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Date : 20220608


Dossier : IMM-5751-20

Référence : 2022 CF 851

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2022

En présence de l'honorable juge Roy

ENTRE :

MAMADOU KONATÉ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Mamadou Konaté (le « Demandeur ») présente une requête en contrôle judiciaire, en vertu de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la « Loi »]. Cette demande de contrôle judiciaire est principalement de la nature d’une demande en mandamus.

[2] Le Demandeur est inadmissible au Canada. Il cherche à se réclamer de l’article 42.1 de la Loi qui permet au ministre de lever une telle inadmissibilité. Son texte se lit ainsi :

Exception — demande au ministre

Exception — application to Minister

42.1 (1) Le ministre peut, sur demande d’un étranger, déclarer que les faits visés à l’article 34, aux alinéas 35(1)b) ou c) ou au paragraphe 37(1) n’emportent pas interdiction de territoire à l’égard de l’étranger si celui-ci le convainc que cela ne serait pas contraire à l’intérêt national.

42.1 (1) The Minister may, on application by a foreign national, declare that the matters referred to in section 34, paragraphs 35(1)(b) and (c) and subsection 37(1) do not constitute inadmissibility in respect of the foreign national if they satisfy the Minister that it is not contrary to the national interest.

[…]

Considérations

Considerations

(3) Pour décider s’il fait la déclaration, le ministre ne tient compte que de considérations relatives à la sécurité nationale et à la sécurité publique sans toutefois limiter son analyse au fait que l’étranger constitue ou non un danger pour le public ou la sécurité du Canada.

(3) In determining whether to make a declaration, the Minister may only take into account national security and public safety considerations, but, in his or her analysis, is not limited to considering the danger that the foreign national presents to the public or the security of Canada.

I. Les faits

[3] Le Demandeur est un citoyen de la Côte d’Ivoire. En 2002 et 2003, il fait partie du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire, un groupe armé luttant contre le président Laurent Gbagbo. Il semble que le Demandeur ait quitté ce mouvement en 2003, mais aurait été retrouvé et emprisonné pendant un temps en raison de sa désertion.

[4] Le Demandeur arrive au Canada le 1er février 2016. Le 16 février 2016, il dépose une demande d’asile, mais celle-ci sera suspendue puisqu’il fait l’objet d’un rapport en vertu de l’article 44 de la Loi. Il s’agit de l’article de la Loi qui permet à un agent de transmettre un rapport au ministre au sujet de l’interdiction de territoire d’un étranger. Le ministre pourra alors déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête.

[5] Le Demandeur sera ainsi déclaré interdit de territoire par la Section de l’immigration en vertu des alinéas 34(1)b) et f) de la Loi. Une mesure d’expulsion est alors émise et notre Cour confirmera cette décision en contrôle judiciaire (Konate c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 129).

[6] La demande d’examen des risques avant renvoi est rejetée le 15 mai 2018. Par ailleurs, une requête en sursis de son renvoi est accueillie par notre Cour en juillet 2018 (Konaté c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 703).

[7] Suivait, un an plus tard, une demande visant à pouvoir faire une demande de résidence permanente à partir du Canada, le tout pour des motifs humanitaires (article 25 de la Loi). Cette demande de résidence permanente pour motifs humanitaires est rejetée le 1er juin 2020. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire fera l’objet d’une entente puisque le Défendeur aura fait valoir que, le Demandeur étant interdit de territoire, l’agent d’immigration n’avait pas la compétence pour étudier la demande de résidence permanente. L’entente des parties à cet égard fait l’objet d’un jugement sur consentement le 17 décembre 2020. En parallèle à ces démarches, le Demandeur fait une demande de dispense, en vertu de l’article 42.1, le 23 juillet 2019. Cette demande de dispense est faite auprès du ministre de l’Immigration. Quelques mois plus tard, soit le 9 novembre 2020, le Demandeur dépose une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire pour obtenir une ordonnance de mandamus contre le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, afin que ce dernier statue sur la demande de dispense. Or, le Défendeur, par la voie de l’un de ses avocats, fait savoir le 1er décembre 2020 que la demande de dispense n’est pas devant le ministre responsable d’accorder une telle dispense dans les cas appropriés. En effet, c’est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile qui est responsable de ces demandes en vertu de la Loi. La lettre ajoute qu’un formulaire prescrit par l’Agence des services frontaliers du Canada est nécessaire au traitement de la demande. Le Demandeur réachemine donc sa demande avec le formulaire approprié le 30 décembre 2020. Celle-ci est incomplète mais elle sera bonifiée le 5 janvier 2021. Ce sera donc la date à compter de laquelle un délai pour que la demande soit traitée commence à courir.

[8] La demande de contrôle judiciaire est autorisée le 25 février 2022.

II. Les arguments des parties

[9] La demande de contrôle judiciaire est quelque peu confuse. Le Demandeur voudrait que la Cour ordonne « au ministre de statuer sur la demande en vertu de l’article 42.1 de la Loi et dire que M. Konaté est admissible au Canada et d’évaluer s’il n’y a pas de raisons humanitaires pour M. Konaté pour rester au Canada ».

[10] Le Demandeur indique dans son Mémoire des faits et du droit qu’il recherche une ordonnance de la Cour pour que le ministre prenne une décision au sujet de sa demande formulée aux termes de l’article 42.1 de la Loi. Par ailleurs, le mémoire tend à traiter du bien-fondé de sa demande, argumentant que celle-ci devrait être accordée. De fait, le Demandeur pose plusieurs questions qui laissent croire qu’il peut demander à la Cour de se prononcer sur celles-ci. Ainsi, il prétend que l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40, [2013] 2 RCS 678 [Ezokola] trouve application. Un autre paragraphe indique que l’article 34 de la Loi serait contraire à l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés. Enfin, on se questionne si l’intérêt national dont parle l’article 42.1 serait bien servi si l’inadmissibilité du Demandeur était levée, ce qui tend à suggérer que la Cour devrait se prononcer sur le mérite de la demande de dispense en vertu de l’article 42.1, se substituant ainsi au ministre responsable.

[11] Ainsi, le Demandeur a cherché à développer un argumentaire autour de l’arrêt Ezokola. Ezokola est un arrêt traitant de l’article 1Fa) de la Convention relative au statut des réfugiés des Nations Unies. L’auteur d’un crime contre la paix, un crime de guerre ou un crime contre l’humanité ne peut, en vertu de l’article 98 de la Loi, se réclamer de la protection du Canada à titre de réfugié (article 96 de la Loi) ou de personne à protéger (article 97 de la Loi). La Cour suprême y examine en quoi peut consister la participation à ces crimes. Il n’est pas clair en quoi l’arrêt a une pertinence en l’espèce puisque l’inadmissibilité du Demandeur est fonction de l’article 34 de la Loi et, plus particulièrement, dans son cas, qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il ait participé à des actes visant au renversement du gouvernement de la Côte d’Ivoire par la force. S’il y a pertinence, elle n’a pas été expliquée.

[12] Quant à l’inadmissibilité de quelqu’un en vertu de l’article 34 de la Loi et son intersection avec la Charte canadienne des droits et libertés, on nous présente un argument plutôt générique sans élaborer sur la liberté d’association et la liberté de penser dont on aurait contravention en l’espèce.

[13] Finalement, la discrétion du ministre devant être exercée sur la base de ce qui ne serait pas contraire à l’intérêt national, aux termes mêmes de l’article 42.1, fait l’objet d’un commentaire selon lequel la discrétion « devrait être exercée de façon respectueuse de la jurisprudence de la Cour suprême et que les droits fondamentaux relatifs à la liberté d’expression et la liberté de conviction doivent recevoir un poids considérable dans la prise de décision » (Mémoire des faits et du droit du Demandeur, para 34). Il s’agit là d’une autre allusion à l’arrêt Ezokola. En fin de compte, les arguments du Demandeur prennent des allures d’une requête qui trouverait appui sur des considérations d’ordre humanitaire.

Le mémoire du Demandeur conclut simplement en demandant que la demande en mandamus soit accueillie et que la Cour ordonne « au Ministre de prendre une décision dans les 60 jours qui suivent la décision de la Cour ».

[14] Le Défendeur note que le Mémoire du Demandeur porte sur des questions qui ne sont pas pertinentes quant à l’émission d’un bref de mandamus. Le Défendeur plaide plutôt que les conditions d’obtention d’un bref de mandamus ne sont pas respectées en l’espèce et il y a donc lieu de rejeter sommairement la demande. Parmi les conditions d’obtention du bref, le Défendeur insiste sur le délai raisonnable à être accordé à un décideur pour permettre de donner suite à la demande qui a été faite. En effet, le Défendeur dit que cette condition n’a pas été respectée de manière à permettre au ministre désigné, celui de la Sécurité publique et de la Protection civile, de rendre une décision. La demande originale était envoyée à un ministre dont ce n’est pas la responsabilité de traiter de ces questions.

[15] En notre espèce, le Défendeur met en exergue que la demande initiale de dispense n’a été faite qu’à la fin du mois de juillet 2019 sous la forme d’une lettre transmise au Bureau de la réduction de l’arriéré au ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration. Or, c’était faire un envoi au mauvais ministre sans utiliser le formulaire prescrit à cet égard par le ministère de la Sécurité publique et de la Protection civile. Ce ne sera que dix-sept mois plus tard, soit à la fin de décembre 2020, que la demande de dispense se retrouvera devant le « bon ministre ».

[16] C’est ainsi que, selon le Défendeur, le dossier ne s’est retrouvé devant le ministre approprié que le 5 janvier 2021. Le 20 avril 2022, le jour où le Mémoire supplémentaire du Défendeur a été produit devant notre Cour, quinze mois s’étaient écoulés depuis la réception de la demande. La décision à être prise par le ministre ne peut être déléguée, si bien qu’un délai raisonnable ne peut n’être que de quinze mois.

[17] La preuve offerte par le Défendeur stipule que le dossier du Demandeur est en attente de traitement alors que beaucoup d’autres sont dans la même situation. Selon le Défendeur, il serait inéquitable de permettre au Demandeur d’avoir un accès privilégié au ministre responsable. De fait, le Défendeur se plaint vertement que le Demandeur n’ait en aucune manière expliqué en quoi l’émission d’un bref de mandamus serait justifiée dans les circonstances. Cela suffirait à rejeter la demande de contrôle judiciaire de la nature d’un bref de mandamus.

III. Analyse

[18] L’arrêt de principe en matière de mandamus devant la Cour fédérale reste Apotex Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 CF 742 [Apotex], confirmé par la Cour suprême du Canada à [1994] 3 RCS 1100. Ma collègue, la juge Martine St-Louis, a bien décrit les conditions nécessaires au paragraphe 26 de sa décision dans Onghaei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1029 :

[26] Toutes les conditions doivent être satisfaites pour que la Cour accorde une ordonnance de mandamus, qui constitue une réparation extraordinaire. Les conditions énoncées dans l’arrêt Apotex sont les suivantes :

1) il doit exister une obligation légale d’agir à caractère public;

2) l’obligation doit exister envers le demandeur;

3) il existe un droit clair d’obtenir l’exécution de cette obligation, notamment :

a) le demandeur a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

b) il y a eu :

(i) une demande d’exécution de l’obligation,

(ii) un délai raisonnable a été accordé pour permettre de donner suite à la demande, à moins que celle‑ci n’ait été rejetée sur‑le‑champ, et

(iii) il y a eu refus ultérieur, exprès ou implicite, par exemple un délai déraisonnable;

4) lorsque l’obligation est discrétionnaire, le pouvoir discrétionnaire est limité et épuisé;

5) le demandeur n’a aucun autre recours;

6) l’ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

7) rien n’empêche d’obtenir le redressement demandé, au regard de l’équité;

8) compte tenu de « la balance des inconvénients » une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

[19] L’absence complète de démonstration que le Demandeur satisfait à chacune des conditions préalables à l’émission du remède est fatale. De fait, le Demandeur n’a même pas tenté de faire cette démonstration dans son mémoire écrit ou à l’audience. J’ajoute qu’il m’apparaît clair qu’il n’a pas été établi que le délai raisonnable a expiré. En effet, tant qu’une demande n’a pas été faite au bon ministre, il ne saurait y avoir de délai qui ait commencé à courir.

[20] Enfin, lors de l’audience, la Cour a demandé au Demandeur de discuter davantage le point numéro 4 des huit critères de l’arrêt Apotex, tels qu’ils sont articulés dans l’arrêt et dont l’articulation de lit de la façon suivante :

4) Lorsque l’obligation dont on demande l’obligation forcée est discrétionnaire, les règles suivantes s’appliquent :

a) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire ne doit pas agir d’une manière qui puisse être qualifiée d’« injuste », d’« oppressive » ou qui dénote une « irrégularité flagrante » ou la « mauvaise foi »;

b) un mandamus ne peut être accordé si le pouvoir discrétionnaire du décideur est « illimité », « absolu » ou « facultatif »;

c) le décideur qui exerce un pouvoir discrétionnaire « limité » doit agir sur des considérations « pertinentes » par opposition à des considérations « non pertinentes »;

d) un mandamus ne peut être accordé pour orienter l’exercice d’un « pouvoir discrétionnaire limité » dans un sens donné;

e) un mandamus ne peut être accordé que lorsque le pouvoir discrétionnaire du décideur est « épuisé » c’est-à-dire que le requérant a un droit acquis à l’exécution de l’obligation.

[Souligné dans l’original.]

[21] Il m’apparaît clair que ces conditions ne sont pas présentes en notre espèce. Je ne doute pas que la discrétion qui existe en vertu de l’article 42.1 soit limitée, si bien qu’un mandamus pourrait être accordé. Par ailleurs, un tel mandamus ne peut être accordé de manière à diriger l’exercice du pouvoir discrétionnaire que dans des circonstances exceptionnelles.

[22] Il ne faut pas croire qu’une autorité publique peut indéfiniment choisir de ne pas s’acquitter d’un devoir d’exercer la discrétion qui lui est conférée par le Parlement (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c LeBon, 2013 CAF 55). La décision dans Thomas c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 164 est une manifestation claire que la Cour interviendra lorsqu’une période de temps suffisante se sera écoulée sans décision. En l’espèce, le délai en était rendu à quatre années et la Cour dans Thomas référait à d’autres affaires où des délais de trois, quatre et cinq ans avaient été jugés comme excessifs. En notre espèce, nous sommes plutôt à un délai de quinze mois et cette Cour conclut qu’il n’y a pas lieu d’intervenir.

[23] Vu les circonstances de cette affaire, et conformément aux volontés exprimées par les parties, il n’y a pas lieu d’appliquer l’article 74 de la Loi.


JUGEMENT au dossier IMM-5751-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée en vertu de l’article 74 de la Loi.

« Yvan Roy »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

imm-5751-20

 

INTITULÉ :

MAMADOU KONATÉ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 MAI 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

 

Pour LE DEMANDEUR

 

Daniel Latulippe

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Stewart Istvanffy

Montréal (Québec)

 

Pour LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

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