Dossier : IMM-3204-20
Référence : 2022 CF 787
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 31 mai 2022
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
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EMMANUEL MULE
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] M. Mule demande à la Cour d’annuler la décision défavorable relative à son examen des risques avant renvoi [ERAR]. Je conclus que l’agent a adéquatement examiné la preuve et les arguments du demandeur, et qu’il a raisonnablement expliqué en quoi le demandeur n’avait pas établi qu’il risquait d’être persécuté ou qu’il serait personnellement exposé à un risque en Ouganda. Par conséquent, la présente demande sera rejetée.
Contexte
[2] Le demandeur est un Kuku originaire du Soudan du Sud. En 2003, sa famille et lui ont fui la seconde guerre civile soudanaise, puis ils ont vécu dans le camp de réfugiés de Pagirinya en Ouganda. Quand la guerre s’est terminée, en 2005, la famille du demandeur est rentrée au Soudan du Sud, mais lui est demeuré en Ouganda avec sa tante pour poursuivre ses études; il visitait sa famille pendant les vacances.
[3] À son retour, la famille du demandeur a constaté que son domicile était occupé par un officier de l’armée, le général de brigade Ring, un membre de la population dominante, les Dinka. La famille du demandeur est finalement parvenue à le forcer à quitter le domicile. Le général de brigade Ring s’est alors vengé en faisant arrêter le père du demandeur et en le faisant détenir pendant deux mois. Lors de l’arrestation, l’un des frères du demandeur, Ayubu, a reçu une balle dans la jambe. Pendant sa détention, le père du demandeur a été battu.
[4] En novembre 2013, le demandeur a fait son voyage annuel au Soudan du Sud. Lors de cette visite, des combats ont éclaté. Le demandeur et son frère Ivan se sont enfuis en Ouganda, où ils se sont inscrits comme réfugiés au même camp de Pagirinya.
[5] Le demandeur ne s’est pas senti en sécurité au camp de Pagirinya. Il affirme y avoir reconnu plusieurs des hommes du général de brigade Ring, qui se faisaient passer pour des réfugiés, et il ajoute que, pendant les deux semaines qu’il y a passées, trois personnes ont été enlevées, qui ont été plus tard tuées. Il dit le savoir parce que [traduction] « les policiers de service au camp [leur] disaient de ne plus bouger parce que le camp n’[était] pas sécuritaire »
.
[6] Le demandeur a quitté le camp pour retourner vivre avec sa tante à Kampala. Il y a retrouvé sa sœur, qui se trouvait dans la ville d’origine de sa famille le jour des combats de novembre 2013. Sa sœur lui a appris que leurs parents avaient été tués, leur maison ayant été incendiée alors qu’ils se trouvaient à l’intérieur. Les hommes qui ont mis le feu à la maison ont également arrêté leur frère Ayubu, qui n’a pas donné signe de vie depuis. Selon la sœur du demandeur, ces hommes travaillaient pour le général de brigade Ring. Le demandeur dit qu’Ayubu a été exécuté, et qu’il le sait [traduction] « parce que, pendant cette période, il était très fréquent que les personnes arrêtées [soient] amenées à Gudele et tuées ainsi »
.
[7] En août 2014, un autre frère du demandeur, Wori, qui vivait dans le camp de réfugiés de Pagirinya, a été trouvé mort près de la frontière entre le Soudan du Sud et l’Ouganda. Le demandeur affirme que son frère a été enlevé au camp. Il ajoute que, selon la femme de Wori, il retournait au Soudan du Sud pour vérifier l’état de son bétail, et que c’est [traduction] « probablement ce qui a mené à son enlèvement »
.
[8] En décembre 2016, le demandeur a reconnu un homme au service du général de brigade Ring à InterAid, un centre pour les réfugiés à Kampala. L’homme l’a fixé [traduction] « pendant un très long moment »
. Le demandeur dit avoir craint que cet homme l’ait suivi depuis le camp de Pagirinya.
[9] Le 25 décembre 2016, alors que le demandeur marchait avec son frère à Kampala, trois hommes en civil l’ont enlevé. Son frère s’est enfui. Le demandeur a été battu, il a perdu conscience, puis il s’est réveillé dans un hôpital. On lui a dit qu’il avait été trouvé en sang sur le côté de la route. Selon lui, ses ravisseurs ont tenté de le tuer et l’ont cru mort après qu’il eut perdu conscience. Il pense que l’homme vu à InterAid travaillait avec eux.
[10] Le demandeur a signalé l’incident à la police, qui a dit qu’elle enquêterait, mais qu’elle ne pourrait pas le protéger. Effrayé, il a passé la majeure partie de son temps à la maison; il était incapable d’aller au travail ou à l’école. Ne se sentant pas en sécurité en Ouganda, il a quitté le pays à destination du Canada, où il est arrivé le 9 décembre 2017 muni d’un faux passeport.
[11] Le demandeur a présenté une demande d’asile en janvier 2018. Comme il avait déjà le statut de réfugié en Ouganda, il a été jugé inadmissible. Il a cependant été invité à présenter une demande d’ERAR, ce qu’il a fait, et une décision a été rendue le 15 février 2020.
La décision relative à l’ERAR
[12] L’agent a conclu que le demandeur ne serait pas personnellement exposé à un risque, et que la violence qu’il disait craindre était un risque généralisé auquel toute la population en Ouganda était exposée.
[13] L’agent a d’abord mentionné que, puisque le demandeur n’avait encore jamais comparu devant un tribunal de la Section de la protection des réfugiés, tous les éléments de preuve étaient nouveaux et seraient examinés.
[14] L’agent a examiné l’exposé circonstancié du demandeur, puis la preuve documentaire concernant la situation en Ouganda et au Soudan du Sud, dont des documents présentés par le demandeur. Il a mentionné que le Département d’État des États-Unis avait conclu dans un rapport [le rapport du Département d’État des États-Unis] qu’il n’existait pas de renseignements crédibles faisant état de refoulement des réfugiés en Ouganda. Par conséquent, il a seulement examiné le risque auquel le demandeur serait exposé en Ouganda.
[15] L’agent a examiné les rapports présentés par le demandeur selon lesquels des personnes sont enlevées dans des districts frontaliers de l’Ouganda, puis emmenées au Soudan du Sud. Il a également examiné des rapports documentant les conflits entre réfugiés et citoyens ougandais, mais il a souligné que ces conflits s’étaient tous produits dans les districts du sud qui bordent la Tanzanie. Il a fait remarquer que le demandeur n’habitait pas dans cette région, et il a donc attribué peu de poids à ces rapports.
[16] L’agent a mentionné que la violence envers des réfugiés décrite dans les rapports sur le pays était survenue presque exclusivement à l’intérieur ou à proximité de camps de réfugiés. Ajoutant que le demandeur n’avait passé que deux semaines dans un camp de réfugiés après son arrivée en Ouganda, en janvier 2014, l’agent a attribué peu de poids aux rapports sur les conditions dans les camps de réfugiés.
[17] L’agent a examiné l’allégation du demandeur selon laquelle son frère Wori avait été enlevé au camp de réfugiés de Pagirinya. Il a souligné que le demandeur, d’une part, avait admis que Wori traversait fréquemment la frontière et, d’autre part, n’avait pas indiqué la source de son affirmation selon laquelle Wori avait été enlevé au camp.
[18] L’agent a examiné un rapport du Conseil consultatif de sécurité outre-mer et a affirmé qu’il indique que [traduction] « les personnes ou les petits groupes qui vont marcher après la tombée du jour sont fréquemment victimes de vols violents »
. Il a indiqué que la preuve ne suffisait pas à le convaincre que les auteurs de l’enlèvement du demandeur étaient associés au général de brigade Ring ou qu’ils avaient pris le demandeur pour cible parce qu’il était un réfugié du Soudan du Sud. Il n’était pas convaincu que le demandeur était poursuivi par le général de brigade Ring ou ses associés, et il a indiqué que [traduction] « le demandeur avan[çait] plusieurs hypothèses à cet égard »
.
Les questions en litige
[19] Le demandeur soulève deux questions dans le cadre de la présente demande :
- L’agent a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale envers le demandeur en tirant des conclusions défavorables en matière de crédibilité sans tenir d’audience?
- L’agent a-t-il déraisonnablement fait abstraction de la preuve et a-t-il négligé de fournir des motifs justifiés, intelligibles et transparents?
[20] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est, pour la première question, celle de la décision correcte et, pour la seconde, celle de la décision raisonnable.
Analyse
1. Les conclusions défavorables en matière de crédibilité
[21] La première question en litige repose sur la question de savoir si l’agent a effectivement tiré des conclusions défavorables en matière de crédibilité.
[22] Le demandeur mentionne que les observations qu’il a présentées à l’appui de sa demande d’ERAR comprenaient une déclaration sous serment dans laquelle il a décrit ce qu’il avait vécu. Cette déclaration comportait des renseignements détaillés concernant :
- le fait que le général de brigade Ring et ses hommes persécutaient de façon continue et ciblée la famille du demandeur en raison de son appartenance aux Kuku, et ce, tant en Ouganda qu’au Soudan du Sud;
- le fait que le demandeur avait lui-même vu les hommes du général de brigade Ring dans le camp de réfugiés de Pagirinya à son arrivée en Ouganda, en 2013, et qu’il les avait revus à Kampala, dans un centre pour réfugiés, en 2016;
- le fait que le demandeur avait reconnu un homme au service du général de brigade Ring qui l’observait attentivement, et que, quelques jours plus tard, il avait été violemment attaqué et enlevé, ce que corroboraient la preuve médicale et une lettre de sa tante, également incluses dans ses observations.
[23] Le demandeur soutient que l’agent s’est écarté du principe énoncé dans la décision Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CA), selon lequel les déclarations sous serment des demandeurs d’asile sont présumées vraies, à moins qu’il n’existe des raisons de douter de leur véracité. Il fait valoir que l’agent n’a pas relevé d’incohérence, d’invraisemblance ou d’autres problèmes dans sa déclaration sous serment.
[24] Le demandeur reconnaît que l’agent n’emploie jamais le mot « crédibilité »
, mais il affirme que cela n’a aucune importance étant donné que « son attribution d’un [traduction] “faible poids” ne peut s’expliquer que par la prémisse selon laquelle la preuve présentée était trompeuse »
(citant Mangoza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 14 au para 42).
[25] Le demandeur soutient que l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, énonce les facteurs que les agents doivent examiner pour décider si la tenue d’une audience est requise. Il fait observer qu’au paragraphe 17 de la décision Zmari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 132, la Cour a affirmé qu’une audience est requise « lorsque la crédibilité est une question qui pourrait donner lieu à une décision d’ERAR défavorable; l’intention de la disposition est de permettre au demandeur de confronter tout problème de crédibilité qui peut être en cause »
. Il affirme avoir été privé de la possibilité de répondre aux réserves en matière de crédibilité concernant ses craintes quant à ce qu’il pourrait subir en Ouganda.
[26] Le défendeur soutient que l’agent n’a tiré aucune conclusion en matière de crédibilité; en fait, il a conclu que la preuve du demandeur ne suffisait pas à étayer ses allégations. Par conséquent, aucune question importante en matière de crédibilité ne justifiait une audience.
[27] À cet égard, le défendeur soutient que l’affidavit du demandeur contient de nombreuses hypothèses non fondées et que la preuve comporte des lacunes importantes. Il ajoute que, même si elle était jugée véridique, la preuve du demandeur ne démontrerait pas qu’il serait exposé à un risque au sens de l’article 96 ou 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.
[28] En bref, le défendeur soutient que les lacunes que comporte la preuve du demandeur sont à mettre non pas du côté de la crédibilité, mais de la valeur probante. Citant les décisions Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, et Lv c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 935 [Lv], il ajoute que, pour que la preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause ait une valeur probante, une preuve corroborante est requise.
[29] En réponse, le demandeur soutient que le défendeur tente d’étayer les motifs de l’agent et que l’affirmation générale de l’agent selon laquelle la preuve était insuffisante ne satisfait pas aux critères d’une décision raisonnable. Il fait valoir que l’agent n’a effectué aucune analyse liée à la valeur probante, au poids ou à la crédibilité. Il cite la Cour qui, au paragraphe 43 de la décision Lv, a affirmé qu’il est indiqué d’examiner la question de savoir si la preuve est suffisante seulement « [l]orsque l’analyse met en lumière des lacunes dans les éléments de preuve »
.
[30] Après avoir examiné la preuve présentée à l’appui de la demande d’ERAR, y compris l’affidavit du demandeur, je conclus que l’agent n’a pas fait une évaluation de la crédibilité; en fait, il a conclu que la preuve du demandeur ne suffisait pas à établir qu’il risquait d’être personnellement pris pour cible par le général de brigade Ring ou ses associés.
[31] Le demandeur a témoigné qu’il avait été kidnappé et agressé à Kampala. Il dit qu’il croit que ses assaillants voulaient le tuer et qu’il croit qu’ils suivaient en cela les ordres du général de brigade Ring ou de ses associés. Toutefois, ce ne sont là que des hypothèses, sans plus. Bien que le demandeur croie peut-être sincèrement ce qu’il avance, cette sincérité ne rend pas nécessairement ses hypothèses vraies et ne démontre pas qu’elles le sont. L’agent n’a pas mis en doute la sincérité avec laquelle le demandeur a avancé ses hypothèses. Il a jugé que la preuve ne suffisait pas à les étayer.
[32] Je ne souscris pas à l’avis selon lequel le défendeur tente indûment d’étayer la décision de l’agent. De ses motifs, il ressort clairement que l’agent avait des réserves à propos du nombre d’hypothèses contenues dans le témoignage du demandeur en ce qui a trait à la crainte d’être poursuivi par le général de brigade Ring. Les motifs du décideur doivent être interprétés « eu égard au dossier et en tenant dûment compte du régime administratif dans lequel ils sont donnés »
(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 103). Bien que l’agent n’ait pas explicitement exposé chacune d’elles, l’examen du dossier indique clairement quelles sont ces hypothèses. En ce qui concerne les observations en réponse du demandeur concernant la décision Lv, ces hypothèses sont, à mon avis, des lacunes qui ont été mises en lumière dans la preuve, ce qui justifierait un examen de la question de savoir si la preuve était suffisante.
[33] En outre, je souligne que plusieurs affirmations contenues dans le témoignage du demandeur se rapportent à ce qu’il croit être survenu. En particulier, il fait part de ses hypothèses en ce qui a trait au sort de son frère Ayubu et aux raisons pour lesquelles son frère Wori a été retrouvé mort à la frontière. Que ces hypothèses soient fondées ou non, ce qui est survenu au Soudan du Sud et à l’intérieur ou à proximité du camp de réfugiés de Pagirinya est sans rapport avec la crainte qu’a le demandeur d’être persécuté à Kampala.
2. Le défaut de tenir compte de la preuve et de fournir des motifs justifiés, intelligibles et transparents
[34] Le demandeur soulève plusieurs questions concernant l’évaluation de l’agent pour étayer son argument selon lequel ce dernier n’a pas tenu compte de la preuve et n’a pas fourni des motifs justifiés, intelligibles et transparents.
[35] Le demandeur soutient que l’agent n’a pas expliqué pourquoi sa preuve ne suffisait pas ni indiqué quels sont les autres éléments de preuve corroborants qu’il aurait dû fournir.
[36] Le demandeur soutient en outre qu’il n’existe pas de présomption selon laquelle l’agent a examiné tous les éléments de preuve et tous les arguments, et que l’agent n’a pas démontré qu’il avait adéquatement examiné la preuve et les arguments qui lui avaient été présentés. Il ajoute que l’agent n’a pas adéquatement examiné son profil particulier de membre de la minorité kuku et que, en ne tenant pas compte du risque auquel sont exposés les réfugiés en Ouganda, l’agent a soit fait abstraction de la preuve objective concernant le risque auquel il est exposé, soit implicitement conclu à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur viable, et ce, sans appliquer le cadre juridique approprié pour tirer une telle conclusion.
[37] Le demandeur soutient que l’agent n’a pas examiné adéquatement la preuve concernant la situation dans le pays. Il souligne que le rapport du Département d’État des États-Unis indique qu’il n’existe pas de renseignements crédibles faisant état de refoulement en Ouganda, et que l’agent s’est appuyé sur cette affirmation pour justifier son choix de ne pas tenir compte de la situation au Soudan du Sud. Toutefois, le témoignage du demandeur et d’autres rapports sur la situation dans le pays fournissent la preuve qu’il y a des enlèvements transfrontaliers de réfugiés sud-soudanais en Ouganda. Le demandeur soutient que l’agent n’a pas examiné adéquatement ces éléments de preuve contraires.
[38] Le demandeur soutient que l’agent a commis une erreur en se fondant sur le rapport du Conseil consultatif de sécurité outre-mer. Selon lui, ce rapport a été rédigé à propos de [traduction] « particuliers et de membres d’organismes expatriés, dont des citoyens américains »
. Il affirme que l’agent a indûment amalgamé les risques auxquels sont exposés les cadres étrangers, le public cible de ce rapport, avec ceux auxquels sont exposés les réfugiés sud-soudanais qui vivent en Ouganda. Il ajoute que l’agent a mal interprété les éléments de preuve contenus dans ce rapport lorsqu’il a affirmé que les vols violents étaient fréquents.
[39] À mon avis, l’évaluation de l’agent est raisonnable.
[40] Je souscris à l’argument du défendeur selon lequel l’agent a expliqué pourquoi la preuve du demandeur était insuffisante. L’agent a indiqué qu’elle reposait sur des hypothèses. Comme je l’ai mentionné plus haut, il a reproché au demandeur l’insuffisance de la preuve pour les étayer. Je ne souscris pas à l’argument du demandeur selon lequel l’agent était tenu d’indiquer quels étaient les éléments de preuve corroborants requis. Comme le défendeur le souligne à juste titre, il incombait au demandeur de produire une preuve à l’appui de ses allégations.
[41] Le demandeur a tort d’affirmer qu’il n’existe pas de présomption selon laquelle l’agent a examiné tous les éléments de preuve et tous les arguments. On ne s’attend pas à ce que les décideurs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse »
(Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 25, cité dans Vavilov, au para 128). En outre, les décideurs ne sont pas tenus de mentionner tous les éléments de preuve, même ceux qui sont contraires à leurs conclusions. Il est toutefois vrai que plus un élément de preuve est important, plus son omission est susceptible de rendre la décision déraisonnable (voir Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 1 CF 53 (CFPI) aux paras 16-17, citée dans Canada (Procureur général) c Best Buy Canada Ltée, 2021 CAF 161 au para 123).
[42] Le demandeur n’a pas présenté d’observations approfondies sur la position différente dans laquelle le place son appartenance aux Kuku par rapport aux autres réfugiés sud-soudanais en Ouganda. Qui plus est, l’agent a traité de cette appartenance à une minorité dans son analyse de l’impossibilité pour le demandeur d’obtenir un passeport sud-soudanais en Ouganda, ce qui indique qu’il était conscient de cet aspect de l’identité du demandeur.
[43] L’agent n’a pas commis d’erreur en n’examinant pas le risque auquel sont généralement exposés les réfugiés en Ouganda ou en concluant implicitement que le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur. En fait, il a examiné le risque auquel les réfugiés sont exposés en Ouganda. Ce risque, ainsi que celui que pose en particulier le général de brigade Ring, est le risque personnel examiné par l’agent.
[44] Quant à l’existence d’une possibilité de refuge intérieur, l’agent n’a pas tiré une telle conclusion. Il a examiné le risque auquel le demandeur serait exposé à Kampala, où il vivait auparavant. Puisque le demandeur vivait auparavant à cet endroit, il ne s’agissait pas d’une analyse d’une possibilité de refuge intérieur. En outre, l’agent a souligné que les réfugiés ne sont pas confinés dans des camps de réfugiés et qu’ils sont libres de se rendre n’importe où en Ouganda. Rien ne donne à penser qu’il est déraisonnable que le demandeur réside à Kampala.
[45] À mon avis, il n’y a pas de contradiction entre le rapport du Département d’État des États-Unis, selon lequel il n’existe pas de renseignements crédibles faisant état de refoulement, et la preuve concernant les enlèvements transfrontaliers. Le terme « refoulement »
désigne généralement une mesure par laquelle un acteur étatique renvoie de force un réfugié. L’article 33 de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés prévoit qu’« [a]ucun des Etats Contractants n’expulsera ou ne refoulera […] un réfugié »
, et le terme « refoulement »
figure dans d’autres documents des Nations Unies au sens de mesure prise par un État. Après l’indication qu’il n’existe pas de renseignements crédibles faisant état de refoulement, il est écrit dans le rapport du Département d’État des États-Unis que certains groupes de réfugiés [traduction] « craignent que les autorités soient complices des actes extrajudiciaires des gouvernements des pays voisins ou qu’elles soient incapables d’y mettre fin »
. Ce passage donne à penser que ce rapport traite du renvoi de réfugiés par le gouvernement ougandais (c’est-à-dire de refoulement aux termes de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés). Interprété dans ce contexte, ce rapport n’est pas incompatible avec la preuve concernant les enlèvements transfrontaliers.
[46] En tout état de cause, l’agent a raisonnablement conclu qu’aucun élément de preuve n’indiquait que le demandeur risquait d’être illégalement renvoyé au Soudan du Sud. Comme il l’a indiqué, les enlèvements transfrontaliers décrits par le demandeur dans son témoignage et dans sa preuve documentaire se sont tous produits près de la frontière; or, le demandeur vivait à Kampala. Cette preuve comprend les circonstances du décès du frère du demandeur, Wori, qui vivait dans un camp de réfugiés et qui, de l’aveu du demandeur lui-même, pourrait avoir été tué en franchissant la frontière pour aller vérifier l’état de son bétail.
[47] Quant au rapport du Conseil consultatif de sécurité outre-mer, je conviens avec le demandeur que la façon dont l’agent a interprété la preuve n’est pas sans problèmes. Toutefois, cela ne suffit pas à rendre la décision déraisonnable. L’agent a écrit que ce rapport indiquait que les vols violents de personnes ou de petits groupes qui se déplacent après la tombée du jour sont fréquents en Ouganda. Cependant, comme l’a fait remarquer le demandeur, le rapport indique en fait que [traduction] « les victimes de vols violents à Kampala sont en majorité des personnes ou des petits groupes qui vont marcher seuls dans des secteurs isolés après la tombée du jour »
. Cette affirmation indique seulement qui sont les victimes habituelles des vols; il n’est aucunement question de leur fréquence.
[48] Cependant, dans l’ensemble, il ressort de ce rapport que les crimes sont relativement fréquents en Ouganda, ce qui donne lieu de croire que le demandeur n’a pas été personnellement pris pour cible en raison de son identité. Bien que ce rapport soit destiné à des expatriés et à des gens d’affaires étrangers en Ouganda, comme le demandeur le fait observer, et je suis d’accord avec lui, il traite des crimes qui affectent non seulement son public cible, mais aussi la population locale. Par exemple, dans le paragraphe qui suit celui sur lequel s’appuie l’agent, il est écrit que [traduction] « les commerces, les résidents et les visiteurs sont périodiquement victimes de vols et d’extorsion de la part des gangs organisés (parfois appelés les “gangs aux barres de fer”) »
.
[49] Compte tenu de la preuve concernant la situation dans le pays et de l’absence de preuve du demandeur détaillant les raisons pour lesquelles il a été attaqué, la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur ne serait pas personnellement exposé à un risque en Ouganda est raisonnable. Outre ses hypothèses subjectives, peu d’éléments de preuve donnent à penser que le demandeur a été victime d’une attaque ciblée.
Conclusion
[50] La présente demande doit être rejetée, car la décision de l’agent est raisonnable et équitable sur le plan procédural. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de la certification.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3204-20
LA COUR ORDONNE que la présente demande est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.
« Russel W. Zinn »
Juge
Traduction certifiée conforme
N. Belhumeur
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3204-20
|
INTITULÉ :
|
EMMANUEL MULE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 9 mars 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE ZINN
|
DATE :
|
Le 31 mai 2022
|
COMPARUTIONS :
Lindsay Campbell Senese
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Kevin Spykerman
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Campbell Senese Law
Cabinet d’avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|