Date : 20220606
Dossier : IMM-3627-21
Référence : 2022 CF 825
Ottawa (Ontario), le 6 juin 2022
En présence de monsieur le juge Pamel
ENTRE :
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Shekhar MARRI
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, M. Shekhar Marri, est un citoyen de l’Inde de l’État de Telangana qui est entré au Canada muni d’un visa de visiteur, laissant derrière sa femme et ses trois enfants. Il a présenté une demande de protection à titre de réfugié au Canada pour le motif qu’il craint d’être extorqué par des entrepreneurs en construction et par le chef du Parti du Congrès national. La Section de la protection des réfugiés [SPR] a rejeté sa demande de protection après avoir conclu que M. Marri avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Mumbai. La Section d’appel des réfugiés [SAR] a confirmé la décision de la SPR. M. Marri présente une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR, en date du 7 avril 2021, soutenant que la SAR a ignoré des éléments de preuve du Cartable national de documentation [CND] qui viennent contredire sa conclusion et a commis une erreur dans l’application du critère à deux volets pour établir l’existence d’une PRI.
[2] Pour les motifs qui suivent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.
II.
Contexte
[3] M. Marri est né dans l’État de Telangana d’une famille impliquée en politique; son père était un éminent partisan du parti politique indien Bharatiya Janata Party. M. Marri s’est également impliqué en politique en soutenant et faisant du bénévolat pour le parti Telangana Rashtra Samithi [TRS], le parti au pouvoir de l’État de Telangana.
[4] M. Marri a travaillé comme pêcheur durant vingt ans jusqu’à ce qu’il crée, en 2014, sa propre entreprise de construction dont les activités avaient lieu dans les villes de Timmapur, Manakondur et Kothapalli. Il affirme que sa compagnie était prospère parce qu’il construisait des maisons à bas prix conçues pour les gens de la classe moyenne et parce qu’il faisait compétition aux autres entrepreneurs dont les prix étaient plus élevés et les matériaux de moins bonne qualité. Puisqu’il était un nouvel entrepreneur dans la région, les entrepreneurs déjà établis et ayant des liens avec le Parti du Congrès national auraient commencé à l’intimider. Il affirme qu’un de ses amis qui avait également une compagnie de construction aurait été forcé de déménager dans une autre ville après qu’il a refusé de payer un montant correspondant à une proportion de l’argent qu’il obtenait de ses contrats. Les entrepreneurs auraient retracé son ami et auraient averti les policiers, également impliqués dans un système de corruption, pour qu’ils déposent des accusations contre lui; son ami aurait été emprisonné puis libéré, mais aurait été assassiné trois mois plus tard. M. Marri affirme qu’il faisait également l’objet d’intimidation de la part de membres du Parti du Congrès national à cause de son implication auprès du TRS et qu’ils auraient tenté d’obtenir de l’argent de sa part.
[5] Selon M. Marri, le 17 octobre 2018, deux hommes armés l’auraient amené de force dans une zone forestière où le chef local du Parti du Congrès national aurait exigé qu’il lui remette 600 000 roupies. Lorsqu’il a refusé de lui remettre l’argent, les hommes l’auraient battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance et l’auraient abandonné à lui-même jusqu’à ce que des passants l’amènent à une clinique médicale où il aurait reçu des soins. M. Marri affirme avoir déposé une plainte à la police, mais que celle-ci n’a pas donné suite à sa plainte puisqu’il n’avait aucun témoin pouvant corroborer son histoire. Il affirme que le médecin l’ayant traité a refusé de témoigner en sa faveur parce qu’il avait peur que son témoignage engendre des répercussions de la part des membres du Parti du Congrès national.
[6] Le lendemain, M. Marri aurait reçu une lettre anonyme le menaçant de répercussions dues à la plainte qu’il avait tenté de déposer à la police et à son refus de payer la somme d’argent qui lui était exigée. Effrayé, M. Marri se serait confié auprès du président du TRS, mais ce dernier aurait averti M. Marri que les gens qui le menaçaient étaient des gens très influents dans leur région et qu’ils n’épargnaient jamais leurs cibles.
[7] M. Marri aurait été convaincu par son père de quitter l’Inde avant qu’il soit tué. Il a demandé un visa de visiteur le 25 octobre 2018 qui lui a été délivré le 6 novembre 2018. M. Marri a quitté l’Inde le 31 janvier 2019. Le 2 février 2019, à l’aéroport Pearson de Toronto, un agent a conclu que M. Marri était interdit de territoire et qu’il n’était pas autorisé à entrer au Canada parce qu’il avait l’intention de rester au Canada indéfiniment. Un délégué du ministre a pris une mesure de renvoi contre M. Marri et ce dernier a énoncé son désir de présenter une demande d’asile.
[8] Dans une décision datée du 6 mars 2020, la SPR a conclu que M. Marri avait une PRI viable à Mumbai. La SPR a appliqué l’analyse à deux volets établis par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CAF) [Rasaratnam]. Pour le premier volet du critère, la SPR n’a pas été convaincue, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existait une possibilité sérieuse que les agents de persécution seraient en mesure de retracer M. Marri à Mumbai. Devant la SPR, M. Marri a affirmé qu’il redoutait que les agents de persécution le retrouvent à Mumbai à l’aide des informations associées à sa carte d’identification nationale [Aadhaar]. La SPR a conclu que la preuve objective du CND contredisait cette affirmation et que, même si les agents de persécution avaient accès à la base de données Aadhaar, la preuve n’établit pas que les informations associées à la carte Aadhaar permettraient de localiser un individu. La SPR n’a pas non plus été convaincue qu’il existait d’autres moyens que les agents de persécution pourraient utiliser pour localiser M. Marri à Mumbai.
[9] De plus, M. Marri a fait part à la SPR de récents évènements qui lui font redouter que les agents de persécution s’en prendront à sa famille afin d’obtenir des informations sur sa position en Inde. Il a affirmé que l’une de ses filles aurait été approchée dernièrement par un inconnu qui lui aurait demandé où il se trouvait et que cet inconnu aurait menacé de la kidnapper si elle ne lui divulguait pas cette information. Sa femme aurait également fait l’objet de menaces. Cependant, la SPR a rejeté le témoignage de M. Marri à cet effet puisqu’il n’a pas modifié son formulaire Fondement de la demande d’asile alors qu’il en a eu l’occasion et qu’il aurait pu demander de modifier l’affidavit de sa femme pour y ajouter cette information cruciale. M. Marri a aussi révélé qu’il avait été localisé par les agents de persécution lors d’un séjour à Mumbai, mais la SPR n’a pas été convaincue qu’un voyage à Mumbai a effectivement eu lieu puisqu’il a omis d’inscrire cette information dans son formulaire Fondement de la demande d’asile et que les informations qu’il a partagées à propos de ce séjour étaient contradictoires, confuses et incohérentes. Enfin, M. Marri a affirmé que la mort de son père, le 24 novembre 2019, démontre que les agents de persécution ont l’intention de s’en prendre à lui et à sa famille. Cependant, la SPR n’a pas été convaincue que le père de M. Marri avait été victime de meurtre, et encore moins d’un meurtre perpétré par les agents de persécution, puisque la preuve documentaire déposée par M. Marri – une photographie d’une voiture accidentée et du corps de son père ainsi qu’un article de journal – n’étaye pas cette conclusion.
[10] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’était pas déraisonnable pour M. Marri, compte tenu de toutes les circonstances, qu’il se réfugie à Mumbai. La SPR a pris en compte la preuve documentaire objective du CND, la taille de la ville de Mumbai et la distance qui la sépare de l’État de Telangana, l’expérience de travail du demandeur et sa capacité à subvenir à ses besoins malgré son niveau d’éducation modeste et le fait qu’il a déjà voyagé et démontré qu’il est en mesure de s’adapter à un important changement de vie.
[11] Devant la SAR, M. Marri a soumis à titre de nouvelle preuve une copie du certificat de décès de son père délivré le 1er février 2020, trois jours avant l’audience tenue par la SPR, et une réponse à une demande d’information de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SAR a refusé d’admettre le certificat de décès puisque le document ne remplissait pas les conditions prévues au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27; M. Marri n’a pas réussi à démontrer que le certificat n’aurait pu raisonnablement être soumis à la SPR avant qu’elle rende sa décision. La SAR a également jugé qu’il n’était pas nécessaire d’admettre la réponse à une demande d’information de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié puisque la réponse se trouvait dans le CND qui est présumé avoir déjà été versé en preuve.
[12] La SAR a constaté que, bien que certains des raisonnements de la SPR aient été mal étoffés, ses conclusions étaient néanmoins correctes. La SAR a conclu, à l’instar de la SPR, que M. Marri avait une PRI viable à Mumbai. Les arguments de M. Marri visaient essentiellement l’analyse effectuée par la SPR sur la possibilité pour les agents de persécution de retracer M. Marri à l’aide de la carte Aadhaar. La SAR a conclu que la SPR avait en partie commis une erreur dans son analyse en déterminant que la preuve documentaire objective n’établit pas que les informations associées à la carte Aadhaar permettraient de localiser un individu. En effet, la SAR a plutôt conclu que l’adresse du détenteur faisait partie des informations liées à la carte Aadhaar et que cette information est la seule qui est pertinente lorsqu’une personne veut dépister un individu. Cependant, la SAR a conclu qu’il était peu probable que les agents de persécution puissent obtenir les informations nécessaires – par exemple son numéro de carte Aadhaar – pour localiser M. Marri dans la base de données Aadhaar.
[13] Enfin, après avoir noté que M. Marri n’avait pas présenté d’arguments pour contester les autres conclusions de la SPR, la SAR a effectué sa propre analyse et conclu qu’elle était d’accord avec les conclusions de la SPR pour les deux volets du critère établi par l’arrêt Rasaratnam.
III.
Question en litige et norme de contrôle
[14] M. Marri ne soulève pas dans le présent contrôle judiciaire le refus de la SAR d’accepter le certificat de décès de son père comme nouvelle preuve. Donc, la présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la décision de la SAR est-elle raisonnable?
[15] Les parties sont d’avis, et je suis d’accord, que la norme de contrôle applicable à la révision d’une décision de la SAR portant sur une PRI est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16‑17 [Vavilov]). Le rôle de la Cour est donc de déterminer si la décision est raisonnable dans son ensemble, c’est-à-dire, si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et si la décision dans son ensemble est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov aux para 83-87).
IV.
La décision de la Section d’appel des réfugiés n’est pas déraisonnable
[16] Selon l’analyse à deux volets établie par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Rasaratnam, pour déterminer si une PRI est viable pour le demandeur, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités : (1) qu’il n’y a pas de risque sérieux de persécution pour le demandeur dans la partie du pays où, selon elle, il existe une PRI; et (2) qu’il n’est pas déraisonnable, compte tenu de l’ensemble des circonstances, y compris la situation personnelle du demandeur, que le demandeur se relocalise à cet endroit (Rasaratnam aux pp 709-11).
[17] M. Marri soutient que, puisque la SAR a conclu que la carte Aadhaar contenait des informations cruciales pour le localiser, telle son adresse, qu’il était déraisonnable pour la SAR de conclure que les agents de persécution ne seraient pas en mesure de le retrouver à Mumbai. Il affirme que les agents de persécution n’auraient besoin d’aucune autre information supplémentaire pour le retrouver. De plus, selon le CND, les médias en Inde auraient fait état de possibles problèmes associés au système Aadhaar comme des vols d’identité et des manquements au respect du droit à la vie privée. Il soutient également qu’il ne serait pas raisonnable pour lui de se réfugier à Mumbai « compte tenu de tous les éléments de preuve qu’il a fournis à l’audience »
et que la SAR n’a pas considéré les difficultés auxquelles il devrait faire face s’il devait se réfugier à Mumbai en tant que personne sikhe se trouvant en dehors de l’État du Pendjab, ce qui viendrait contredire la conclusion de la SAR quant au deuxième volet de l’analyse (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53, 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17).
[18] Je ne peux pas accepter les prétentions de M. Marri. La SAR a effectué une analyse exhaustive et détaillée des deux volets du critère et M. Marri n’a tout simplement pas fourni de preuve réelle et concrète réfutant l’existence d’une PRI viable à Mumbai. L’affirmation de M. Marri selon laquelle il croit que les agents de persécution auraient les moyens de le retrouver à Mumbai par l’entremise de la base de donnée Aadhaar n’est soutenue par aucune preuve au dossier. La SAR a conclu que la carte Aadhaar contiendrait l’information nécessaire pour dépister un individu, soit son adresse résidentielle, mais qu’il était peu probable que les agents de persécution aient accès à ces données. Je n’ai pas été convaincu qu’une telle conclusion était déraisonnable.
[19] Devant moi, M. Marri a fait valoir que la SAR a omis dans son analyse de considérer que des personnes au gouvernement sont corrompues et qu’elles aideraient et encourageraient les efforts des agents de persécution pour le localiser. Je ne suis pas d’accord. La SAR a spécifiquement abordé la possibilité que les agents de persécution utilisent des personnes corrompues pour retrouver M. Marri, mais en fin de compte, elle a estimé que cette possibilité n’était pas sérieuse compte tenu des contraintes juridiques et pratiques en jeu. Je ne vois rien de déraisonnable dans une telle conclusion.
[20] Le rôle de la Cour ne consiste pas à apprécier et évaluer de nouveau la preuve (Vavilov au para 125) et M. Marri n’a pas porté à l’attention de la Cour des éléments de preuve qui viendraient contredire la conclusion voulant que les agents de persécutions n’aient pas accès aux données liées à l’Aadhaar.
[21] Enfin, M. Marri soutient que la SAR n’a pas effectué d’analyse indépendante de la décision de la SPR parce qu’elle a déterminé que M. Marri n’avait pas présenté d’arguments pour les questions suivantes : la possibilité que les agents de persécution suivent M. Marri par d’autres moyens technologiques que l’Aadhaar, la possibilité de le retrouver en passant par les membres de sa famille, le décès de son père prétendument assassiné par les agents de persécution, le voyage antérieur de M. Marri à Mumbai durant lequel le propriétaire du logement où il logeait lui aurait demandé de partir en raison des problèmes qu’il rencontrait et le second volet de l’analyse de la PRI, à savoir s’il serait raisonnable pour lui de se réfugier à Mumbai. Ainsi, selon M. Marri, la SAR n’a pas véritablement agi en qualité de tribunal d’appel (Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 396 au para 4 [Ali]).
[22] Bien qu’un appel devant la SAR ne constitue pas un véritable processus de novo, la SAR est tenue d’effectuer sa propre analyse du dossier pour décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 103). En pratique, « il doit y avoir un débat minimal concernant les motifs de la SAR quant aux erreurs soulevées par un appelant et leur bien-fondé respectif »
(Ali au para 4). Cependant, le simple fait que la SAR souscrit aux conclusions de la SPR ne signifie pas nécessairement qu’aucune analyse indépendante n’a été effectuée (Ademi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 366 au para 28). En l’espèce, la SAR a soulevé les questions, a noté que M. Marri n’a fait aucune observation à leur sujet et a conclu que les conclusions de la SPR étaient correctes en ce qui concerne ces questions. Je suis d’avis que, bien qu’elle ait noté que M. Marri n’avait pas avancé d’argument sur ces questions, la SAR a effectué une analyse indépendante pour chacune de ces questions en soulignant les passages et conclusions de la décision de la SPR qu’elle considérait comme pertinents.
V.
Conclusion
[23] Je ne trouve rien de déraisonnable dans la décision de la SAR, et je rejetterais donc la demande de contrôle judiciaire.
JUGEMENT au dossier IMM-3627-21
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y aucune question à certifier.
« Peter G. Pamel »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3627-21
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INTITULÉ :
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SHEKHAR MARRI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 20 avril 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE PAMEL
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DATE DES MOTIFS :
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LE 6 juin 2022
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COMPARUTIONS :
Me Meryam Haddad
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Pour le demandeur
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Me Simone Truong
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Meryam Haddad
Westmount (Québec)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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