Dossier : IMM‑6349‑21
Référence : 2022 CF 885
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 14 juin 2022
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE :
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RAYMOND MARIE TCHEUMA
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Introduction
[1] Le demandeur demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 24 août 2021, confirmant le refus de sa demande d’asile par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] au motif qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2011, c 27 [la LIPR].
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.
II.
Contexte
A.
Faits
[3] Le demandeur est un citoyen francophone et catholique du Cameroun, membre du groupe ethnique Bamiléké. Il vivait avec sa femme et ses enfants à Douala, située dans la région francophone du pays. Sa femme est anglophone. Leurs enfants ont été élevés et instruits dans les deux langues. Ses deux filles aînées poursuivent des études à l’étranger, aux États‑Unis et au Canada. Sa femme et ses autres enfants continuent de résider au Cameroun.
[4] Les documents au dossier sont en anglais et en français. Les procédures sous‑jacentes ont eu lieu en français. La présente demande a été plaidée et entendue en anglais.
[5] Le demandeur craint d’être persécuté par les autorités camerounaises en raison de son appartenance ethnique, ainsi que d’être persécuté par des extrémistes francophones et anglophones en raison du profil qui lui est attribué. Le demandeur craint également les violences perpétrées par le groupe Boko Haram et les groupes séparatistes au Cameroun.
[6] Le demandeur a allégué avoir vécu plusieurs événements traumatisants au Cameroun en 2017 et 2018, à savoir les suivants :
- En septembre 2017, le demandeur a été expulsé d’un autobus traversant la région anglophone du pays et menacé parce qu’il était francophone;
- En décembre 2017, des inconnus l’ont agressé. Il soupçonne que l’attaque a été orchestrée par d’anciens collègues de travail qui ont perdu leur emploi ou ont été réprimandés à la suite d’actes qu’il a dénoncés (ou était présumé avoir dénoncés) à leur employeur quelques années auparavant;
- En février 2018, l’école de sa fille a été incendiée, une attaque qu’il attribue à des sécessionnistes anglophones.
[7] Après ce dernier incident, le demandeur a quitté le Cameroun et s’est rendu au Canada avec un visa de visiteur, en date du 8 mars 2018. Il y a fait une demande d’asile le 30 mai 2018.
[8] Le demandeur et sa fille, laquelle étudie au Canada, ont tous deux témoigné lors de l’audience. Sa fille qui a témoigné ne se trouvait pas au Cameroun lorsque les événements allégués se sont produits, mais elle a témoigné de ce qu’elle avait appris de ses amis et de sa famille.
B.
La décision de la SPR
[9] Dans une décision datée du 13 mars 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, car le tribunal a déterminé que ce dernier n’avait pas démontré le fondement objectif de sa crainte de persécution fondée sur l’ethnicité, la langue ou les opinions politiques, ni sa crainte de représailles de la part d’anciens collègues. Ainsi, sa demande fondée sur les articles 96 et 97 de la LIPR n’a pas été établie selon la prépondérance des probabilités.
[10] Le décideur de la SPR a fait les constatations suivantes en ce qui concerne la crainte du demandeur d’être persécuté en raison de son appartenance aux Bamilékés et de ses opinions politiques supposées :
- le demandeur et son épouse ne faisaient pas de politique et n’étaient partisans d’aucun groupe politique;
- le demandeur n’a pas démontré qu’il existait une possibilité sérieuse que les Bamilékés soient ciblés par le gouvernement, et ce, indépendamment de leurs opinions politiques;
- les preuves documentaires objectives n’étayaient pas l’affirmation selon laquelle les Bamilékés couraient un risque sérieux de persécution à Douala;
- l’incident qui s’est produit dans un autobus alors qu’il traversait la partie anglophone du pays n’est pas révélateur du traitement que le demandeur subirait ailleurs au Cameroun, notamment dans sa ville de résidence, Douala;
- le demandeur n’a pas démontré qu’il existait une possibilité sérieuse qu’il soit pris pour cible par les autorités ou les partisans politiques du gouvernement en raison de son ethnicité ou de ses opinions politiques supposées.
[11] Le décideur de la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi le fondement objectif de sa crainte d’être persécuté à Douala en raison de sa langue ou de sa langue présumée, et cette conclusion était étayée par les constatations suivantes :
- les anglophones et francophones coexistent à Douala, et les anglophones qui y vivent ne sont pas soumis à un traitement pouvant être assimilé à une persécution;
- la preuve documentaire indique que la ville de Douala n’est pas exposée à un risque particulier d’être prise pour cible par des groupes séparatistes;
- les violences ethniques et linguistiques ont lieu principalement dans les régions du nord, du nord‑ouest et du sud‑ouest du pays; la preuve n’indique donc pas que le demandeur risquerait sérieusement d’être persécuté à Douala;
- le demandeur n’a pas fourni de preuves objectives permettant de démontrer que l’incendie à l’école de sa fille était d’origine criminelle, ni qu’il avait été provoqué par des sécessionnistes anglophones;
- l’épouse du demandeur est rentrée au Cameroun après un récent voyage aux États‑Unis; elle et plusieurs des enfants du demandeur, tous anglophones, continuent de résider à Douala.
[12] En ce qui concerne la crainte du demandeur d’être persécuté par le groupe Boko Haram, le décideur de la SPR a constaté que le demandeur n’avait pas avancé d’allégations spécifiques et a conclu que le groupe était principalement actif dans le nord du Cameroun; ainsi, le demandeur n’a pas démontré une possibilité sérieuse de persécution par Boko Haram à Douala.
[13] Pour les raisons qui précèdent, le décideur de la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas établi le bien‑fondé de sa crainte de persécution conformément à l’article 96 de la LIPR. La SPR a ensuite conclu que le demandeur n’avait pas étayé sa demande de protection fondée sur l’article 97 de la LIPR, car elle a estimé que le demandeur n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait été ciblé lors de l’incident ayant eu lieu en décembre 2017 pour des raisons liées à un conflit de travail. La SPR a par ailleurs noté que le demandeur avait quitté le lieu de travail en question en 2010, soit sept ans avant l’agression alléguée, que l’identité des agresseurs était inconnue et qu’aucun autre incident de cette nature n’avait eu lieu avant son départ du Cameroun.
III.
La décision faisant l’objet du contrôle
[14] En appel devant la SAR, le demandeur a fait valoir que la SPR avait commis une erreur en ignorant l’effet cumulatif de la discrimination dont les Bamilékés font l’objet au Cameroun. Il a présenté de nouveaux éléments de preuve montrant que les tensions ethniques entre la minorité Bamiléké et la majorité Béti s’étaient aggravées depuis que la SPR avait rendu sa décision, et a affirmé qu’elles devaient être prises en compte à la lumière de la nature cumulative des multiples conflits. Le demandeur a affirmé qu’il ne devrait pas avoir à attendre que la violence atteigne Douala pour demander une protection dans un autre pays.
[15] La SAR a admis les neuf nouveaux documents soumis par le demandeur et a conclu qu’il n’était pas nécessaire de tenir une audience, puisque les nouvelles preuves ne soulevaient pas de questions concernant la crédibilité du demandeur. Cependant, le décideur de la SAR a estimé que ces nouveaux documents n’établissaient pas que le climat politique réel au Cameroun était tel que la discrimination ou les actes de violence à l’encontre des personnes bamilékés avaient pris des dimensions importantes, et a conclu que les actes ciblant des Bamilékés restaient des actes isolés qui ne représentaient pas un mouvement au sein de la population générale. Il a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé que la discrimination subie par les personnes appartenant à l’ethnie Bamiléké atteignait de façon cumulative le seuil de la persécution.
[16] La SAR a également estimé que le demandeur n’avait pas établi que le conflit avec Boko Haram avait des conséquences différentes sur les Bamilékés que sur les autres citoyens du Cameroun.
[17] En examinant les trois incidents allégués par le demandeur l’ayant conduit à fuir son pays, la SAR a estimé que les causes de l’attaque de décembre 2017 et de l’incendie de l’école de février 2018 n’étaient pas connues, et que ces incidents ne constituaient pas une preuve suffisante pour établir que le demandeur serait exposé à un risque advenant son retour au pays. En outre, la SAR a estimé que l’incident ayant eu lieu dans un autobus en septembre 2017 était un élément insuffisant pour établir que le demandeur serait confronté à un risque ailleurs dans le pays, notamment à Douala.
[18] Dans sa décision datée du 24 août 2021, la SAR a confirmé la décision de la SPR et a conclu que, malgré la montée récente des tensions entre les Bamilékés et les Bétis, le demandeur n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y avait une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté, que sa vie soit menacée ou qu’il subisse des traitements ou peines cruels et inusités.
IV.
Questions en litige et norme de contrôle
[19] La présente demande soulève les questions suivantes :
A) La SAR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?
B) La décision de la SAR était‑elle raisonnable?
[20] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique au bien‑fondé de la décision de la SAR. Je souscris à leur opinion. Aucune des situations permettant de s’écarter de la présomption de la norme de la décision raisonnable n’est applicable en l’espèce : Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 17, 25; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27.
[21] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
: Vavilov, au para 85. Elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47; 74; Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13.
[22] La cour de révision doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir uniquement « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif »
: Vavilov, au para 13. La perfection n’est pas le critère à appliquer. Il n’appartient pas à la Cour de transformer l’examen selon la norme de la décision raisonnable en un examen fondé sur la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 aux para 36‑40 [Mason]. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100. Le respect du rôle du décideur administratif exige qu’une cour de révision adopte une attitude de retenue lors du contrôle : Vavilov, aux para 24, 75.
[23] Dans son argumentaire écrit, sur lequel il n’a pas insisté lors de l’audience, le demandeur a fait valoir que la SAR n’avait pas appliqué le bon critère juridique lors de l’examen de sa demande d’appel de la décision de la SPR, et que l’espèce exigeait l’application de la norme de la décision correcte, étant donné qu’elle avait une incidence sur l’administration de la justice : Vavilov, au para 58; Chen c Canada (Sécurité publique et protection civile), 2020 CF 25 au para 16. Toutefois, la présente affaire ne porte pas sur une question d’importance capitale pour le système juridique dans son ensemble, car les normes de preuve et les critères juridiques applicables sont bien établis et non controversés. La résolution de cette question ne va pas au‑delà des intérêts des parties dans la présente affaire. Par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas réfutée.
[24] Quant à la violation alléguée de l’équité procédurale, les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. Je préfère décrire la question différemment. Compte tenu de l’ensemble des circonstances et en mettant l’accent sur la nature des droits substantiels en cause et sur les conséquences pour la personne concernée, notre Cour doit déterminer si la procédure suivie par le décideur était juste et équitable : Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46‑47. Cette norme ne commande aucune déférence à l’égard du décideur.
V.
Analyse
A.
La SAR a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale?
[25] Dans son argumentation écrite, le demandeur fait valoir que certains segments de l’enregistrement audio de l’audience de la SPR sur lesquels la SAR s’est fondée pour prendre sa décision étaient inaudibles, et qu’ils ont donné lieu à une transcription incomplète. Le demandeur fait valoir que le défaut de la SAR de mentionner le caractère incomplet de la transcription constitue une violation de l’équité procédurale.
[26] Il n’a pas insisté sur cet argument à l’audience. J’ai informé les parties qu’après avoir lu la transcription, je n’étais pas persuadé que les bribes de l’enregistrement audio indiscernables pour le transcripteur étaient essentielles pour la décision de la SAR. Ces bribes ne constituaient pas des défauts ou omissions dans la transcription faisant surgir une « possibilité sérieuse »
de négation d’un moyen d’appel ou de révision, comme cela a été discuté dans l’affaire Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c Montréal (Ville), [1997] 1 RCS 793 au paragraphe 81, ainsi que dans les autres affaires citées par le demandeur. Il s’agissait en fait de brefs moments où la voix d’un locuteur s’éteignait et n’était pas captée par le système d’enregistrement audio.
[27] En outre, le demandeur n’a pas soulevé de préoccupations concernant la qualité de l’enregistrement audio dans ses observations d’appel; il n’a pas non plus déposé de transcription devant la SAR. La transcription du dossier certifié du Tribunal a été préparée par le Tribunal lorsque l’autorisation de demander un contrôle judiciaire de la décision de la SAR a été accordée. La Cour a toujours soutenu qu’il ne fallait pas accorder un contrôle judiciaire sur la base d’un motif qui n’avait pas été soulevé devant la SAR : Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 au para 24; Ogunmodede c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 94 aux para 23‑30 [Ogunmodede]; Enweliku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 228 aux para 27, 42. Sous réserve d’exceptions limitées qui ne s’appliquent pas en l’espèce, les demandeurs ne peuvent pas soulever de nouveaux arguments lors du contrôle judiciaire qui n’ont pas été soulevés devant le décideur administratif : Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, para 22‑26.
[28] Je suis donc convaincu qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.
B.
La décision de la SAR était‑elle raisonnable?
(1)
La SAR a‑t‑elle appliqué des normes ou critères incorrects lors de ses analyses au regard des articles 96 et 97 de la LIPR?
[29] L’argument du demandeur selon lequel la SAR a appliqué un critère juridique incorrect et l’a soumis à une norme de preuve plus rigoureuse est fondé sur le choix des mots de la SAR dans plusieurs paragraphes de la décision. Au paragraphe 2, par exemple, le décideur de la SAR a écrit :
Malgré des incidents récents inquiétants […], la situation n’a pas atteint un point tel qu’il serait raisonnable de conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse que l’appelant soit persécuté parce qu’il est Bamiléké.
[Abrégé; non souligné dans l’original.]
[30] Le demandeur soutient que la persécution encourue à son retour au Cameroun ne doit être prouvée que selon la norme la plus faible, c’est‑à‑dire celle de la possibilité raisonnable, et que seuls les cas de persécution passés doivent être prouvés selon la prépondérance des probabilités.
[31] Le demandeur fait valoir que la SAR a également imposé une norme de preuve plus stricte au paragraphe 15 de sa décision, dans lequel elle a exigé la preuve d’un mouvement de haine collective au sein de la société camerounaise en général à l’encontre des Bamilékés, ce qui est plus exigeant que la norme de la « possibilité raisonnable »
applicable selon la jurisprudence. Par ailleurs, le demandeur soutient que la SAR a appliqué de manière inappropriée, au paragraphe 22 de la décision, le critère de l’article 96 de la LIPR, en exigeant du demandeur qu’il prouve que les Bamilékés sont exposés à un risque de persécution plus important que d’autres groupes au Cameroun.
[32] Le demandeur avance en outre que la SAR a commis une erreur dans son interprétation du critère au paragraphe 24 de la décision, dans lequel elle a estimé que le demandeur n’avait pas établi qu’il était personnellement visé par une menace à sa vie ou un risque de subir des traitements ou peines cruels et inusités. Le demandeur affirme que la SAR a intégré à tort le critère du risque personnel, prévu par l’article 97 de la LIPR, dans son analyse au regard de l’article 96 : Alhezma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1300 aux para 18‑19.
[33] La Cour convient avec le défendeur que la décision de la SAR doit être lue et interprétée dans son ensemble, et non pas point par point. La cour de révision ne doit pas se lancer dans une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur »
ni adopter l’attitude d’un critique littéraire trop désireux de trouver des lacunes : Vavilov, au para 102; Mason, au para 37. La Cour doit plutôt rechercher des « lacunes graves »
qui sont « suffisamment capitales ou importantes »
, lors de son examen de la décision dans son ensemble : Vavilov, aux para 15, 85‑99, 100, 116, 122.
[34] L’examen de l’ensemble des motifs de la SAR ne permet pas de conclure que la décision a été rendue sur la base d’une norme de preuve ou d’un critère juridique incorrect.
[35] Le paragraphe 2 de la décision de la SAR n’impose pas la norme de preuve plus stricte de la « prépondérance des probabilités »
pour établir une possibilité de persécution au Cameroun, mais résume plutôt la décision dans son ensemble, en termes généraux.
[36] Le paragraphe 15 de la décision de la SAR n’exige pas que le demandeur prouve l’existence d’un mouvement de haine collective contre des Bamilékés, mais indique plutôt que la SAR n’est pas convaincue que le dossier contient des éléments de preuve démontrant plus que des incidents isolés.
[37] Au paragraphe 22 de sa décision, la SAR n’a pas mal appliqué le critère de l’article 96 de la LIPR en exigeant du demandeur qu’il prouve que les Bamilékés courent un plus grand risque de persécution que d’autres groupes au Cameroun. Au contraire, la SAR a correctement appliqué le critère de l’article 96 de la LIPR, en exigeant du demandeur qu’il démontre qu’il serait lui‑même, en tant que Bamiléké, exposé à un risque de persécution par le groupe Boko Haram qui serait différent de celui auquel est exposé le reste de la société camerounaise.
[38] La conclusion du Tribunal, au paragraphe 24, n’indique pas que la SAR a indûment intégré le critère du risque personnel de l’article 97 de la LIPR dans son analyse au regard de l’article 96. Dans un résumé de son analyse, la SAR énonce ses conclusions sur l’application des articles 96 et 97 en deux phrases distinctes.
(2)
Conclusion implicite en matière de crédibilité et refus d’audience?
[39] Le demandeur fait valoir que la SAR a fait une mauvaise interprétation ou a tiré des conclusions implicites sur la crédibilité quant à la cause de l’incendie qui a ravagé l’école de sa fille, en mettant en doute le témoignage du demandeur et de son autre fille et en concluant que la cause de l’incendie n’était « pas du tout clair[e] »
. Il soutient que si la SAR ne croyait pas son témoignage, il incombait à cette dernière de convoquer une audience. En outre, le demandeur affirme que la SAR a mal compris son témoignage concernant l’agression qu’il a subie en décembre 2017, en faisant fi de son affirmation selon laquelle l’agression était probablement motivée par des considérations ethniques, compte tenu des éléments de preuve relatifs aux conditions dans son pays et de son témoignage.
[40] Comme l’a mentionné le juge Gascon dans la décision Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2018 CF 940, aux paragraphes 41 à 42, il ne faut pas confondre une conclusion relative à l’insuffisance de preuve probante, qui porte sur la nature et la qualité de la preuve et sa valeur probante, avec une conclusion défavorable quant à la crédibilité. En l’espèce, ni la SPR ni la SAR n’ont mis en doute la crédibilité du demandeur ou celle de sa fille. La conclusion de la SAR selon laquelle la preuve était insuffisante pour étayer leur témoignage concernant les motifs des auteurs responsables des incidents survenus au Cameroun ne constitue pas une conclusion défavorable voilée quant à la crédibilité. La SAR a estimé que le demandeur ne s’était pas acquitté de son obligation d’établir les motifs des incidents selon la prépondérance des probabilités. Cela ne signifie pas que la SAR n’a pas cru le demandeur ou sa fille, mais plutôt que les éléments de preuve fournis doivent également satisfaire à la norme de preuve applicable, ce qui, de l’avis de la SAR, n’était pas le cas. Le dossier ne contient aucun élément permettant à la Cour d’infirmer cette conclusion.
C.
Évaluation de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité de la décision.
[41] Le demandeur affirme que la SAR a suivi un raisonnement circulaire en acceptant l’argument selon lequel il ne devrait pas devoir attendre que la violence contre sa communauté ethnique atteigne sa ville de résidence, Douala, et en concluant quelques paragraphes plus loin qu’il n’avait pas établi qu’il était en danger à Douala, et ce, malgré le fait que deux des trois incidents allégués s’y étaient produits.
[42] Le demandeur fait également valoir que la SAR n’a pas justifié sa décision et n’a pas exposé les raisons de ses conclusions. Le demandeur soutient que la SAR s’est contentée d’énoncer sa conclusion sans formuler son analyse lorsqu’elle a accepté les nouveaux éléments de preuve du demandeur révélant une montée des tensions ethniques, l’état d’agitation observé au Cameroun après l’élection et le fait que les Bamilékés sont le principal groupe visé par les discours haineux, pour finalement conclure que la preuve d’un risque découlant de l’ethnicité du demandeur était insuffisante.
[43] La Cour partage l’avis du défendeur selon lequel la décision de la SAR est suffisamment justifiée, transparente et intelligible. La SAR a reconnu que des tensions subsistaient à Douala entre les Bamilékés et les Bétis, qui constituent la majorité ethnique, mais a estimé qu’il n’y avait pas une preuve convaincante que le demandeur serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans l’avenir.
[44] Les motifs de la SAR ne traitent pas explicitement de la valeur probante du témoignage de la fille du demandeur devant la SPR. Toutefois, la SAR n’avait pas l’obligation de se référer à toutes les preuves soumises dans un volumineux dossier du tribunal. On peut avancer que lorsque le commissaire de la SAR déclare qu’« il n’est pas du tout clair d’après la preuve présentée quelle fut la cause des deux derniers incidents »
, il ne faisait pas référence au témoignage de la fille du demandeur. Cependant, le demandeur n’a pas allégué, dans ses observations en appel, que la SPR n’avait pas accordé le poids voulu au témoignage de sa fille. En outre, ce témoignage se fondait sur les convictions d’autres personnes, avec qui celle‑ci avait parlé depuis le Canada. À mon avis, il est raisonnable de déduire de l’analyse de la SAR que ce témoignage a bel et bien été pris en considération, mais qu’il n’a tout simplement pas beaucoup pesé dans l’évaluation du bien‑fondé de la demande dans son ensemble.
[45] Comme l’indique le décideur de la SAR, les responsables de l’agression de décembre 2017 et de l’incendie de l’école demeurent inconnus. En ce qui concerne les deux incidents, la SAR a estimé que le demandeur ne s’était pas déchargé de son fardeau d’établir les motifs de ces événements selon la prépondérance des probabilités. À mon avis, il est raisonnable de penser que cette conclusion se fonde sur une analyse de tous les éléments de preuve soumis à l’appui de la demande, y compris le témoignage de la fille du demandeur.
[46] C’est une chose d’admettre que le demandeur a été victime d’une attaque par des inconnus qu’il croyait liée à des événements professionnels vieux de sept ans, et d’admettre qu’une école a été incendiée, et c’en est une autre de conclure qu’il existe un lien entre les deux événements, ou d’y voir des indices que le demandeur court un risque sérieux de persécution. En outre, la preuve documentaire concernant les tensions croissantes et les agressions entre les groupes ethniques au Cameroun ne suffit pas à démontrer que cette situation se poursuivra, prendra de l’ampleur ou mènera à plus que des incidents isolés.
[47] Puisque le demandeur n’a, dans ses observations, cité aucun exemple précis de discrimination à son encontre, mis à part la suspension d’un contrat, il était raisonnable pour la SAR de ne pas présenter une évaluation exhaustive et cumulative des éléments de preuve de discrimination contre les Bamilékés. Comme la Cour l’a indiqué dans la décision Kanawati, la décision de la SAR doit être examinée dans le contexte de la manière dont les demandeurs ont formulé leurs motifs d’appel : Kanawati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 12 au para 23. La SAR ne peut être blâmée pour avoir omis d’examiner des arguments que les demandeurs n’ont pas soulevés ou étayés par des éléments de preuve en appel : Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 964 au para 20.
VI.
Conclusion
[48] À la lumière des motifs qui précèdent, je suis convaincu que la décision de la SAR satisfait à la norme de la décision raisonnable et qu’il n’y a pas eu violation de l’équité procédurale. Par conséquent, la demande est rejetée.
[49] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée, et aucune ne sera certifiée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑6349‑21
LA COUR ORDONNE le rejet de la demande. Aucune question n’est certifiée.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM‑6349‑21
|
INTITULÉ :
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RAYMOND MARIE TCHEUMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Audience tenue par téléconférence à Vancouver (Colombie‑Britannique)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 13 avril 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
Le juge Mosley
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 14 juin 2022
|
COMPARUTIONS :
Sadaf Kashfi
Molly Joeck
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Suzanne Trudel
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Edelmann & Co. Law Offices
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Vancouver (Colombie‑Britannique)
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POUR LE DÉFENDEUR
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