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Date : 20220603


Dossier : IMM-1658-20

Référence : 2022 CF 819

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

OREOLUWA DAMILOLA AKINKUGBE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du 17 février 2020, par laquelle un agent principal d’immigration (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire, car j’estime que l’agent n’a pas tenu compte de façon adéquate du degré d’établissement de la demanderesse au Canada.

I. Contexte

[3] La demanderesse est une citoyenne du Nigéria âgée de 32 ans. Elle est arrivée au Canada en 2007 en tant qu’étudiante étrangère, munie d’un permis d’études valide pour l’Université de Toronto. Elle a toutefois abandonné le programme de cette université et a ultérieurement terminé ses études au Humber College. Après avoir vu plusieurs de ses demandes de permis rejetées, la demanderesse a soumis une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en 2014, qui a également été rejetée. En août 2018, elle a déposé une deuxième demande pour des motifs d’ordre humanitaire, qui fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Sa demande repose sur son degré d’établissement au Canada et les difficultés auxquelles elle ferait face si elle retournait au Nigéria.

II. Décision sur la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire faisant l’objet du contrôle

[4] Pour évaluer le degré d’établissement de la demanderesse au Canada, l’agent a tenu compte des lettres de soutien rédigées par des amis et de la relation de la demanderesse avec son frère, un résident permanent. Cependant, l’agent a noté qu’aucun des amis n’a précisé l’incidence qu’aurait le rejet de la demande sur leur relation. L’agent a estimé que la demanderesse pourrait rester en contact depuis l’étranger avec ses amis et son frère par d’autres moyens.

[5] En ce qui concerne le rôle de la demanderesse au sein de sa communauté religieuse, l’agent a reconnu qu’elle fait des dons à l’église et du bénévolat dans le cadre de divers programmes et activités. L’agent a également examiné des lettres de membres de sa congrégation et du pasteur. Toutefois, l’agent a affirmé que [traduction] « les éléments de preuve ne permettent guère de démontrer qu’elle ne pourrait pas pratiquer sa religion au Nigéria » ni que « l’église ne serait pas en mesure de continuer à offrir les programmes à l’intention des jeunes sans la contribution de la demanderesse ».

[6] L’agent s’est ensuite penché sur le fait que la demanderesse n’était pas parvenue à obtenir un permis de travail postdiplôme (PTPD) puisque ses études au Humber College n’étaient pas autorisées. En effet, le permis d’études était valide seulement pour l’Université de Toronto. L’agent a estimé que [traduction] « son incapacité à obtenir un PTPD était le résultat de ses propres actions » et, pour cette raison, a donné peu de poids à ce facteur.

[7] Selon l’agent, la demanderesse n’a également pas démontré pourquoi elle ne serait pas en mesure de présenter une demande de visa de travail de l’extérieur du Canada. L’agent a affirmé ce qui suit :

[traduction]

Si la demanderesse souhaite travailler au Canada, elle doit déposer une demande de visa de travail de l’extérieur du Canada, comme tout ressortissant étranger voulant travailler au Canada. Je dispose de très peu de renseignements démontrant les différences entre sa situation et celle de tous les autres ressortissants étrangers qui souhaitent travailler au Canada. La demanderesse a fourni peu d’explications quant à l’impossibilité de présenter sa demande de l’extérieur du Canada. Elle parle anglais, a étudié dans une institution postsecondaire canadienne et a déjà travaillé au Canada – tous des facteurs qui pourraient faciliter l’obtention d’un visa de travail. De plus, elle a déjà reçu une offre d’emploi, de House of Praise, qui précise que « la présente offre d’emploi sera rendue nulle si vous n’êtes pas autorisée à travailler au Canada ou cessez de l’être pendant votre emploi ». La demanderesse pourrait peut‑être demander à son futur employeur de l’aider avec sa demande de visa de travail en lui fournissant une étude d’impact sur le marché du travail. Je conclus que la demanderesse est en mesure de présenter une demande de visa de travail de l’extérieur du Canada.

[8] Enfin, l’agent a tenu compte de la déclaration de la demanderesse concernant l’impossibilité, pour elle, de trouver un emploi au Nigéria. Selon l’agent, la preuve ne démontrait guère que ses études et ses compétences n’étaient pas transférables. L’agent a également fait remarquer que les parents de la demanderesse vivaient au Nigéria et que peu d’éléments de preuve laissaient penser qu’ils ne voudraient pas ou ne pourraient pas l’aider à s’y installer de nouveau. L’agent a tenu compte de la déclaration des parents selon laquelle ils avaient vendu une propriété et contracté des prêts pour payer les droits de scolarité de leur enfant, ce qui démontrait, selon l’agent, qu’ils étaient prêts à tout pour la soutenir.

[9] Par conséquent, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée.

III. Question en litige et norme de contrôle

[10] La seule question à trancher concerne le caractère raisonnable de la décision de l’agent.

[11] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Lors du contrôle d’une décision assujettie à cette norme, la Cour doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 99).

IV. Analyse

[12] La demanderesse soutient qu’il était déraisonnable pour l’agent de supposer qu’elle pouvait demander un permis de travail de l’extérieur du Canada. La demanderesse s’appuie sur un certain nombre de décisions où notre Cour a jugé qu’il était déraisonnable de prendre en considération des solutions temporaires en matière d’immigration dans le cadre de l’examen d’une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, notamment Bernabe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 295 aux para 31 et 33 [Bernabe], et Rocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 84 aux paras 36 et 37 [Rocha].

[13] Dans la décision Bernabe, la juge Sadrehashemi a conclu ce qui suit :

D’abord, la famille n’est pas financièrement admissible au programme de super visa à entrées multiples pour parents, comme l’avait mentionné l’agent. Cependant, ce qui est encore plus important, c’est que le super visa ou les visas de visiteur réguliers constituent des demandes d’aide temporaire et ceux‑ci ne correspondent pas à ce que la demanderesse sollicite, soit la résidence permanente au Canada.

[…]

À mon avis, la question la plus importante est que l’examen de ces options d’allègement temporaire n’a rien à voir avec la question dont l’agent était effectivement saisi, à savoir s’il existait des circonstances exceptionnelles pour accorder le statut permanent au Canada, et non si Mme Bernabe pouvait rester temporairement au pays. Comme l’a relevé la Cour dans la décision Greene c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 18 au paragraphe 10, et plus récemment le juge Zinn dans Rocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 84 au paragraphe 31, c’est une erreur de suggérer que la résidence temporaire est une [traduction] « solution de rechange convenable à la résidence permanente » (aux para 31 et 33).

[14] Dans le même ordre d’idées, dans la décision Rocha, le juge Zinn a affirmé ce qui suit :

En ce qui concerne le permis d’études de Facundo, j’abonde dans le sens des demandeurs et dans celui du raisonnement énoncé dans la décision Greene portant qu’il est déraisonnable de suggérer qu’un permis d’études, une mesure de réparation temporaire, est une alternative adéquate à la résidence permanente au Canada. La question dont était saisie l’agente était de savoir si les demandeurs devraient pouvoir présenter une demande de résidence permanente depuis le Canada, et non de savoir s’ils devraient être autorisés à rester au Canada temporairement.

L’existence de ces options a été considérée comme facteur pesant en défaveur de l’établissement des demandeurs au Canada. L’agente s’est déraisonnablement reposée sur l’existence de ces avenues pour se contenter d’accorder [traduction] « un peu de poids favorable » aux liens de longue date établis par les demandeurs au Canada (aux para 36 et 37).

[15] En l’espèce, l’agent a commis la même erreur que les agents dans les affaires Rocha et Bernabe. Il n’a pas accordé assez de poids au degré d’établissement au Canada de la demanderesse, qui est au pays depuis 13 ans, car il a estimé qu’elle pouvait demander un permis de travail temporaire à partir du Nigéria. Une telle évaluation est déraisonnable. L’agent devait décider si la demanderesse devrait être autorisée à demander la résidence permanente depuis le Canada, et non si elle pouvait obtenir un permis de travail temporaire à partir du Nigéria.

[16] En outre, la demanderesse estime que l’agent s’est trompé en faisant abstraction de la preuve relative à son établissement démontré, selon elle, par sa participation aux activités de son église au motif qu’elle pouvait continuer à pratiquer sa religion au Nigéria. La demanderesse invoque la décision Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 [Lauture], dans laquelle le juge Rennie a confirmé qu’une analyse semblable à celle en l’espèce était déraisonnable. Dans l’affaire Lauture, l’agente n’avait pas tenu compte de la participation des demandeurs aux activités de leur église, car ils n’avaient pas démontré qu’ils ne seraient pas en mesure de pratiquer leur religion en Haïti. Le juge Rennie a déclaré ce qui suit :

Plutôt que d’examiner si les demandeurs pourraient faire du bénévolat et fréquenter leur église en Haïti, l’agente aurait dû tenir compte des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés relativement à l’emploi, au bénévolat et à l’intégration dans leur communauté au Canada. Elle aurait dû ensuite se demander si ce facteur était neutre ou s’il jouait en faveur ou en défaveur des demandeurs.

[…]

En d’autres termes, l’analyse du degré d’établissement des demandeurs ne devrait pas être fondée sur la possibilité qu’auront les demandeurs d’exercer ou non des activités semblables en Haïti. D’après l’analyse effectuée par l’agente, plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie (aux para 23 et 26). [Souligné dans l’original.]

[17] En réponse, le défendeur s’est appuyé sur les décisions Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163 [Zhou], au paragraphe 17, et Tosunovska c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1072, aux paragraphes 22 et 23 [Tosunovska]. Dans l’affaire Zhou, l’agente a accordé un poids favorable à l’établissement, mais a conclu que, lorsqu’il était mis en balance avec les conclusions défavorables quant à la crédibilité des demandeurs et leur connaissance de la Chine, ce poids n’était pas suffisant pour justifier l’octroi d’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. De même, dans l’affaire Tosunovska, l’agent a évalué le degré d’établissement de la demanderesse au Canada, a conclu que son établissement n’allait pas au-delà de ce qui serait normalement attendu de personnes dans des situations semblables et a accordé un poids modéré à ce facteur. Je suis d’avis qu’il y a lieu d’établir une distinction entre la présente espèce et ces deux affaires, car les agents ont adéquatement soupesé le facteur de l’établissement.

[18] Contrairement aux décisions des agents dans les affaires Zhou et Tosunovska, on ne sait pas clairement si l’agent en l’espèce a accordé du poids à l’établissement de la demanderesse. L’agent s’est plutôt concentré sur la question de savoir si elle pouvait continuer de pratiquer sa religion au Nigéria. En ne tenant pas compte de la participation de la demanderesse aux activités de sa communauté religieuse du fait qu’elle pouvait pratiquer sa religion au Nigéria, l’agent ne s’est pas prononcé sur la bonne question, à savoir si les circonstances de l’établissement de la demanderesse au Canada étaient « de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager ses malheurs » (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 au para 19, citant l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61).

[19] Bien que la demanderesse soulève d’autres questions relatives au caractère raisonnable de la décision de l’agent, j’estime que le traitement déraisonnable par l’agent des éléments susmentionnés constitue un fondement suffisant pour accueillir la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

V. Conclusion

[20] La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1658-20

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

IMM-1658-20

INTITULÉ :

OREOLUWA DAMILOLA AKINKUGBE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MAI 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nick Continelli

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 

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