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Date : 20220616


Dossier : T-1633-21

Référence : 2022 CF 909

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 juin 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

VERNON WATCHMAKER

demandeur

et

NATION CRIE DE KEHEWIN No 466

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire et sommaire

[1] La présente demande de contrôle judiciaire a été présentée par un membre de la Nation crie de Kehewin [la NCK], une bande visée par la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, qui se trouve sur le territoire visé par le Traité no 6 dans le nord-est de l’Alberta. Le demandeur a été élu chef de la bande en 2018. Il s’est présenté pour se faire réélire au poste de chef lors des élections de 2021 de la NCK, dont les résultats ont été annoncés le 29 septembre 2021, à 13 h 40.

[2] Le demandeur n’a pas été réélu. Il a été vaincu par Trevor John [M. John], qui a obtenu 84 voix de plus. Le demandeur souhaitait interjeter appel des résultats électoraux. À cet égard, la NCK avait adopté la Loi électorale de la Nation crie de Kehewin [la Loi électorale], qui contenait entre autres des dispositions sur la sélection d’un Comité d’appel en matière d’élections chargé d’entendre et de trancher les appels.

[3] Le demandeur a interjeté appel des résultats des élections le 6 octobre 2021, à 13 h 49, en déposant des documents d’appel auprès du président d’élection adjoint.

[4] Il n’est pas contesté que le demandeur n’a pas déposé de documents d’appel auprès du Comité d’appel en matière d’élections, et que ce dernier n’a jamais étudié son appel.

[5] Son appel a plutôt été jugé invalide par le président d’élection parce que les documents d’appel auraient été présentés 5 ou 10 minutes après la période de sept jours prévue par l’article 15 de la Loi électorale. Le président d’élection a expliqué que, étant donné que le demandeur a présenté sa demande à 13 h 49, et non avant le 6 octobre 2021 à 13 h 40, il a dépassé le délai imparti pour interjeter appel.

[6] En vertu de la Loi électorale, les demandes d’appel sont assujetties à un délai de prescription de sept jours à compter de la date de l’annonce des résultats électoraux. Le président d’élection était d’avis que le délai de sept jours devait être calculé [traduction] « à la minute près ».

[7] Le demandeur soutient qu’il a présenté son appel à l’intérieur du délai de prescription. Selon lui, il avait jusqu’à la fin du septième jour après la divulgation des résultats électoraux pour interjeter appel.

[8] Le demandeur demande que les résultats électoraux soient invalidés de sorte qu’une nouvelle élection puisse être organisée. À titre subsidiaire, il demande qu’un nouveau Comité d’appel soit établi conformément à la Loi électorale et que sa demande d’appel soit évaluée par celui-ci.

[9] La présente demande est accueillie, pour les motifs qui suivent.

II. Faits

A. Conclusion d’outrage au tribunal antérieure contre le demandeur

[10] La défenderesse fait observer que, dans une décision antérieure, j’ai déclaré le demandeur coupable d’outrage au tribunal (voir Joly c Gadwa, 2018 CF 746) et que je l’ai par la suite condamné à une amende de 3 000 $ en partie parce qu’il n’avait pas entièrement fait amende honorable (voir Joly c Gadwa, 2019 CF 175). Même si la défenderesse soutient que ces conclusions devraient être un facteur favorisant le rejet de la présente demande, je ne suis pas convaincu qu’elles soient pertinentes. Par conséquent, cette question ne sera pas examinée de manière plus approfondie.

B. Faits importants ayant conduit à la présente demande

[11] Le demandeur a été élu au poste de conseiller de bande en 2014. Par la suite, il a été élu au poste de chef, qu’il a occupé de 2018 à 2021. M. Watchmaker s’est porté candidat pour être réélu au poste de chef lors des élections de 2021, au cours desquelles sept conseillers et un chef devaient être élus. Sa défaite aux élections de 2021 et son appel subséquent, ou plutôt ses efforts pour interjeter appel des résultats électoraux, font l’objet de la présente demande.

[12] Le 29 septembre 2021, les résultats des élections ont été publiés à 13 h 40. Selon ces résultats, M. John a obtenu 284 voix et a été élu au poste de chef. M. Watchmaker est arrivé deuxième avec 200 voix. Les chiffres précis se trouvent dans le dossier du demandeur et sont reproduits en partie ci-dessous :

[traduction]
DÉPOUILLEMENT FINAL OFFICIEL

NATION CRIE DE KEHEWIN – ÉLECTIONS DE 2021

MANDAT du 29 septembre 2021 au 29 septembre 2024

Dénombrement des voix – poste de chef

VIDE

Manuel

Électronique

TOTAL

VIDE

Dion

Drayton

15

37

52

CHEF

Gadwa

Eric

28

139

167

CHEF

John

Melvin

4

15

19

CHEF

John

Trevor

88

196

284

CHEF

Watchmaker

Vernon

58

142

200

CHEF

[13] Dans les documents d’appel qu’il a déposés auprès du président d’élection adjoint et du président d’élection, le demandeur a contesté la validité des résultats, alléguant qu’on s’était livré à des manœuvres frauduleuses et que des contraventions à la Loi électorale avaient été commises. Le demandeur allègue que la manière dont la NCK a mené l’élection ainsi que le refus de cette dernière d’accepter et d’évaluer sa demande d’appel constituent des manquements à l’équité procédurale.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[14] Tel qu’il est mentionné ci-dessus, le demandeur a déposé ses documents d’appel auprès du président d’élection adjoint et du président d’élection. Les documents n’ont pas été déposés auprès du Comité d’appel en matière d’élections. Par conséquent, le Comité d’appel en matière d’élections n’a jamais étudié l’appel du demandeur.

[15] Cependant, le président d’élection a rejeté les documents d’appel du demandeur, estimant que l’appel du demandeur avait été présenté après l’expiration du délai imparti.

[16] À cet égard, le président d’élection a annoncé les résultats des élections à 13 h 40 le 29 septembre 2021.

[17] Par la suite, le président d’élection adjoint a envoyé un courriel daté du 1er octobre 2021, dans lequel il a parlé du délai de prescription de 7 jours pour interjeter appel en vertu de la Loi électorale, tel qu’il était entendu par le président d’élection :

[traduction]
La date du dépouillement officiel était le 29 septembre 2021.

Les candidats disposent de sept jours pour interjeter appel.

La période d’appel prendra fin le 6 octobre 2021.

Si aucun appel n’est interjeté et déclaré valide par Irwin Kehewin, président d’élection, la période électorale sera conclue après les sept jours.

Si un appel est interjeté dans les sept jours et qu’il est valide, Irwin aura sept jours pour y répondre par écrit. Ensuite, le Comité d’appel sera convoqué et aura 21 jours pour rendre une décision.

[18] En se fondant apparemment sur le courriel du président d’élection adjoint cité ci-dessus, le demandeur a présenté ses documents d’appel au président d’élection adjoint le 6 octobre 2021, à 13 h 49. Leur réception a été confirmée dans un courriel de Tara Currie, une employée administrative de la NCK.

[19] Par la suite, le demandeur a reçu un appel du président d’élection adjoint l’informant que le président d’élection avait rejeté son appel.

[20] Il a également reçu un appel du président d’élection, qui lui a expliqué les raisons du rejet de son appel. Les seuls éléments de preuve au dossier sont deux pages de notes manuscrites, préparées par le président d’élection :

[traduction]
Vern a téléphoné depuis le téléphone de sa femme. J’ai parlé de l’heure à laquelle j’avais annoncé le nouveau chef et le nouveau conseil. C’était à compter de 13 h 44 (heure de début) + sept jours. J’ai cité la Loi électorale, selon laquelle il faut accepter ou déclarer la nomination d’ici 9 h, deux jours (48 heures) après la clôture des candidatures. L’appel a pris fin à 14 h 19. Je suis rentré chez moi pour aller chercher ma chaise de jardin, puis je suis retourné assister à la cérémonie d’inauguration du chef et du conseil dans le tipi, puis à la cérémonie de transfert de la coiffure, menée par Leonard Bastion de Pekigan. (Voir le dossier certifié du tribunal aux p 23-24.)

IV. Articles visés de la Loi électorale de la Nation crie de Kehewin

[21] Les dispositions suivantes de la Loi électorale sont visées dans la présente affaire :

[traduction]
Article 3 : SÉLECTION DU PRÉSIDENT D’ÉLECTION

A. Au moins quatre-vingt-dix (90) jours avant les élections de la Nation crie de Kehewin, le Comité consultatif des Aînés de la Nation crie de Kehewin annonce le poste de président d’élection et accepte les candidatures à ce poste.

B. Au moins soixante (60) jours avant les élections de la Nation crie de Kehewin, le Comité consultatif des Aînés de la Nation crie de Kehewin examine les candidatures et recommande un ou plusieurs présidents d’élection au chef et au conseil.

C. Au moins quarante-cinq (45) jours avant les élections de la Nation crie de Kehewin, le chef et le conseil sélectionnent l’un des candidats recommandés par le Comité et adoptent une résolution du Conseil de bande pour accepter le président d’élection.

D. Le président d’élection ne doit pas être membre de la Nation crie de Kehewin no 123 et doit être certifié par Services aux Autochtones Canada (c’est-à-dire Affaires indiennes).

E. Le président d’élection est chargé des élections conformément aux dispositions de la présente loi.

Article 4 : SÉLECTION DU COMITÉ D’APPEL EN MATIÈRE D’ÉLECTIONS

A. Au moins trente (30) jours avant les élections de la Nation crie de Kehewin, le président d’élection nomme un « Comité d’appel en matière d’élections de la Nation crie de Kehewin » composé de trois (3) membres non issus de la Nation crie de Kehewin.

B. Le Comité comprend au moins un Aîné non issu de la Nation crie de Kehewin.

Article 5 : FONCTIONS DU COMITÉ D’APPEL EN MATIÈRE D’ÉLECTIONS

A. Le Comité d’appel en matière d’élections de la Nation crie de Kehewin reçoit, examine et tranche les appels en matière d’élections conformément au processus décrit à l’article 15 « Processus d’appel ».

Article 15 : PROCESSUS D’APPEL

A. Présentation : L’appel présenté au Comité d’appel en matière d’élections doit :

1. être interjeté dans les sept (7) jours suivant les résultats finaux du scrutin;

2. être déposé par écrit, dans un affidavit fait sous serment devant un notaire public ou un commissaire à l’assermentation dûment nommé, et exposer les faits étayant les motifs de l’appel et être accompagné de documents à l’appui;

3. être accompagné de frais non remboursables de mille dollars (1 000 $) payés en espèces ou par chèque certifié ou mandat à l’ordre de la Nation crie de Kehewin.

B. Un appel interjeté en vertu du présent article doit attester de manière suffisante un ou plusieurs des éléments suivants :

1. la personne déclarée élue était inapte à être candidate;

2. il y a eu violation du présent code dans le déroulement de l’élection, ce qui a pu avoir une incidence sur les résultats de l’élection;

3. une manœuvre frauduleuse a été observée relativement à l’élection, notamment :

a) il est interdit à tout membre ou non-membre de la Nation crie de Kehewin, relativement à l’élection, d’adopter les comportements suivants :

1) offrir de l’argent, des biens, un emploi ou toute autre contrepartie valable en vue d’inciter un électeur à voter ou à s’abstenir de voter pour un candidat donné;

2) par intimidation ou par la contrainte, inciter une autre personne à voter ou à s’abstenir de voter pour un candidat donné;

3) voter ou tenter de voter pour une personne qui n’a pas droit de vote;

4) faire sciemment usage d’un faux bulletin de vote;

5) déposer dans une urne un bulletin de vote pour une personne qui sait ne pas y être autorisée aux termes du règlement.

C. Procédure : Sur réception d’un appel en matière d’élections, le Comité d’appel en matière d’élections doit procéder de la façon suivante :

1. si l’appel est interjeté conformément au présent article, transmettre au président d’élection et à chaque candidat à l’élection, par courrier recommandé, une copie de l’appel et des documents à l’appui;

2. si l’appel n’est pas interjeté conformément au présent article, informer le ou les appelants par écrit que l’appel ne fera pas l’objet d’un examen plus poussé.

D. Réponse aux allégations : Tout candidat ou le président d’élection peut, dans les sept (7) jours suivant la réception du ou des appels, transmettre au Comité d’appel en matière d’élections une réponse écrite aux allégations d’appel, accompagnée de toute documentation à l’appui.

E. Enquête : Si les documents déposés sont insuffisants pour décider de la validité de l’élection faisant l’objet de la plainte, le Comité d’appel en matière d’élections peut mener une enquête aussi approfondie qu’il le juge nécessaire.

[Non souligné dans l’original.]

V. Questions en litige

[22] Selon le demandeur, la question est de savoir si la Première Nation a porté atteinte au droit à l’équité procédurale du demandeur.

[23] Selon la défenderesse, la question consiste à déterminer si la décision de la Première Nation de rejeter la demande d’appel en matière d’élections du demandeur au motif qu’il n’avait pas respecté le délai était raisonnable.

VI. Norme de contrôle

[24] Le demandeur prétend qu’il y a eu des manquements à l’obligation d’équité procédurale. Par conséquent, il soutient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte. La défenderesse soutient que les questions principales se rapportent au fond de la décision de la Première Nation et fait valoir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[25] Je suis respectueusement d’avis que la décision du président d’élection de ne pas renvoyer l’appel du demandeur au Comité d’appel en matière d’élections en l’espèce est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[26] Les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, motifs du juge Binnie, au para 43. Cela dit, je tiens à souligner que, dans l’arrêt Bergeron c Canada (Procureur général), 2015 CAF 160, le juge Stratas, au nom de la Cour d’appel fédérale, a fait observer, au paragraphe 69, qu’il peut être nécessaire de procéder selon la norme de la décision correcte « en se montrant respectueux [des] choix [du décideur]” et en faisant preuve d’un “degré de retenue” : Ré:Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48, 455 N.R. 87, au paragraphe 42 ». Voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [le juge Rennie]. À cet égard, je souligne également que la Cour d’appel fédérale a conclu dans un arrêt récent que le contrôle judiciaire des questions d’équité procédurale est effectué selon la norme de la décision correcte : voir Association canadienne des avocats et avocates en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, motifs du juge de Montigny [les juges Near et LeBlanc y ont souscrit] :

[35] Ni l’arrêt Vavilov ni, à ce sujet, l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 R.C.S. 190, n’ont abordé la question de la norme applicable pour déterminer si le décideur a respecté l’obligation d’équité procédurale. Dans ces circonstances, je préfère m’en remettre à l’abondante jurisprudence, de la Cour suprême et de notre Cour, selon laquelle la norme de contrôle concernant l’équité procédurale demeure celle de la décision correcte.

[27] Selon ma compréhension des principes énoncés par la Cour suprême du Canada au paragraphe 23 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la norme applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte :

[23] Lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond (c.-à-d. le contrôle judiciaire d’une mesure administrative qui ne comporte pas d’examen d’un manquement à la justice naturelle ou à l’obligation d’équité procédurale), la norme de contrôle qu’elle applique doit refléter l’intention du législateur sur le rôle de la cour de révision, sauf dans les cas où la primauté du droit empêche de donner effet à cette intention. L’analyse a donc comme point de départ une présomption selon laquelle le législateur a voulu que la norme de contrôle applicable soit celle de la décision raisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[28] Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada a expliqué ce qui est exigé de la cour de révision lorsqu’elle applique la norme de la décision correcte :

[50] [...] La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.

VII. Analyse

A. Questions préliminaires soulevées par la défenderesse concernant les mesures de réparation

[29] La défenderesse conteste les mesures de réparation demandées par le demandeur. Premièrement, le demandeur cherche à obtenir une ordonnance obligeant la NCK à organiser un nouveau tour de scrutin. La défenderesse soutient que la Cour n’est pas habilitée à le faire. Cependant, je note que dans la décision Gadwa c Kehewin, 2016 CF 597, la juge Strickland a rendu une ordonnance entraînant la nécessité de tenir de nouvelles élections. En l’espèce, le demandeur a perdu son poste de chef parce que le président d’élection a jugé qu’il s’était livré à des pratiques électorales corruptrices. Compte tenu de ma décision en l’espèce, je n’ai pas besoin d’examiner cet argument.

[30] Deuxièmement, la défenderesse souligne que le demandeur a omis de désigner comme défendeur le Comité d’appel en matière d’élections, privant ainsi le Comité de la possibilité de répondre aux allégations de M. Watchmaker. La défenderesse souligne la pertinence de l’affaire Halcrow c Première Nation de Kapawe’no, 2021 CF 219 [la juge McDonald], qui concernait deux demanderesses ayant toutes deux été élues comme conseillères. Les défendeurs, des candidats non élus, ont contesté les résultats du scrutin en déposant un avis d’appel. Le Comité d’appel en matière d’élections a accueilli leur appel. La juge McDonald a annulé la décision du Comité d’appel en matière d’élections, estimant que les demanderesses n’avaient pas été correctement informées de l’avis d’appel présenté par les défendeurs. La juge McDonald a déclaré ce qui suit dans sa décision :

Comme elles ont été élues, [les deux conseillères] avaient un intérêt personnel de premier ordre, plus que [...] tout autre membre de la PNK, dans tout éventuel réexamen des résultats de l’élection par le Comité d’appel. À lui seul, ce fait rehausse fortement le degré d’équité procédurale qui leur est dû. Les demanderesses avaient le droit d’être informées de manière adéquate de la preuve présentée pour contester leurs élections, et elles auraient dû avoir la possibilité de présenter leurs observations avant qu’une décision allant à l’encontre de leurs intérêts ne soit prise.

[31] Encore une fois, compte tenu de ma décision en l’espèce, il n’est pas nécessaire d’examiner cet argument.

B. Le président d’élection et le président d’élection adjoint ont-ils commis une erreur en refusant de renvoyer l’appel de M. Watchmaker au Comité d’appel en matière d’élections?

[32] Le demandeur allègue les manquements suivants à l’obligation d’équité procédurale :

  1. les élections ont été tenues alors que le Comité n’était pas correctement constitué;

  2. le président d’élection a refusé d’accepter et de trancher l’appel du demandeur.

[33] En ce qui concerne le premier point, le paragraphe 4A de la Loi électorale exige qu’il y ait un comité d’appel en matière d’élections composé de [traduction] « trois (3) membres non issus de la Nation crie de Kehewin ». Il n’est pas contesté que les trois membres du Comité d’appel en matière d’élections étaient en fait membres de la NCK. Autrement dit, les trois membres avaient été nommés en violation du paragraphe 4A de la Loi électorale. De la même manière, le paragraphe 3D de la Loi électorale dispose que le président d’élection [traduction] « ne doit pas être membre » de la NCK et doit être [traduction] « certifié par Services aux Autochtones Canada (c’est-à-dire Affaires indiennes) ». Il n’est pas non plus contesté que ces exigences n’ont pas été respectées. Le président d’élection était membre de la NCK, et rien ne prouve qu’il était [traduction] « certifié par Services aux Autochtones Canada (c’est-à-dire Affaires indiennes) ».

[34] À mon avis, si le demandeur avait des réserves à cet égard, il aurait pu et dû prendre des mesures pour contester la nomination des membres du Comité lorsqu’il en a pris connaissance. Je ne suis pas convaincu qu’il n’était pas au courant de ces nominations, étant donné qu’il était le chef de la bande lorsqu’elles ont été faites. En ce qui concerne la nomination du président d’élection en particulier, conformément au pouvoir discrétionnaire qui m’est conféré, je n’entendrai pas l’objection du demandeur, car, non seulement il était le chef de la NCK lorsque le président d’élection a été nommé, mais il a aussi signé la résolution du conseil de bande approuvant cette nomination. Je n’ai pas besoin d’examiner la question de la composition irrégulière du Comité d’appel en matière d’élections, puisque cela n’a joué aucun rôle dans la présente affaire. Cependant, cette irrégularité est pertinente dans le contexte des mesures de réparation, dont il sera question ci-dessous.

[35] En ce qui concerne le deuxième point, il faut déterminer s’il y a eu manquement à l’équité procédurale lorsque le président d’élection a refusé de renvoyer l’appel du demandeur au Comité d’appel en matière d’élections. Selon moi, ce fut le cas.

[36] La défenderesse affirme que cet argument est sans fondement parce que le demandeur n’a pas suivi la procédure établie dans la Loi électorale. La défenderesse soutient que le demandeur aurait dû interjeter appel auprès du Comité d’appel en matière d’élections, et non auprès du président d’élection adjoint et du président d’élection comme il l’a fait. La défenderesse affirme que la Loi électorale ne confère pas au président d’élection (ou au président d’élection adjoint) le pouvoir d’accueillir ou de rejeter les appels. La défenderesse soutient que c’est plutôt au Comité d’appel en matière d’élections que la Loi électorale confère le pouvoir décisionnel à l’égard des appels, y compris en ce qui concerne leur validité :

[traduction]
Article 15 : PROCESSUS D’APPEL

[...]

C. Procédure : Sur réception d’un appel en matière d’élections, le Comité d’appel en matière d’élections doit procéder de la façon suivante :

1. si l’appel est interjeté conformément au présent article, transmettre au président d’élection et à chaque candidat à l’élection, par courrier recommandé, une copie de l’appel et des documents à l’appui;

2. si l’appel n’est pas interjeté conformément au présent article, informer le ou les appelants par écrit que l’appel ne fera pas l’objet d’un examen plus poussé.

[Non souligné dans l’original.]

[37] Je note que la Loi électorale dispose au paragraphe 3E que [traduction] « [l]e président d’élection est chargé des élections conformément aux dispositions de la présente loi ». Je constate toutefois qu’il n’y a aucune référence au président d’élection dans les dispositions de la Loi électorale qui portent sur les appels. Ce pouvoir est plutôt conféré au Comité d’appel en matière d’élections à l’article 15, et à l’article 5 :

[traduction]
5. FONCTIONS DU COMITÉ D’APPEL EN MATIÈRE D’ÉLECTIONS

A. Le Comité d’appel en matière d’élections de la Nation crie de Kehewin reçoit, examine et tranche les appels en matière d’élections conformément au processus décrit à l’article 15 « Processus d’appel ».

[38] L’examen des actes de procédure dans la présente affaire révèle cependant que le demandeur sollicite, dans son avis de demande, le contrôle judiciaire [traduction] « de la décision du président d’élection et, ultimement, du Comité d’appel en matière d’élections, prise le 6 octobre 2021 [...] ». Si la demande de contrôle judiciaire s’était limitée à la décision du Comité d’appel en matière d’élections, le fait que le demandeur n’a pas envoyé par courriel son appel au Comité d’appel en matière d’élections aurait pu porter un coup fatal à sa demande. Certes, je ne suis pas en mesure de tirer quelque conclusion que ce soit en ce qui concerne la décision du Comité d’appel en matière d’élections, puisqu’elle n’a pas reçu signification de la présente demande et que, de toute façon, le Comité d’appel n’a pris aucune décision concernant l’appel du demandeur. Toutefois, compte tenu de la formulation utilisée par le demandeur dans l’avis de demande, la Cour est dûment saisie de la décision du président d’élection.

[39] À mon avis, aux termes des deux dispositions de la Loi électorale qui ont été mentionnées ci-dessus, c’est le Comité d’appel en matière d’élections, et non le président d’élection ou le président d’élection adjoint, qui devait accueillir ou rejeter l’appel.

[40] Je ne trouve rien dans la Loi électorale qui appuierait la proposition selon laquelle le président d’élection a un rôle à jouer ou un pouvoir discrétionnaire à exercer pour décider si l’appel du demandeur doit être renvoyé au Comité d’appel en matière d’élections. En refusant de le faire, le président d’élection s’est, à mon avis, arrogé de façon inappropriée un pouvoir qu’il n’avait pas et que la Loi électorale confère en fait exclusivement au Comité d’appel en matière d’élections.

[41] J’arrive à cette conclusion, je le répète, en tenant compte du libellé de la Loi électorale :

[traduction]
15. PROCESSUS D’APPEL

[...]

C. Procédure : Sur réception d’un appel en matière d’élections, le Comité d’appel en matière d’élections doit procéder de la façon suivante :

1. si l’appel est interjeté conformément au présent article, transmettre au président d’élection et à chaque candidat à l’élection, par courrier recommandé, une copie de l’appel et des documents à l’appui;

2. si l’appel n’est pas interjeté conformément au présent article, informer le ou les appelants par écrit que l’appel ne fera pas l’objet d’un examen plus poussé.

[Non souligné dans l’original.]

[42] Bien que la Loi électorale dispose au paragraphe 3E que [traduction] « [l]e président d’élection est chargé des élections conformément aux dispositions de la présente loi », il est important de noter que les dispositions de la Loi électorale qui portent sur les appels ne mentionnent pas le président d’élection. Le pouvoir de décider s’il faut ou non instruire un appel est plutôt conféré au Comité d’appel en matière d’élections, non seulement au point 2 du paragraphe 15C, mais aussi à l’article 5, qui renforce l’article 15 :

[traduction]
5. FONCTIONS DU COMITÉ D’APPEL EN MATIÈRE D’ÉLECTIONS

A. Le Comité d’appel en matière d’élections de la Nation crie de Kehewin reçoit, examine et tranche les appels en matière d’élections conformément au processus décrit à l’article 15 « Processus d’appel ».

[43] Je suis respectueusement d’avis que le président d’élection n’aurait pas dû s’interposer entre le demandeur et le Comité d’appel en matière d’élections, comme ce fut le cas en l’espèce. Sa décision va à l’encontre du libellé exprès contraignant, de nature procédurale, de la Loi électorale. Il s’agit d’une question entièrement procédurale et, à mon avis, la décision du président d’élection a contrevenu aux droits procéduraux du demandeur d’une manière substantielle et fondamentale. Voir Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 :

22 Bien que l’obligation d’équité soit souple et variable et qu’elle repose sur une appréciation du contexte de la loi particulière et des droits visés, il est utile d’examiner les critères à appliquer pour définir les droits procéduraux requis par l’obligation d’équité dans des circonstances données. Je souligne que l’idée sous-jacente à tous ces facteurs est que les droits de participation faisant partie de l’obligation d’équité procédurale visent à garantir que les décisions administratives sont prises au moyen d’une procédure équitable et ouverte, adaptée au type de décision et à son contexte légal institutionnel et social, comprenant la possibilité donnée aux personnes visées par la décision de présenter leurs points de vue complètement ainsi que des éléments de preuve de sorte qu’ils soient considérés par le décideur.

[...]

24 Le deuxième facteur est la nature du régime législatif et « les termes de la loi en vertu de laquelle agit l’organisme en question » : Vieux St-Boniface, précité, à la p. 1191. Le rôle que joue la décision particulière au sein du régime législatif, et d’autres indications qui s’y rapportent dans la loi, aident à définir la nature de l’obligation d’équité dans le cadre d’une décision administrative précise. Par exemple, des protections procédurales plus importantes seront exigées lorsque la loi ne prévoit aucune procédure d’appel, ou lorsque la décision est déterminante quant à la question en litige et qu’il n’est plus possible de présenter d’autres demandes : voir D. J. M. Brown and J. M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), aux pp. 7-66 et 7-67.

[...]

27 Cinquièmement, l’analyse des procédures requises par l’obligation d’équité devrait également prendre en considération et respecter les choix de procédure que l’organisme fait lui-même, particulièrement quand la loi laisse au décideur la possibilité de choisir ses propres procédures, ou quand l’organisme a une expertise dans le choix des procédures appropriées dans les circonstances : Brown et Evans, op. cit., aux pp. 7-66 à 7-70. Bien que, de toute évidence, cela ne soit pas déterminant, il faut accorder une grande importance au choix de procédures par l’organisme lui-même et à ses contraintes institutionnelles : IWA c. Consolidated-Bathurst Packaging Ltd., [1990] 1 R.C.S. 282, le juge Gonthier.

[44] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[45] J’en viens à la question des mesures de réparation. La décision du président d’élection de ne pas renvoyer l’appel au Comité d’appel en matière d’élections doit être annulée au motif qu’elle a été prise sans autorisation légale et qu’elle constitue un manquement à l’équité procédurale. Normalement, la Cour devrait renvoyer l’affaire à un autre décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Cependant, il semble que le président d’élection et le président d’élection adjoint aient tous deux participé à la prise de la décision contestée. Le président d’élection a pris la décision de ne pas renvoyer l’appel, et le président d’élection adjoint a envoyé le courriel du 1er octobre 2021 invoquant le droit du président d’élection de prendre une telle décision. Par conséquent, la Cour ordonnera que les documents d’appel du demandeur soient transmis au Comité d’appel en matière d’élections pour qu’une décision soit prise en vertu des articles 5 et 15 de la Loi électorale.

[46] À mon avis, un nouveau Comité d’appel en matière d’élections devra être formé, de manière à respecter les exigences du paragraphe 4A de la Loi électorale. La Cour ne devrait pas confier la présente affaire au Comité d’appel en matière d’élections actuel, étant donné qu’il n’a pas été constitué régulièrement. Sur ce point et sur la question du respect des délais, la Cour adopte la conclusion tirée par le juge Favel dans la décision McDonald c Première Nation dénésuline de Fond‐du‐Lac, 2022 CF 844 :

[87] La Cour « a reconnu à plusieurs reprises sa volonté de trouver la manière la moins intrusive de traiter les questions se rattachant aux élections, par respect pour les efforts qu’ont déployés la Première Nation et ses membres pour promulguer des règles régissant leurs processus électoraux » (Mercredi CF, au para 56). Cependant, à mon avis, les faits de l’espèce et l’historique électoral de la Première Nation dénésuline de Fond‐du‐Lac justifient une approche un peu plus interventionniste. À cet égard, je suis d’accord avec le juge Grammond lorsqu’il dit, au paragraphe 19 de l’injonction McDonald :

[L]a mise en œuvre de ce principe [de non-intervention] dépend de l’engagement de la communauté à suivre son propre processus. Le récent report de l’élection soulève des doutes à cet égard. Si cela devait se reproduire, la Cour pourrait envisager les mesures plus intrusives suggérées par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Mercredi [CAF]. Comme je l’ai mentionné dans la décision Thomas c Première nation One Arrow, 2019 CF 1663, aux paragraphes 15, 16 et 21, lorsque la procédure d’appel d’une Première nation est devenue inefficace, notre Cour interviendra.

[88] Étant donné que le comité d’appel n’a pas été régulièrement constitué et qu’il y a eu manquement au droit à l’équité procédurale des demandeurs, il convient de décerner un bref de certiorari annulant les décisions d’appel. Pour les motifs exposés dans la décision Mercredi CF, je renvoie les appels des demandeurs à un nouveau comité d’appel dûment constitué dont les membres seront nommés conformément au processus établi à l’article 3.3 de la Loi électorale. Toutefois, j’ordonne que la nomination des membres du comité d’appel et l’instruction des appels des demandeurs soient assujetties à un calendrier précis (Mercredi CAF, au para 5; Première Nation Carry The Kettle c Kennedy, 2021 CF 462 au para 71 et jugement) [...]

[Non souligné dans l’original.]

VIII. Conclusion

[47] En raison du manquement à l’équité procédurale décrit ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La Cour ordonnera qu’un nouveau Comité d’appel en matière d’élections soit dûment constitué. Le demandeur pourra envoyer ses documents d’appel directement au nouveau Comité d’appel en matière d’élections pour qu’une décision soit prise en vertu des articles 5 et 15 de la Loi électorale.

IX. Dépens

[48] Les parties ne s’entendaient pas sur les dépens. Le demandeur a demandé qu’une somme globale de 7 500 $ lui soit adjugée s’il obtenait gain de cause, tandis que la défenderesse a fait valoir que les dépens devraient se situer entre 3 500 $ et 5 000 $. La défenderesse a demandé qu’une somme globale de 3 500 à 5 000 $ lui soit adjugée si le demandeur était débouté. Il s’agit là d’une nouvelle question, qui est importante pour la Première Nation. Le demandeur a eu gain de cause. À mon avis, l’adjudication de dépens de 4 000 $ est raisonnable en l’espèce. J’adjuge donc des dépens de 4 000 $ au demandeur, payables par la défenderesse.


JUGEMENT dans le dossier T-1633-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Le président d’élection doit nommer un nouveau Comité d’appel en matière d’élections, qui respecte les exigences du paragraphe 4A de la Loi électorale, dans les 30 jours de la présente ordonnance.

  3. Le demandeur peut envoyer ses documents d’appel directement au nouveau Comité d’appel en matière d’élections pour qu’une décision soit prise en vertu des articles 5 et 15 de la Loi électorale.

  4. La défenderesse doit payer au demandeur une somme globale de 4 000 $ au titre des dépens.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1633-21

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

VERNON WATCHMAKER c PREMIÈRE NATION CRIE DE KEHEWIN No 466

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 JUIN 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

LE 16 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Avnish Nanda

POUR LE DEMANDEUR

 

Dennis Callihoo

POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nanda & Company

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

Callihoo Law Office

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

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