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Date : 20220607


Dossier : IMM‑4271‑21

Référence : 2022 CF 845

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 7 juin 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

KIDANE BERAKI TEKLE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, monsieur Kidane Beraki Tekle, est un citoyen de l’Érythrée résidant actuellement en Éthiopie. Il s’est vu reconnaître la qualité de réfugié par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR) en juillet 2016 lorsqu’il résidait au Soudan.

[2] En 2006, lorsque le demandeur avait environ 18 ans, il a été enrôlé par le gouvernement de l’Érythrée pour le service militaire national obligatoire, qui est d’une durée indéterminée. Un an plus tard, il a demandé des congés pour rendre visite à sa famille, mais ses demandes sont restées sans suite. En octobre 2017, il a déserté l’armée, et s’est caché dans sa ville natale. Quelques mois plus tard, l’armée, qui bénéficiait du soutien des autorités locales, l’a retrouvé.

[3] En février 2008, l’armée a mis le demandeur en détention, sans procès, au tristement célèbre centre pénitentiaire Adi‑Arde, où il était constamment exposé aux châtiments corporels et à la torture aux mains du personnel et des chefs militaires, y compris marcher pieds nus sur des éclats de verre.

[4] Après avoir purgé sa peine, en juin 2008, le demandeur a été transféré à la mine Bisha pour poursuivre son service national forcé. Tétanisé par la crainte d’être à nouveau mis en détention et puni, le demandeur a poursuivi sans se faire remarquer son service national jusqu’en mars 2016. Pendant cette période, il a été gardien de nuit à la mine. Il a fait l’objet de mesures disciplinaires – y compris des châtiments corporels – pour des incidents mineurs. Il a ensuite été affecté à la frontière entre l’Érythrée et l’Éthiopie.

[5] L’un des officiers supérieurs du demandeur lui a demandé, en mars 2016, d’adhérer au parti au pouvoir, le Front populaire pour la démocratie et la justice (le PFDJ), et de signer un serment de sincère allégeance au parti. Lorsque le demandeur a refusé, son supérieur lui a dit qu’il serait mis en détention.

[6] Le demandeur a décidé de quitter l’Érythrée. Le 28 mars 2016 ou vers cette date, il a franchi la frontière entre l’Érythrée et l’Éthiopie, avant de fuir en direction du Soudan à pied. Il est demeuré au Soudan jusqu’en 2019, lorsque la situation politique s’est détériorée et que sa vie a été menacée. Il est alors retourné en Éthiopie, où il réside depuis lors.

[7] Le demandeur a présenté une demande de réinstallation au Canada au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil, décrites à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, ainsi qu’aux articles 145 et 147 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227. Le demandeur craint le gouvernement de l’Érythrée, qui l’a enrôlé par conscription dans l’armée. Un agent du Haut‑commissariat du Canada à Nairobi a rejeté sa demande, dans une lettre datée du 7 juin 2021 (la décision), au motif que le témoignage du demandeur était incohérent, contradictoire et invraisemblable.

[8] Le demandeur prétend qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale en raison de l’interprétation déficiente qui a été fournie pendant son entrevue avec l’agent. De plus, il conteste les conclusions quant à la crédibilité tirées par l’agent et soutient que l’agent a omis d’examiner la qualité de réfugié conférée par le HCR et de prendre en compte tous les motifs de persécution.

[9] Je conclus qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale à l’encontre du demandeur en raison de l’interprétation déficiente. De plus, je conclus que la décision est déraisonnable parce que l’agent a omis de prendre en compte la qualité de réfugié reconnue par le HCR.

II. Affidavit du demandeur dans le cadre du contrôle judiciaire

[10] Comme il l’a affirmé dans un affidavit produit dans le cadre du contrôle judiciaire, le demandeur a constaté que le service d’interprétation qui avait été fourni lors de l’entrevue posait problème après avoir examiné la décision avec son avocat. Le demandeur soupçonnait que soit ses réponses n’avaient pas été traduites fidèlement, soit les questions posées par l’agent n’avaient pas été traduites fidèlement. Il a remarqué que des conversations entre l’interprète et l’agent n’avaient pas été traduites à son intention. Il affirme qu’il n’avait aucun moyen de savoir que l’interprétation faisait problème à ce moment, outre le fait qu’il était conscient de la différence de dialecte, puisqu’il parlait le tigrigna de l’Érythrée tandis que l’interprète parlait le tigrigna de l’Éthiopie.

[11] Le défendeur n’a pas contre‑interrogé le demandeur au sujet de son affidavit, ni produit d’affidavit de l’agent ou de l’interprète pour contester les allégations formulées par le demandeur quant aux problèmes d’interprétation.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[12] Le demandeur soulève les questions qui suivent :

  • 1) Y a‑t‑il eu manquement à son droit à l’équité procédurale en raison de l’interprétation déficiente qui a été fournie pendant l’entrevue?

  • 2) La conclusion quant à la crédibilité tirée par l’agent était‑elle raisonnable?

  • 3) L’agent a‑t‑il commis une erreur en faisant abstraction de la qualité de réfugié que le HCR avait reconnue au demandeur et des lignes directrices opérationnelles OP 5?

  • 4) L’agent a‑t‑il commis une erreur en n’appréciant pas tous les motifs possibles de persécution?

[13] Les deux parties conviennent que la question ressortissant à l’équité procédurale est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte (ou, subsidiairement, sans norme de contrôle), conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[14] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

A. Y a‑t‑il eu manquement au droit à l’équité procédurale du demandeur en raison de l’interprétation déficiente qui a été fournie lors de l’entrevue?

[15] Le demandeur prétend qu’il y a eu manquement à son droit à l’équité procédurale en raison du service d’interprétation déficient qui a été fourni à son entrevue, particulièrement en ce qui concerne les fonctions qu’il a exercées dans l’armée. Il soutient que l’interprète a changé le sens de certains mots et qu’il a eu des conversations avec l’agent sans les interpréter à son intention.

[16] Avant d’examiner la question de savoir si l’interprétation déficiente alléguée a entraîné un manquement à l’équité procédurale, je dois d’abord me pencher sur l’observation formulée par le défendeur selon laquelle le demandeur a renoncé à son droit de soulever des préoccupations au sujet de l’interprétation en omettant de le faire lors de son entrevue avec l’agent. Le défendeur a présenté plusieurs arguments à cet égard, notamment :

  • a) L’agent a mentionné expressément que l’entrevue avec le demandeur avait été menée avec l’aide d’un interprète qui parlait l’anglais et le tigrigna, et que le demandeur n’avait pas fait savoir qu’il avait de la difficulté à comprendre l’interprète ou à se faire comprendre par ce dernier;

  • b) Dans son affidavit, le demandeur allègue qu’il y a eu plusieurs moments où il a constaté des problèmes possibles d’interprétation, mais il n’a pas soulevé de préoccupations ni fait savoir à l’agent qu’il y avait des différences de dialecte susceptibles de faire problème. Puisque le demandeur n’a pas soulevé de questions ou de préoccupations quant à l’interprétation à la première occasion, il ne peut pas le faire maintenant en contrôle judiciaire : Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 [Mohammadian] aux para 12 et 19;

  • c) Même si les erreurs d’interprétation alléguées s’étaient bel et bien produites, le demandeur a eu la possibilité de les mentionner lorsque l’agent lui a souligné les contradictions relevées dans ses réponses, mais il ne l’a pas fait;

  • d) Le demandeur a confirmé dans ses formulaires de demande qu’il comptait huit années de scolarité et qu’il comprenait l’anglais, qui est la langue d’enseignement en Érythrée;

  • e) Rien n’indiquait que le demandeur avait dû se faire aider par un interprète pour remplir ses formulaires de demande, ce qui dénotait qu’il comprenait l’anglais.

[17] Je ne suis pas convaincue par les arguments du défendeur.

[18] Comme le confirment les décisions rendues par la Cour, il faut accorder plus de poids à la déclaration sous serment d’un demandeur qu’aux notes prises par l’agent qui ne sont pas accompagnées d’un affidavit : Fsahaye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1657 au para 15.

[19] Dans une décision récente, Divya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 620 [Divya], le juge Diner a fait les observations qui suivent :

[traduction]

[18] Par ailleurs, je constate qu’en l’absence de transcription ou d’enregistrement de l’entrevue, il peut être difficile pour la Cour de déduire quelle version des faits est la bonne (voir Zeon c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1338 aux para 13‑14). Puisque les entrevues n’ont souvent lieu qu’en présence de l’agent et du demandeur, contrairement à l’époque où il était plus courant que les avocats y assistent, il est malheureux que la pratique ne consiste pas – particulièrement de nos jours – à conserver un enregistrement, mais plutôt à se fier entièrement aux notes consignées dans le SMGC. Cela est particulièrement vrai dans les cas où sont tirées des conclusions de fausses déclarations, étant donné les conséquences graves qui en résultent. La Cour doit tenir compte des déclarations faites sous serment par le demandeur lorsque celui‑ci conteste l’équité du processus d’entrevue, surtout lorsqu’il n’y a pas eu de contre‑interrogatoire quant aux éléments de preuve du demandeur.

[19] Les notes consignées dans le SMGC ont fait l’objet de nombreuses observations. La Cour d’appel a reconnu qu’elles sont généralement admissibles puisqu’elles entrent dans l’exception à la règle du ouï‑dire en ce qui concerne les documents opérationnels, même si des exceptions peuvent s’appliquer lorsque les notes portent sur des entrevues menées dans le cadre d’une enquête (voir Cabral c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 4 aux para 24 et 28 respectivement). Dans de tels cas, les notes pourraient ne pas être admissibles pour établir la véracité de leur contenu (Cabral, au para 28). En effet, la Cour a déclaré ce qui suit :

J’accepte donc que les notes CAIPS soient admises au dossier en tant que motifs de la décision qui fait l’objet du présent contrôle. Cependant, les faits qui sous‑tendent la présente affaire sur lesquels elles sont fondées doivent être établis de façon indépendante. En l’absence d’un affidavit d’un agent des visas attestant la véracité de ce qu’il a, dans ses notes, inscrit comme ce qui a été dit à l’entrevue, les notes n’ont pas de statut en tant que preuve. les notes CAIPS soient admises au dossier en tant que motifs de la décision qui fait l’objet du présent contrôle.

(Chou c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 14890 au para 13, conf dans 2001 CAF 299).

[20] Étant donné que le défendeur n’a jamais contesté l’affidavit du demandeur, et qu’il n’a jamais produit d’affidavit de l’agent et/ou de l’interprète en cause pour contrer les allégations formulées par le demandeur, je privilégie la version du demandeur quant au déroulement de l’entrevue par rapport aux notes consignées dans le SMGC qui, pour des raisons évidentes, ne rapportaient que la traduction anglaise des réponses du demandeur.

[21] J’estime que l’arrêt Mohammadian peut se distinguer de l’espèce quant aux faits puisque le demandeur, dans l’arrêt, était représenté par une avocate lors de la séance où il ne s’est pas opposé à la qualité de l’interprétation, et il n’a soulevé aucune objection au cours de la période subséquente pendant laquelle son avocate préparait des observations écrites au sujet du bien‑fondé de la demande d’asile : Mohammadian, au para 8. En l’espèce, selon l’affidavit du demandeur, la présente demande de contrôle judiciaire est la première occasion qui s’offre au demandeur de soulever la question, parce qu’il a relevé les erreurs d’interprétation seulement en discutant de la décision avec son avocat.

[22] De plus, je conviens avec l’avocat du demandeur que rien ne prouve que son client – qui n’était pas représenté lors de l’entrevue – savait qu’il avait le droit de soulever des préoccupations quant à l’interprétation, encore moins qu’il aurait eu le courage de le faire auprès de la personne qui décidait de son sort.

[23] En dépit du fait que le demandeur a inscrit sur ses formulaires de demande qu’il comprenait l’anglais, il a aussi indiqué qu’il avait reçu de l’aide pour remplir les formulaires. Je ne suis pas convaincue qu’avoir huit années de scolarité signifie que le demandeur a le niveau requis de compétence en anglais pour évaluer l’exactitude de l’interprétation. En fait, si le demandeur connaissait bien l’anglais, il n’aurait probablement pas demandé les services d’interprétation en premier lieu.

[24] La décision a des répercussions importantes sur le demandeur. L’issue de la demande déterminera si le demandeur peut se réinstaller au Canada en tant que réfugié au sens de la Convention. À la lumière de toutes les circonstances de l’affaire, je conclus que le demandeur n’a jamais renoncé à son droit de soulever des préoccupations quant à l’interprétation en n’exprimant pas ses préoccupations à l’agent pendant l’entrevue.

[25] De plus, je conclus qu’il y a eu manquement au droit à l’équité procédurale du demandeur en raison de l’interprétation déficiente lors de l’entrevue.

[26] Les principes qui s’appliquent à l’analyse de la qualité de l’interprétation, tels qu’ils ont été énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mohammadian et résumés dans la décision LicaoCanada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 89 au para 26, sont les suivants :

a. L’interprétation doit être continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante.

b. Il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice réel pour obtenir une réparation.

c. L’interprétation doit être adéquate, mais n’a pas à être parfaite. Le principe le plus important est la compréhension linguistique.

d. Il y a renonciation au droit lorsque la qualité de l’interprétation n’est pas contestée par le demandeur à la première occasion, chaque fois qu’il est raisonnable de s’y attendre.

e. La question de savoir s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une plainte soit présentée à l’égard de la mauvaise qualité de l’interprétation est une question de fait, qui doit être déterminée dans chaque cas.

f. Si l’interprète a de la difficulté à parler la langue du demandeur ou à se faire comprendre par lui, il est clair que la question doit être soulevée à la première occasion.

[Souligné dans l’original.]

[27] Le demandeur invoque la décision Batres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 981, au para 12, dans laquelle la Cour a affirmé que les erreurs de traduction doivent avoir joué un rôle important dans les conclusions que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a tirées quant à la crédibilité. Dans cette affaire, l’interprète qui a passé l’interprétation en revue avait produit un affidavit indiquant, par exemple, que l’interprète avait à tort traduit le mot espagnol pour « police » par « people » (les gens), ce qui avait amené la Cour à conclure qu’il s’agissait d’un manquement à l’équité procédurale.

[28] En l’espèce, l’agent a rejeté la demande pour des motifs de crédibilité. Comme il l’a expliqué dans une lettre datée du 7 juin 2021, l’agent n’était pas convaincu que le demandeur entrait dans les catégories prévues en raison [traduction] « des incohérences, des contradictions et des invraisemblances relevées » dans la demande et de ce que le demandeur avait relaté pendant l’entrevue. Plus particulièrement, l’agent a affirmé dans la décision :

[traduction]

Il est invraisemblable que le DP ait travaillé dans la région frontalière pendant de nombreuses années et qu’il n’ait vu personne se faire arrêter ni se faire torturer. Le DP s’est contredit quand il a dit qu’il avait été gardien de prison et qu’il avait vu des gens se faire torturer, puis quand il a déclaré par après que les gens étaient amenés ailleurs pour être torturés. Il n’est pas crédible que l’unité militaire à laquelle appartenait le DP ait effectué des arrestations et que celui‑ci n’y ait pas participé pendant qu’il était dans l’armée. Le DP n’était pas disposé à fournir de l’information, et il ne s’est montré plus communicatif qu’après y avoir été poussé. Par exemple, il a d’abord affirmé qu’il faisait de l’agriculture, et il a omis de mentionner qu’il était gardien de prison tant que je n’ai pas insisté. J’ai relevé des incohérences dans son exposé circonstancié, dont la raison pour laquelle il avait fui et l’itinéraire qu’il avait suivi dans sa fuite. En raison des incohérences, des contradictions et des invraisemblances relevées, je ne suis pas convaincu de la crédibilité de la présente demande. Pour cette raison, je ne suis pas convaincu que le DP répond à la définition de réfugié. J’ai communiqué ces préoccupations au demandeur, mais les réponses ne les ont pas atténuées.

[29] Dans son affidavit, le demandeur fait état de certaines des erreurs clés qui ont été causées par l’interprétation déficiente :

  • En réponse à la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « [i]l est invraisemblable que vous ayez travaillé dans la région frontalière pendant de nombreuses années et que vous n’ayez vu personne se faire arrêter ni se faire torturer », le demandeur explique qu’il n’a jamais affirmé qu’il avait vu des gens se faire torturer pendant qu’il effectuait son service national. Le demandeur a été témoin d’actes de torture lorsqu’il a lui‑même été arrêté et torturé, et il avait entendu parler de torture par d’autres détenus et d’autres collègues.

  • En réponse à la conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « Vous vous êtes contredit quand vous avez dit que vous avez été gardien de prison et que vous aviez vu des gens se faire torturer, puis quand vous avez dit par après que les gens étaient amenés ailleurs pour être torturés et que vous n’avez pas vu de torture », le demandeur soutient qu’il n’a jamais affirmé qu’il avait gardé des détenus, mais qu’il avait plutôt affirmé qu’il avait été garde à la frontière pendant une courte période seulement et qu’il avait entendu parler des personnes qui passaient la frontière et de ce qui leur arrivait par d’autres collègues.

  • De plus, le demandeur prétend que lorsqu’il a parlé de la mort de son père, l’interprète avait eu de la difficulté à le comprendre et qu’il avait alors discuté avec l’agent sans interpréter la conversation à son intention.

[30] Le demandeur soutient que ce sont des erreurs importantes et que, n’eût été les erreurs d’interprétation, l’agent n’aurait pas pu conclure que ses réponses étaient contradictoires.

[31] Je conviens que ces erreur étaient importantes. Les conclusions défavorables quant à la crédibilité et les conclusions d’invraisemblance tirées par l’agent étaient liées à ce qui, pour lui, était les réponses du demandeur aux questions sur son service militaire en tant que garde frontalier, sur la durée de son service, et sur le fait qu’il avait été ou non témoin d’actes de torture en tant que garde – presque toutes les réponses du demandeur à ces questions étaient entachées par les erreurs d’interprétation.

[32] Le défendeur ne formule pas d’observations pour contrer l’argument présenté par le demandeur quant à l’importance des erreurs, sinon en invoquant les huit ans de scolarité du demandeur et sa présumée capacité à comprendre l’anglais, et en rappelant qu’il incombe au demandeur de présenter un tableau complet de ses antécédents à l’agent, conformément à la décision Kabran c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 115 aux para 38 et 42.

[33] Il est incontestable qu’il incombe au demandeur de démontrer qu’il est admissible à entrer au Canada. En l’espèce, toutefois, les efforts que le demandeur a déployés pour s’acquitter de son fardeau ont été injustement contrecarrés par une interprétation déficiente, ce qui équivalait à un manquement à l’équité procédurale.

[34] En dernier lieu, je souscris à l’observation formulée par le juge Diner dans la décision Divya, au paragraphe 20, selon laquelle les enregistrements ou transcriptions [traduction] « aideraient grandement à régler le problème des versions contradictoires dans les entrevues menées par les agents des visas ». Cette observation s’applique parfaitement au règlement des litiges concernant la qualité du service d’interprétation pendant ces entrevues aussi.

B. L’agent a‑t‑il commis une erreur en faisant abstraction de la qualité de réfugié que le HCR a reconnue au demandeur et des lignes directrices opérationnelles OP 5?

[35] Le demandeur a produit une preuve d’enregistrement en tant que réfugié et sa carte d’identité de réfugié confirmant son statut de réfugié en Éthiopie. Il estime que l’agent a omis de prendre en compte comme il se devait la qualité de réfugié au sens de la Convention que lui a reconnue le gouvernement de l’Éthiopie, puisqu’il s’est contenté d’affirmer que la preuve d’enregistrement par le gouvernement de l’Éthiopie et par le HCR avait été présentée pendant l’entrevue, mais il n’a pas indiqué qu’il avait pris en compte le statut de réfugié.

[36] Le demandeur souligne que les Lignes directrices OP 5 : Sélection et traitement à l’étranger des cas de réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières et de personnes protégées à titre humanitaire outre‑frontières [les Lignes directrices OP 5] de Citoyenneté et Immigration Canada prévoyaient la prise en compte de la qualité de réfugié reconnue par le HCR en tant qu’un facteur parmi d’autres dans le traitement des demandes d’asile présentées à l’étranger.

[37] Le demandeur cite des précédents qui établissent que, même si un agent n’est pas lié par la décision du HCR d’accorder le statut de réfugié, il doit, à tout le moins, la prendre en compte : (Teweldbrhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 371 aux para 21‑23).

[38] Récemment, dans la décision Amanuel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 662 [Amanuel], le juge Little a résumé les principes applicables à la prise en compte, par un agent, de la qualité de réfugié reconnue à un demandeur par le HCR :

[54] Les principes suivants ressortent de ces décisions :

  1. le statut de réfugié conféré à un demandeur par le HCR est important, mais non déterminant;

  2. l’agent doit se prononcer sur le fond de la demande d’asile selon le droit canadien, en s’appuyant sur la preuve versée dans le dossier. Ce faisant, l’agent peut évaluer la crédibilité du demandeur d’asile;

  3. pour rendre sa décision, l’agent doit prendre en considération la décision du HCR. Si l’agent ne partage pas la décision du HCR, il doit expliquer pourquoi;

  4. l’agent commet une erreur justifiant l’infirmation de sa décision s’il ne mentionne pas, dans sa décision ou dans ses notes consignées au SMGC, le statut du demandeur au sein du HCR;

  5. si la Cour, après examen de la décision motivée de l’agent, juge manifeste que (i) l’agent était informé du statut de réfugié conféré au demandeur par le HCR; (ii) l’agent a fait une évaluation détaillée de la demande d’asile selon le droit canadien; et (iii) ce faisant, l’agent a expliqué pourquoi le statut conféré par le HCR n’a pas été suivi, alors la Cour peut conclure que la décision de l’agent était raisonnable. L’appréciation que fait l’agent de la crédibilité du demandeur peut contenir l’explication requise de la raison pour laquelle le statut conféré par le HCR n’a pas été suivi.

[55] En l’espèce, comme dans les affaires Abreham et Gebrewldi, l’agent doit être présumé avoir été informé du statut de réfugié conféré au demandeur par le HCR, puisqu’il disposait de la preuve d’enregistrement au HCR censée confirmer l’identité du demandeur lors de l’entrevue du 24 juin 2019. La question est de savoir si l’agent a validement considéré le fond de la demande d’asile selon le droit canadien (y compris éventuellement en effectuant une analyse de la crédibilité) et s’il a, ce faisant, expliqué suffisamment pourquoi la reconnaissance du statut du demandeur accordée par le HCR n’a pas été retenue (Abreham, au para 22; Ghirmatsion, au para 58).

[39] Après avoir appliqué les principes mentionnés précédemment, je conclus que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en omettant d’examiner le statut de réfugié qui a été conféré au demandeur dans son analyse. Même si l’agent peut avoir été au courant du statut de réfugié conféré au demandeur par le HCR, il n’a pas expliqué pourquoi il ne l’a pas suivi, et il n’a pas renvoyé au statut de réfugié conféré par le HCR quand il a évalué la crédibilité du demandeur : Amanuel au para 56.

[40] Le défendeur soutient que le statut de réfugié conféré au demandeur par le HCR n’est pas pertinent eu égard aux considérations de l’agent à la [traduction] « première étape » et ne dispense pas le demandeur de l’obligation qui lui incombe de produire des éléments de preuve crédibles selon lesquels il répond aux exigences prévues dans les dispositions législatives. Par l’expression [traduction] « première étape ». je suppose que le défendeur renvoie aux Lignes directrices OP 5 qui étaient en vigueur au moment où la décision a été rendue et qui énonçaient quatre étapes : « Évaluer la crédibilité », « S’assurer que le demandeur n’a aucune solution durable », « Critères de recevabilité au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières » et « Critères de recevabilité pour les membres de la catégorie de personnes de pays d’accueil » Le défendeur souligne que « [le statut reconnu aux demandeurs par le HCR] n’est pas déterminant et qu’en fait, un agent est tenu d’effectuer sa propre évaluation de l’admissibilité d’un demandeur au statut de réfugié, conformément au droit canadien » : Gebrewldi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 621 [Gebrewldi] au para 28.

[41] J’estime que les faits de la décision Gebrewldi sont différents en ce sens que dans cette affaire le demandeur n’a pas contesté les conclusions quant à la crédibilité tirées par l’agent, et la Cour a conclu que le statut reconnu par le HCR ne pouvait remplacer la preuve personnelle lorsqu’il y avait des préoccupations importantes en matière de crédibilité : Gebrewldi, aux para 11, 35. De plus, je n’interprète pas la décision Gebrewldi comme sous‑entendant que les agents ne sont pas tenus de prendre en compte le statut conféré par le HCR lorsqu’ils évaluent la crédibilité d’un demandeur; la décision ne fait que confirmer que le statut conféré par le HCR n’est pas déterminant : Gebrewldi, au para 28.

[42] Le défendeur estime qu’en raison du manque général de crédibilité du demandeur, l’agent ne pouvait pas être convaincu qu’il répondait aux conditions de l’une ou l’autre des catégories selon le droit canadien et qu’il n’était pas interdit de territoire (citant la décision Ameni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 164 [Ameni] au para 13 : « L’incapacité à établir les faits sur lesquels repose une demande peut également mener au rejet de la demande en se fondant sur la conclusion selon laquelle il y a eu une fausse déclaration ou un manque de crédibilité, ou pour tout autre motif ».)

[43] Puisque j’estime que les conclusions quant à la crédibilité qu’a tirées l’agent étaient entachées par l’interprétation déficience, la décision Ameni ne s’applique donc pas.

C. Autres questions soulevées par le demandeur

[44] En raison de ma conclusion quant aux questions relatives à l’équité procédurale et au statut de réfugié conféré par le HCR, je n’examinerai pas celles de savoir si l’agent a tiré des conclusions déraisonnables quant à la crédibilité ou s’il a omis d’évaluer tous les motifs de persécution possibles. Il appartient à un nouvel agent de les trancher.

[45] Comme le demandeur allègue que ses réponses n’ont pas été bien traduites, il serait bon que le bureau des visas organise une nouvelle entrevue avec le demandeur, cette fois avec un interprète qui parle le même dialecte que lui et qui peut interpréter fidèlement ses réponses en anglais.

V. Conclusion

[46] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

[47] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4271‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4271‑21

 

INTITULÉ :

KIDANE BERAKI TEKLE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Teklemichael Sahlemariam

 

pour le dEmandeur

 

Prathima Prashad

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Teklemichael Sahlemariam

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le dEMANDeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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