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Date : 20220617


Dossier : IMM-5869-21

Référence : 2022 CF 925

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 juin 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

Gurwinder Singh

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Gurwinder Singh, un citoyen de l’Italie, sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] du 21 août 2021, qui confirme la décision du 2 mars 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande d’asile au motif qu’il n’avait pas épuisé tous les recours possibles en matière de protection de l’État. Je ne vois rien de déraisonnable dans la décision de la SAR et, pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande.

II. Contexte et décisions sous-jacentes

[2] M. Singh est né en Inde en 1994 et est issu d’une famille sikhe bien nantie. Son père est décédé avant sa naissance – sa mère aurait comploté son assassinat afin de s’emparer de ses biens. Ceux-ci, qui comptent plusieurs propriétés de valeur, ont été transmis à M. Singh à sa naissance. Sa mère l’a abandonné, s’est remariée et a eu deux autres enfants. M. Singh a vécu avec ses grands-parents paternels jusqu’à ce que son oncle paternel et sa femme, tous deux citoyens italiens, l’adoptent en février 2003. Ses parents adoptifs l’ont emmené en Italie en mars 2005, alors qu’il était âgé de 10 ans. Il est devenu citoyen italien en avril 2006, moment auquel il a perdu sa citoyenneté indienne.

[3] M. Singh a été victime de discrimination et de mauvais traitements de la part de sa famille adoptive, qui le battait et le traitait comme un domestique. En mai 2014, alors que M. Singh était âgé de 19 ans, ses parents adoptifs l’ont emmené en Inde sous prétexte qu’il allait rendre visite à ses grands-parents. En réalité, le but était de forcer M. Singh à céder ses biens à son père adoptif et de le contraindre à un mariage arrangé avec la nièce de sa mère adoptive. Lorsque M. Singh a refusé de céder les biens de son père et de se marier, son père adoptif l’a battu et séquestré avec ses grands-parents. Par la suite, bien que M. Singh ait accepté de lui céder les biens de son père, son père adoptif l’a maintenu séquestré jusqu’au mariage. M. Singh affirme également avoir été détenu et torturé par la police en Inde, avec la complicité de sa mère et de son nouveau mari. Quoi qu’il en soit, avant la cérémonie de mariage, M. Singh a réussi à s’échapper avec son passeport et est retourné en Italie, où il s’est caché chez un ami à Rome.

[4] Le 10 juin 2014, alors que M. Singh était sorti faire des courses, son père adoptif, Jaspreet Singh (le frère de la femme qu’il devait marier en Inde) et d’autres individus auraient fait irruption dans la résidence de son ami; les hommes ont battu et poignardé son ami [l’incident de juin 2014]. Lorsque M. Singh est revenu, la police et une équipe d’ambulanciers portaient secours à son ami. Lors de l’audience devant la SPR, M. Singh a témoigné qu’il avait alors approché un agent de police pour lui dire que sa famille était responsable de l’attaque. Le policier lui aurait toutefois répondu que puisqu’il n’avait pas été témoin de l’attaque, il ne pouvait pas en identifier l’auteur. M. Singh n’a pas déposé de plainte officielle contre sa famille. Il a plutôt suivi le conseil de son ami et a quitté l’Italie le 19 juin 2014 pour aller vivre chez sa tante au Canada. M. Singh affirme que, pendant qu’il était au Canada, en janvier 2015, son père adoptif a tué son grand-père en Inde pour obtenir ses biens et, en décembre 2017, sa mère biologique et son mari ont séquestré sa grand-mère en Inde. Il ne sait pas si elle est encore en vie aujourd’hui.

[5] M. Singh n’a demandé l’asile qu’en janvier 2018, soit près de quatre ans après son arrivée au Canada. Il affirme avoir attendu, car il avait d’abord tenté de régulariser son statut en obtenant une prolongation de son visa de visiteur et un permis de travail par l’intermédiaire d’un agent, mais en vain. Devant la SPR, M. Singh a affirmé qu’il craignait ses proches, surtout son père adoptif et Jaspreet Singh, et qu’il craignait pour sa vie s’il devait retourner en Italie. La SPR a conclu à l’absence de lien avec l’un des motifs prévus par la Convention puisque les allégations du demandeur démontrent seulement une crainte d’actes criminels. En somme, la question déterminante devant la SPR était celle de savoir s’il pouvait se réclamer de la protection de l’État.

[6] La SPR a conclu que l’Italie, un pays du G7 et membre fondateur de l’Union européenne, est un pays hautement démocratique doté d’un service de police professionnel et politiquement indépendant qui offre une protection efficace à ses citoyens. Selon la SPR, les articles de presse fournis par M. Singh pour démontrer que Jaspreet Singh avait été arrêté pour tentative de meurtre en 2018 et pour établir son implication dans des actes criminels sont la preuve que la police italienne protège réellement les citoyens du crime organisé. La SPR a conclu que l’unique interaction que M. Singh avait eue avec la police italienne à la suite de l’incident de juin 2014 ne constituait pas un effort suffisant pour se réclamer de la protection de son propre État ni n’établissait que l’Italie serait incapable de le protéger.

[7] Devant la SAR, M. Singh a présenté de nouveaux éléments de preuve, soit cinq articles de presse à propos de la police italienne datant d’avant la décision de la SPR. La SAR ne les a pas admis, car M. Singh n’a pas démontré qu’ils n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il ne les aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, avant que la décision ne soit rendue, conformément au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[8] M. Singh a soutenu devant la SAR qu’il avait effectivement épuisé tous les recours possibles en matière de protection de l’État et que la SPR n’avait pas tenu compte de son état psychologique. Quant à ses autres arguments concernant les questions de crédibilité, les éléments de preuve hypothétiques et l’absence de possibilité de répondre aux préoccupations de la SPR, la SAR a conclu qu’ils n’étaient pas pertinents ou qu’ils étaient imprécis. La SAR a souligné que M. Singh n’a pas contesté la conclusion de la SPR selon laquelle l’Italie est un pays hautement démocratique dotée d’un [traduction] « service de police professionnel et politiquement indépendant » et elle a jugé que la SPR avait conclu à juste titre que M. Singh n’avait pas épuisé tous les recours possibles en matière de protection de l’État et qu’il existe une protection adéquate en Italie. La SAR a rejeté l’argument de M. Singh selon lequel le fait de s’être adressé à la police la nuit de l’incident de juin 2014 suffisait à épuiser tous les recours quant à la protection de l’État et était d’accord avec la SPR que la preuve présentée par M. Singh ne suffisait pas à réfuter la présomption de protection d’un pays démocratique comme l’Italie. Rien n’empêchait M. Singh de déposer une plainte officielle ou de tenter de communiquer de nouveau avec la police.

[9] En outre, la SAR a rejeté l’argument de M. Singh selon lequel la SPR n’avait pas tenu compte de son état psychologique considérant que sa mère l’a abandonné, que son père a été assassiné et qu’il a été maltraité par des membres de sa famille. La SAR a conclu que la SPR avait reconnu que M. Singh a eu une vie difficile. Toutefois, puisqu’il n’y avait pas d’élément de preuve au dossier concernant les problèmes de santé mentale ou psychologique de M. Singh, rien ne laissait croire qu’il était incapable de solliciter la protection de l’État.

III. Question litige et norme de contrôle

[10] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable et que, dans la présente demande de contrôle judiciaire, l’unique question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable. En l’espèce, aucune exception à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17 [Vavilov]). Pour déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, aux para 99-101).

IV. Analyse

[11] La question déterminante devant la SAR et la SPR était celle de savoir s’il pouvait se réclamer de la protection de l’État. Toutefois, M. Singh a fourni de longues observations écrites sur sa crainte fondée d’être persécuté en raison de ce qu’il considère comme ses opinions politiques, qui l’ont motivé à refuser initialement de transférer ses biens à son père adoptif et de contracter un mariage arrangé. Le lien entre ces refus et ses opinions politiques n’est pas clair. Cependant, cet argument n’a pas été avancé devant la SAR et, comme M. Singh n’a pas contesté devant la SAR la conclusion de la SPR quant à l’absence de lien avec l’un des motifs prévus par la Convention, il n’appartient pas à la Cour d’examiner de nouveaux arguments qui auraient pu être soulevés devant la SAR, mais qui ne l’ont pas été (Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 au para 23).

[12] Devant moi, M. Singh a avancé le même argument qu’il a présenté à la SAR, à savoir que le fait d’avoir tenté d’informer la police que des membres de sa famille étaient responsables de l’incident de juin 2014 suffisait à épuiser tous les recours possibles quant à la protection de l’État compte tenu du traumatisme psychologique et émotionnel qu’il a subi tout au long de sa vie. Je ne suis pas d’accord. Premièrement, comme l’a admis M. Singh devant moi, il n’y a aucune preuve au dossier d’un quelconque problème de santé mentale. De plus, comme l’a déclaré la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], le régime de protection des réfugiés « ne devait s’appliquer que si la protection ne pouvait pas être fournie » et « [l]a communauté internationale voulait que les personnes persécutées soient tenues de s’adresser à leur État d’origine pour obtenir sa protection avant que la responsabilité d’autres États ne soit engagée » (Ward, à la p 709). Il incombe au demandeur d’asile de réfuter la présomption que l’État dont il est ressortissant est en mesure de lui offrir une protection suffisante (Ward, à la p 726; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94 aux para 25, 38 [Flores]). En outre, « [p]lus les institutions de l’État sont démocratiques, plus le revendicateur devra avoir cherché à épuiser les recours qui s’offrent à lui » (Flores, au para 32, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kadendo, 1996 CanLII 3981 [CAF]).

[13] Comme je l’ai mentionné à l’avocat de M. Singh lors de l’audience, le fait que la preuve établit que Jaspreet Singh est peut-être un criminel n’est pas pertinent. Il existe une forte présomption de protection de l’État dans un pays comme l’Italie. Je ne vois rien de déraisonnable dans la conclusion de la SAR selon laquelle, à elle seule, l’unique interaction avec la police à la suite de l’incident de juin 2014 n’établissait pas que M. Singh avait épuisé tous les recours possibles en matière de protection de l’État. De plus, l’impression subjective de M. Singh que sa protection ne serait pas assurée ne constituerait pas une preuve convaincante, sauf si le demandeur avait demandé sans succès la protection de la police à de multiples reprises, ce qui n’est pas le cas en l’espèce (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004 au para 51).

V. Conclusion

[14] Je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-5869-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5869-21

 

INTITULÉ :

Gurwinder Singh c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er juin 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS

LE JUGE PAMEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Tahir Majeed

Pour le demandeur

Aida Kalaj

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Tahir Majeed

Avocat

Brampton (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

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