est que le Défendeur a obtenu la citoyenneté française en 2017, alors même que pour maintenir une résidence permanente au Canada il ne s’est pas présenté en 2017, 2018 et 2019.
[50] Je note que l’alinéa 62(1)a) du RIPR prévoit que les jours suivant un rapport établi par un agent en vertu du paragraphe 44(1) de la LIPR en raison d’un défaut de se conformer à l’obligation de résidence ne peuvent être pris en compte dans le calcul prévu à l’alinéa 28(2)a) de la LIPR. Le rapport en question est daté du 3 janvier 2021, et établit que le Défendeur n’a pas respecté cette obligation (DCT aux pages 18-19). L’exception prévue au paragraphe 62(2) du RIPR ne trouve pas son application ici, la SAI ayant confirmé que le Défendeur a failli à son obligation de présence physique (décision de la SAI au para 15). Il est donc douteux qu’il soit même approprié de tenir compte des 40 jours entre le 3 janvier 2021 et le 12 février 2021, date du départ du Défendeur pour la France où il dit avoir été autorisé à y travailler pour son nouvel employeur canadien. Il est encore plus douteux qu’on doive tenir compte de la période du 3 janvier au 17 mai 2021, que l’agent avait considéré comme étant une période potentielle au cours de laquelle le Défendeur aurait pu continuer d’accumuler des jours supplémentaires de résidence permanente au Canada.
[51] La SAI indique de son côté expressément que le RIPR ne permet pas de tenir compte des jours suivant l’émission d’un rapport négatif, et que l’exception prévue au sous-alinéa 28(2)a)(iii) de la LIPR ne s’applique pas en l’espèce. Pourtant elle affirme que ces jours ont été crédités à titre de « jours potentiels »
(décision de la SAI au para 14) menant à un manque de 70% (512 jours manquant au total requis de 730 jours), ce qui aurait requis une explication. En effet, le chiffre de 218 jours de présence physique au Canada est composé dans une bonne mesure de jours où le Défendeur n’était pas au Canada. Il est impossible, ceci dit avec égards, de comprendre le fil conducteur de la SAI dans le calcul effectué; sa conclusion n’est donc pas intelligible (Vavilov au para 99).
[52] Même en accordant au Défendeur le calcul le plus favorable, il n’en reste pas moins un déficit d’au moins 80% des jours de présence physique pour satisfaire aux conditions minimales prévues par la Loi. Les motifs d’ordre humanitaire doivent être proportionnels à la gravité du manquement à l’obligation de résidence (Ouedraogo au para 27; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 394 [Patel] au para 12). Quel que soit le calcul, j’estime que cette gravité a été sous-estimée. L’étendue du manquement à l’obligation du Défendeur est plus importante que celle déterminée par la SAI. Que la période soit de 70%, 80% ou même plus, il s’agit d’un facteur important pour déterminer si des motifs d’ordre humanitaire justifient le maintien du statut de résident permanent (Metallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 575 au para 27). Dit autrement, le Défendeur a passé très peu de temps au Canada malgré l’obligation légale d’y être deux ans sur cinq. Pourtant, l’obligation d’être au pays pour 40% du temps pour qui obtient le statut de résident permanent au Canada n’apparaît pas comme étant onéreux pour qui veut contribuer à la communauté qui lui ouvre les bras. L’engagement n’est pas là. Le déficit par rapport à l’obligation légale n’est pas à la marge. Il est considérable. Il faut donc voir si les autres facteurs sont à la mesure du déficit important.
B.
Raisons du départ du Canada et du séjour continu à l’étranger
[53] La SAI a souligné à bon droit que le Défendeur avait fait des séjours beaucoup trop courts pour se trouver un emploi dans un domaine spécialisé, et qu’aucune preuve ne démontrait qu’il avait entrepris des recherches d’emploi avant 2019 (décision de la SAI aux paras 19-20). Aucune preuve ne démontre effectivement des efforts pour dénicher un emploi entre 2016 et 2018 (DCT aux pages 96-110). La SAI considère qu’il s’agit davantage d’un choix personnel et attribue à ce facteur une valeur négative (décision de la SAI au para 21).
[54] Le Demandeur fait valoir que conserver un emploi à l’extérieur du Canada est contraire aux objectifs de la LIPR, ce qui est par ailleurs confirmé par la jurisprudence (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Miteyo, 2021 CF 763 au para 25; Canada (Citoyenneté et Immigration) c He, 2018 CF 457). La SAI a jugé ce facteur de façon négative. Cela vient donc s’ajouter à un déficit déjà considérable, celui des jours de résidence au pays.
C.
Tentative de revenir au Canada à la première occasion
[55] La SAI a conclu que le Défendeur était revenu au Canada à la première occasion. Ce ne peut être justifié. La conclusion portant sur le facteur précédent fait en sorte que de prétendre que le Défendeur a tenté de revenir au Canada à la première occasion constitue une incohérence. Le Défendeur s’est contenté de passer quelques jours au Canada pour trouver un emploi dans un domaine très spécialisé et n’a pas déposé de preuve démontrant des recherches d’emploi avant 2019. Le Défendeur a travaillé de façon continue en France, a requis et reçu la citoyenneté française, et rien n’établit qu’il a essayé de revenir avant 2020. Il est irréaliste de croire qu’il s’agissait de la première occasion, surtout puisqu’il a occupé des postes en recherche médicale en France plutôt que dans son domaine. Au surplus, je note que la SAI a de fait changé le critère qui est devenu soudainement au paragraphe 22 de la décision de la SAI « la première occasion après s’être trouvé un emploi »
. Je suis d’accord avec le Demandeur qu’il est illogique et incohérent de conclure à « un manquement sérieux attirant une évaluation négative [pour son séjour prolongé à l’étranger, et de conclure que le Défendeur] est revenu au Canada à la première occasion »
(mémoire du Demandeur au para 58).
[56] J’estime que le Défendeur est revenu alors qu’il était idéal pour lui de le faire, ce qui ne répond pas au critère jurisprudentiel d’exiger un retour au Canada à la première occasion. Il est difficile, à la lecture des motifs de la SAI, de comprendre en quoi le comportement du Défendeur permet de conclure qu’il est bel et bien revenu à la première occasion, surtout puisqu’il a accepté des postes dans un domaine connexe en France. La SAI indique elle-même que le Défendeur « aurait eu intérêt à élargir le champ de ses recherches à d’autres types d’emploi »
(décision de la SAI au para 20).
D.
Établissement global du Défendeur
[57] Le Demandeur reproche à la SAI d’avoir conclu à la fois que le Défendeur n’avait pas déployé suffisamment d’efforts pour s’intégrer lors de ses brefs séjours, pour ensuite conclure que de tels efforts étaient considérables pour l’avancement de la société canadienne. Il existe une certaine incongruité dans cette conclusion, et je ne suis pas convaincu que la SAI explique de manière intelligible comment elle réconcilie ces faits pour accorder une valeur neutre à l’établissement global, surtout alors qu’elle estime que le Défendeur n’a pas « démontré de façon convaincante qu’il avait déployé des efforts suffisants pour assurer son intégration [initiale] »
(décision de la SAI au para 25), mais que deux (2) mois dans son nouveau travail suffisent à son établissement durant la période quinquennale.
[58] Le Demandeur ajoute que le bail est incompréhensible et qu’il comporte des erreurs quant aux dates de location. Je ne suis pas d’accord. Le bail indique clairement une durée fixe d’un peu moins de neuf (9) mois (DCT à la page 59). Cet argument doit donc être écarté. Mais là n’est pas la véritable question. Le Demandeur reproche à juste titre que la SAI se soit arrêtée sur l’établissement prospectif du Défendeur, notamment aux démarches de pré-approbation de prêt hypothécaire, pour accorder une valeur positive à son établissement subséquent (décision de la SAI aux para 29-30). En effet, la jurisprudence est claire – l’établissement prospectif n’est pas pertinent dans l’évaluation des motifs d’ordre humanitaire (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Hassan, 2019 CF 1090 [Hassan 2019] au para 16; Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Lotfi, 2012 CF 1089 aux para 21-23). Il s’agit d’une erreur pour la SAI de prendre cet élément en compte dans son analyse; elle doit tenir compte de l’établissement correspondant à la période passée au Canada au moment de rendre sa décision (Hassan 2019 au para 16).
E.
Liens familiaux avec le Canada
[59] Le Demandeur fait valoir que la SAI aurait dû expliquer pourquoi elle a donné une valeur positive aux liens familiaux avec le Canada, fondée exclusivement sur la présence au pays d’une tante. Or, la SAI a simplement noté l’existence d’un lien avec une personne canadienne. Si une valeur positive peut être accordée sur cette seule base, encore faudrait-il rappeler que la valeur positive ne peut qu’être faible. Le Demandeur ne démontre pas en quoi cet aspect de la décision est déraisonnable, mais le poids dans l’évaluation globale des considérations humanitaires ne pourra qu’être minime.
F.
Bouleversements vécus par le Défendeur et sa famille s’il ne peut s’établir au Canada
[60] Le Demandeur soutient que les bouleversements pris en compte par la SAI sont « spéculatifs »
. Les conclusions de la SAI sur ce point semblent découler du témoignage du Défendeur, témoignage qu’elle a jugé crédible (décision de la SAI au para 35). Il s’agit d’analyser les conséquences possibles pour le Défendeur et sa famille s’il ne peut s’établir au Canada.
[61] En fait, l’argument du Demandeur est fondé sur sa prétention qu’il n’existe aucune preuve tangible de l’assertion faite par le Défendeur; on ne sait pourquoi le statut de résident permanent est un prérequis à l’emploi occupé. De plus, le Demandeur souligne que l’épouse du Défendeur est pharmacienne en France, étant même propriétaire de sa pharmacie.
[62] Le bouleversement dont il pourrait être question est relatif à une personne qui a choisi de ne pas se prévaloir de la résidence permanente qu’il avait acquise le 17 mai 2016. Près de cinq ans plus tard, il a perdu celle-ci; il témoigne que cela l’empêcherait de parrainer les membres de sa famille installés en France et la SAI déclare que « la perte du statut de résident permanent pourrait se traduire par la perte de son emploi »
(décision de la SAI au para 37). À mon sens, le Demandeur n’a pas tort de parler de « spéculation »
. C’est plutôt que le Défendeur a tenté de se ménager plusieurs avenues professionnelles, devenant citoyen en France où sa famille est établie et obtenant au préalable la résidence permanente au Canada. Mais on voit mal comment perdre la résidence permanente parce que l’obligation claire à la Loi n’a pas été respectée deviendrait un bouleversement. Nous sommes en pleine spéculation. La perte d’une possibilité spéculative ne participe pas du bouleversement. Il s’agit au mieux de la perte d’un avantage parce que la personne visée n’a pas rempli les conditions minimales prévues à la Loi.
[63] Ni la SAI, ni le Défendeur n’avancent que l’intérêt supérieur des enfants milite en faveur de considérations humanitaires ce qui, à mon sens, confirme que les bouleversements allégués ne sont que spéculatifs. Comme le déclare la SAI au paragraphe 40 :
[40] M. Kouokam Lowe est le père de deux enfants mineurs âgés de trois ans et un an. Ces enfants sont nés en France et ne possèdent pas de statut au Canada. M. Kouokam Lowe a indiqué que ses enfants fréquentaient l’école et la garderie en France. Il a précisé que son employeur actuel lui avait permis d’exécuter son travail à distance à partir de la France étant donné les risques associés à la pandémie et pour lui permettre d’être auprès de ses jeunes enfants. Ces conditions particulières de travail permettent à M. Kouokam Lowe d’être avec ses enfants et de veiller à leur bien-être, ce qui est dans leur meilleur intérêt. Le rejet éventuel de l’appel ne changerait rien au contexte familial des enfants puisque leur père serait physiquement avec eux en France. Par conséquent, le tribunal détermine que l’intérêt supérieur des enfants de M. Kouokam Lowe ne milite pas en faveur d’accueillir l’appel.
[Je souligne.]
G.
Circonstances particulières
[64] Le Demandeur affirme enfin que la SAI a minimisé l’obligation de résidence du Défendeur en raison de circonstances particulières. La SAI explique que les compétences du Défendeur, dans le domaine de la recherche et de la vaccination, sont des circonstances spéciales justifiant la prise de mesures spéciales (décision de la SAI au para 41).
[65] Je ne puis voir en quoi détenir un emploi de biostatisticien pourrait constituer un motif d’ordre humanitaire justifiant (en anglais «
sufficient humanitarian and compassionate considerations »
) la prise de mesures spéciales. Comme vu plus tôt, la Loi prévoit le fondement d’un appel (article 67) et parle de motifs d’ordre humanitaire. Mais encore faut-il qu’il y ait un motif humanitaire. Ce serait de dénaturer les motifs d’ordre humanitaire que de chercher à voir dans un emploi donné de telles considérations. Si l’existence de considérations particulières doit avoir un sens, sans chercher à en faire un fourre-tout, il faut que ce soit rattaché à ces considérations d’ordre humanitaire («
humanitarian and compassionate »
). Il s’agit là du facteur de rattachement à l’article 67 de la Loi qui donne ouverture à l’appel. La SAI a sans ambages déclaré qu’elle accordait l’appel pour des motifs d’ordre humanitaire. Il faut donc que le facteur soit d’ordre humanitaire. Si des circonstances telles un emploi de biostatisticien sont invoquées au titre de circonstances particulières, celles-ci doivent avoir un lien avec des motifs d’ordre humanitaire. Aucune telle démonstration n’a été faite. Je rappelle que la Cour suprême du Canada dans Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909, notait que la nature des dispositions « d’ordre humanitaire »
participe de la même notion :
[21] Mais comme le montre l’historique législatif, la série de dispositions « d’ordre humanitaire » formulées en termes généraux dans les différentes lois sur l’immigration avaient un objectif commun, à savoir offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Chirwa, p. 364).
[66] Au cœur des dispositions d’ordre humanitaire est le désir de soulager les malheurs de la personne qui invoque un tel motif. On ne retrouve pas à la décision sous étude en quoi détenir un emploi dans un domaine donné puisse être de nature à inciter à soulager les malheurs de cette personne. L’emploi dont on parle est pour l’avantage de la communauté, aux dires de la SAI, ce qui n’a pas à voir avec les malheurs d’une personne que l’on cherche à soulager. Le genre d’emploi peut peut-être être un facteur pour qui veut immigrer. Il pourrait s’agir d’un actif pour le pays. Mais les considérations humanitaires ne font pas partie d’un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy au para 25). Il ne faut pas confondre les deux.
VI.
Conclusion
[67] Mon analyse des différents facteurs considérés me fait conclure que l’ampleur du manquement à l’obligation de résidence ne saurait être compensée par les autres facteurs pertinents. De fait, plusieurs d’entre eux sont négatifs. L’utilisation de tous et chacun de ces facteurs, ou ceux-ci pris ensemble, n’est pas raisonnable, au sens où il n’y a aucune justification, transparence et intelligibilité au regard des contraintes factuelles et juridiques pour justifier la décision prise.
[68] J’estime que la demande de contrôle judiciaire devrait être accordée. Je concède que la Cour n’a pas pour rôle de réévaluer les éléments de preuve présentés au tribunal administratif (Vavilov au para 125). La décision doit pourtant reposer sur une analyse intrinsèquement cohérente, rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov au para 85). Les motifs d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales doivent être proportionnels à l’important manquement à l’obligation de résidence du Défendeur (Ouedraogo au para 27; Patel au para 12). Ici, aucun des facteurs considérés par la SAI, sauf le facteur des liens familiaux qui ne peut qu’avoir un faible poids dans les circonstances, ne peut être retenu au titre de motifs d’ordre humanitaire. En tenant compte du dossier devant la SAI et en adoptant une approche globale et contextuelle, les motifs en l’espèce ne me permettent pas de comprendre le raisonnement de la SAI, qui, ceci dit avec égards, comporte des contradictions et des incohérences. Les motifs fournis ne justifient pas la décision prise. Les raisons du départ du Canada, le séjour prolongé à l’étranger et l’absence de retour à la première occasion, le faible degré d’établissement, les bouleversements spéculatifs si un retour au Canada n’est pas accordé et l’absence de circonstances telles qu’elles participeraient d’autres motifs d’ordre humanitaire que ceux répertoriés dans notre droit ne favorisent pas le Défendeur. Alors que le manquement à l’obligation de résidence est très accentué, l’absence de motifs d’ordre humanitaire fait en sorte que la décision de la SAI ne saurait être raisonnable au sens du droit administratif. La décision devrait donc être mise de côté, et le dossier devrait être retourné à la SAI à l’attention d’un tribunal autrement constitué pour une nouvelle étude.
[69] Il n’y a pas de question grave de portée générale qui puisse être énoncée étant donné les circonstances particulières de cette affaire.
JUGEMENT au dossier IMM-4746-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accordée.
La décision est mise de côté et le dossier est retourné à la SAI à l’attention d’un tribunal autrement constitué pour une nouvelle étude.
Aucune question grave de portée générale est à être certifiée aux termes de l’article 74 de la Loi.
« Yvan Roy »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
imm-4746-21
|
|
INTITULÉ :
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c WILFRED BEAUREL KOUOKAM LOWE
|
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 11 mai 2022
|
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE ROY
|
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 8 JUIN 2022
|
|
COMPARUTIONS :
Andrea Shahin
|
Pour LE DEMANDEUR
|
Julie Gilbert
|
Pour LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
|
Pour LE DEMANDEUR
|
Me Julie Gilbert, Avocate
Montréal (Québec)
|
Pour LE DÉFENDEUR
|