Dossier : T‑436‑20
Référence : 2022 CF 832
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 6°juin°2022
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE :
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BRUCE SCOTT
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demandeur
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et
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LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, Bruce Scott, demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 13 novembre 2019 dans laquelle une déléguée du ministre du Travail (la déléguée du ministre) a refusé d’enquêter sur la plainte qu’il avait déposée (la décision). Dans sa plainte, le demandeur indiquait que son employeur, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC), avait enfreint le Code canadien du travail LRC [1985], c L‑2 (le Code), en omettant d’ouvrir une enquête sur un incident présumé de violence dans le lieu de travail.
[2] La déléguée du ministre a conclu que le Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada (le Programme du travail) n’avait pas compétence pour enquêter sur la plainte du demandeur et que celle‑ci relevait plutôt de la mission de la Commission canadienne des droits de la personne (la CCDP) en application de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la LCDP).
[3] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce que a) la déléguée du ministre n’avait pas le pouvoir discrétionnaire de refuser de traiter sa plainte en réacheminant les préoccupations de l’appelant vers un autre processus administratif, et b) la déléguée du ministre n’a fourni aucune justification à l’appui de sa conclusion selon laquelle la plainte du demandeur relevait de la mission de la CCDP. Le demandeur soutient en outre que la tentative de la déléguée du ministre d’étayer sa décision au moyen d’observations postérieures à celle‑ci constitue une violation de l’équité procédurale.
[4] Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que la décision est déraisonnable. La présente demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.
II.
Faits
A.
Contexte factuel
[5] Le demandeur est un employé de l’ASFC. Au moment des faits, il travaillait au point d’entrée du pont Rainbow en tant qu’agent des services frontaliers.
[6] Le 15 juillet 2019, le demandeur s’est rendu en voiture au point d’entrée du pont Rainbow alors qu’il n’était pas en service. Il avait l’intention de passer la frontière du Canada vers les États‑Unis et était accompagné de sa petite amie et de deux membres de la famille de cette dernière. Le demandeur, sa petite amie et les membres de sa famille avaient acheté des articles hors taxes, notamment de l’alcool.
[7] À leur arrivée au point d’entrée, le demandeur s’est aperçu qu’il devait retourner chez lui afin de prendre une pièce d’identité nécessaire pour franchir la frontière. Avant de retourner chez lui, le demandeur a demandé à l’un de ses collègues s’il pouvait laisser les articles hors taxes de côté jusqu’à son retour. Le collègue a demandé confirmation au superviseur du demandeur, le surintendant intérimaire Weston (M. Weston), qui a accepté que le demandeur laisse ses articles hors taxes au bureau et les récupère à son retour. Conformément aux instructions reçues, le demandeur a apporté les articles hors taxes au bureau principal.
[8] Au bureau principal, le demandeur a demandé à M. Weston s’il pouvait utiliser la voie réservée aux autobus pour retourner au Canada, car la circulation était bloquée dans la voie d’inspection primaire. M. Weston a accepté d’ouvrir la voie des autobus, mais lorsque le demandeur est retourné à son véhicule et s’est engagé dans la voie des autobus, la barrière n’avait pas été ouverte.
[9] Le demandeur déclare que M. Weston s’est alors approché de son véhicule et lui a demandé d’en sortir, l’accusant de conduire en état d’ébriété et lui demandant à plusieurs reprises sur un ton agressif s’il avait bu. Le demandeur a répondu qu’il n’avait pas bu, mais que d’autres personnes dans le véhicule avaient partagé une bouteille de vin et que la façon dont M. Weston le traitait était embarrassante. M. Weston a ensuite demandé à la petite amie du demandeur de lui remettre les clés de la voiture et a exigé que le demandeur retourne au bureau principal pour s’y soumettre à un alcootest.
[10] L’alcootest a donné un résultat de « 0 »
, ce qui confirmait que le demandeur n’avait pas bu et était en état de conduire. M. Weston a alors rendu les clés du demandeur et a permis à ce dernier de reprendre la route.
[11] Le demandeur déclare que ce comportement de harcèlement de la part de son supérieur l’a profondément humilié, car cela s’est déroulé devant sa petite amie, la famille de celle‑ci et ses collègues de travail. L’incident l’a obligé à prendre deux semaines de congé de maladie et à demander l’aide d’un conseiller. L’angoisse résultant de l’incident s’est poursuivie lorsqu’il a repris le travail.
B.
Plainte pour violence dans le lieu de travail
[12] Le 18 septembre 2019, le demandeur a écrit au chef intérimaire des opérations du pont Rainbow pour déposer une plainte pour violence dans le lieu de travail concernant l’incident du 15 juillet 2019. Dans sa plainte, le demandeur exprimait ses préoccupations quant au fait que l’interaction avec son superviseur constituait du harcèlement et de la violence dans le lieu de travail, tels qu’ils sont définis dans le Code et le Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail DORS/86‑304 (le Règlement CSST). Le chef intérimaire des opérations du pont Rainbow a répondu qu’il consulterait le représentant régional de la santé et de la sécurité au travail.
[13] Le 3 octobre 2019, le demandeur a reçu une lettre l’informant que l’ASFC ne traiterait pas sa plainte et ne nommerait pas de personne compétente pour enquêter sur la plainte en application de la Politique sur la prévention de la violence en milieu de travail parce qu’il était [TRADUCTION]°« évident et manifeste que les allégations ne relevaient pas de la définition de la violence dans le lieu de travail »
.
[14] Le 23 octobre 2019, le demandeur a déposé une plainte auprès du ministre du Travail par l’intermédiaire du Programme du travail, alléguant que son employeur, l’ASFC, avait enfreint le Code en refusant de nommer une personne compétente comme prévu au paragraphe 20.9(3) du Règlement CSST.
[15] Le 30 octobre 2019, la déléguée du ministre a envoyé un courriel au demandeur pour organiser une discussion concernant sa plainte. Le lendemain, le demandeur a parlé à la déléguée du ministre par téléphone et lui a donné un aperçu de l’incident. La déléguée du ministre a fait état de cette discussion dans un registre des activités (le registre des activités).
[16] Selon le registre des activités, la déléguée du ministre a tenté de communiquer avec le demandeur le 6 novembre 2019 pour faire le point quant à la décision, puis une nouvelle fois le 13 novembre 2019, en vain.
C.
Décision faisant l’objet du contrôle
[17] La déléguée du ministre a rendu sa décision le 13 novembre 2019. La lettre de décision est rédigée en ces termes :
[traduction]
La présente lettre fait suite à la plainte contre l’Agence des services frontaliers du Canada que vous avez envoyée le 23 octobre 2019 et que notre bureau a reçue le même jour. Nous avons examiné votre plainte et avons déterminé que le Programme du travail n’a pas compétence pour enquêter sur celle‑ci, car son objet relève de la mission de la Commission canadienne des droits de la personne.
Nous vous suggérons de transmettre votre plainte à la Commission canadienne des droits de la personne, qui a le pouvoir d’enquêter sur celle‑ci [...].
Le Programme du travail d’Emploi et Développement social Canada ne peut donc pas continuer à agir en votre nom.
[18] La déléguée du ministre a mis à jour le registre des activités et a préparé un rapport narratif de mission dans lequel elle a exposé en détail les motifs de la décision. Voici ce que l’on peut lire dans le registre des activités à la date du 6 novembre 2019 :
[traduction]
D’après les renseignements fournis, un agent des services frontaliers a déterminé que le plaignant pouvait être sous l’effet de l’alcool alors qu’il conduisait un véhicule à moteur et a été obligé de s’assurer que le conducteur n’était pas ivre.
Bien que l’incident ait pu mettre le plaignant mal à l’aise, il ne correspond pas à la définition de la violence dans le lieu de travail. Le plaignant était un voyageur à ce moment‑là et tentait de passer la frontière sans pourtant avoir de pièce d’identité.
De plus, le surintendant impliqué dans l’incident occupait un poste intérimaire et n’est plus le superviseur direct du plaignant.
Les incidents impliquant un traitement perçu comme injuste ou discriminatoire ne sont généralement pas considérés comme des cas de violence dans le lieu de travail. En général, les plaintes portant sur des questions de droits de la personne relèvent davantage d’autres lois telles que la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP).
[19] Le 19 novembre 2019, le demandeur a communiqué avec la déléguée du ministre pour obtenir des précisions sur la décision et lui a demandé en quoi sa plainte relevait de la LCDP. La déléguée du ministre a répondu le jour même en déclarant que le demandeur était [TRADUCTION]°« un voyageur au moment des faits et non un employé »
et a réaffirmé que le Programme du travail ne pouvait rien faire de plus. La déléguée du ministre a de nouveau informé le demandeur qu’il pouvait communiquer avec la CCDP et lui a offert la possibilité de discuter de la décision, ce que le demandeur a refusé.
III.
Cadre législatif
[20] Des extraits des dispositions pertinentes du Code et du Règlement CSST figurent à l’annexe A des présents motifs.
[21] L’article 122.1 du Code définit l’objet de la partie II de celui‑ci, qui régit les questions de santé et de sécurité au travail. Les articles 124 et 125 du Code présentent les obligations de l’employeur en matière de santé et de sécurité au travail, y compris l’obligation particulière de l’employeur de prévenir et de réprimer la violence dans le lieu de travail conformément à l’alinéa 125(1)z.16) du Code. L’article 127.1 du Code expose le processus de règlement interne des plaintes pour les employés. L’article 145 du Code confère au ministre du Travail le pouvoir de donner diverses instructions concernant les contraventions au Code; ces instructions sont soumises à un droit d’appel conformément à l’article 146 du Code.
[22] En outre, l’article 20.2 du Règlement CSST donne une définition de la « violence dans le lieu de travail »
, et l’article 20.9 définit ce que l’on entend par « personne compétente »
. [Les articles 20.2 et 20.9 du Règlement CSST ont été abrogés en 2020. Cela n’a toutefois pas d’incidence sur l’espèce puisque la décision a été rendue en 2019].
IV.
Questions en litige et norme de contrôle
[23] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions suivantes :
Y a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale?
La décision est‑elle raisonnable?
[24] J’estime que la question de l’équité procédurale est assujettie à une norme de contrôle qui s’apparente le plus à celle de la décision correcte (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, au para 35). La question centrale pour les points en litige liés à l’équité procédurale est de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [1999] 2 RCS 817 (Bake), aux paragraphes 21 à 28 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).
[25] Les deux parties soutiennent que la norme du caractère raisonnable s’applique à la décision de la déléguée du ministre de refuser d’enquêter sur la plainte du demandeur pour violence dans le lieu de travail. Je conviens que la norme de contrôle pour une décision administrative est celle du caractère raisonnable, conformément à l’arrêt de la Cour suprême du Canada Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov), aux paragraphes 16 et 17.
[26] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12 et 13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, et notamment son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente, rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). L’analyse du caractère raisonnable d’une décision tient compte du contexte administratif dans lequel elle est rendue, du dossier dont dispose le décideur, et de l’incidence de la décision sur les personnes visées par ses conséquences (Vavilov, aux para 88 à 90, 94 et 133 à 135).
[27] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Les erreurs que comporte une décision ou les préoccupations qu’elle suscite ne justifient pas toutes une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur, et elle ne doit pas modifier les conclusions de fait, sauf dans des circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ni constituer une « erreur mineure »
(Vavilov, au para 100).
V.
Analyse
A.
Y a‑t‑il eu un manquement à l’équité procédurale?
[28] Dans la lettre renfermant la décision du 13 novembre 2019, la déléguée du ministre a informé le demandeur que le Programme du travail n’avait pas compétence pour enquêter sur sa plainte et a lui a suggéré de transmette sa plainte à la CCDP afin que celle‑ci mène une enquête. Le 19 novembre 2019, le demandeur a écrit à la déléguée du ministre pour lui demander des précisions. Cette dernière a répondu que le demandeur était un voyageur au moment de l’incident et non un employé, et a répété que le Programme du travail n’avait pas compétence pour enquêter sur la plainte.
[29] Le demandeur fait valoir que le fait de s’appuyer sur des observations formulées par la déléguée du ministre alors que la décision avait déjà été rendue est préoccupant du point de vue de l’équité procédurale. Le demandeur fait valoir qu’il n’a pas été informé des commentaires de la déléguée du ministre et qu’il n’a donc pas eu l’occasion de les examiner par voie d’observations. Il soutient que l’obligation d’aviser était particulièrement importante en l’espèce, puisqu’elle impliquait la décision préliminaire de traiter ou non sa plainte. Sans préavis, un employé n’a aucun moyen de connaître les éléments invoqués contre lui ou les questions à examiner dans la présentation de ses observations à l’enquêteur. Plus précisément, le demandeur fait valoir qu’il n’a pas été informé des considérations de la déléguée du ministre concernant la question de savoir si la violence dans le lieu de travail peut se produire lorsqu’un employé n’est pas en service et qu’il a été privé de la possibilité de présenter des observations sur ce point.
[30] Le demandeur soutient en outre que le principe functus officio s’applique aux observations postérieures à la décision et que celles‑ci ne peuvent être invoquées pour étayer un exposé de motifs insuffisants de la décision. Il fait valoir qu’une fois qu’un décideur administratif a statué définitivement sur une question, cette décision ne peut pas être reconsidérée, à moins qu’il y ait eu une erreur dans l’expression de son intention. Pour étayer sa position, le demandeur s’appuie sur l’arrêt Jacobs Catalytic Ltd v International Brotherhood of Electrical Workers, Local 353, 2009 ONCA 749 (Jacobs Catalytic), dans laquelle la Cour d’appel de l’Ontario a indiqué, au paragraphe 52 :
[traduction]
Lorsqu’un arbitre prétend présenter les motifs définitifs de sa décision et rend par la suite des motifs supplémentaires sans expliquer pourquoi les motifs supplémentaires ne faisaient pas partie des motifs initiaux, une personne raisonnable peut craindre que l’arbitre se soit lancé dans un raisonnement axé sur les résultats afin de consolider sa décision. Si l’arbitre s’est fondé sur le contenu des [...] motifs supplémentaires pour prendre sa décision, ces motifs auraient dû faire partie du premier exposé de motifs.
[31] Le demandeur soutient que la déléguée du ministre a choisi de ne pas intégrer de commentaires supplémentaires dans la décision elle‑même et qu’il serait injuste sur le plan de la procédure de permettre à la déléguée du ministre de se lancer dans une justification après coup de la décision alors que celle‑ci a déjà été rendue.
[32] Le défendeur soutient que la décision a été rendue dans le respect de l’équité procédurale. Premièrement, le défendeur avance que le niveau d’équité procédurale dû au demandeur était minime puisque la décision a été rendue dans un contexte non juridictionnel (Baker, aux para 21 à 28). Le défendeur fait remarquer que lorsqu’un employé conteste la décision d’exclusion d’un employeur en déposant une plainte auprès du Programme du travail, ni l’employeur ni le délégué du ministre ne jouent un rôle juridictionnel ou quasi‑judiciaire. La décision consiste plutôt en un examen superficiel des circonstances afin de décider si la plainte correspond à la définition de la « violence dans le lieu de travail »
donnée à l’article 20.2 du Règlement CSST.
[33] Deuxièmement, le défendeur soutient que le demandeur a bénéficié de droits de participation étendus. Compte tenu de la nature du cadre législatif, le défendeur note que les allégations du demandeur ont été considérées comme vraies, sans qu’aucune autre personne réponde ou intervienne, et que le demandeur a fourni tous les éléments de preuve devant être examinés par la déléguée du ministre. Le défendeur affirme qu’il est trompeur de la part du demandeur de prétendre qu’il n’était pas au courant des éléments invoqués contre lui, d’autant plus que le motif pour lequel la déléguée du ministre a refusé d’enquêter sur sa plainte était en substance le même motif que celui invoqué par l’ASFC, à savoir qu’il n’était pas en service au moment de l’incident. Le défendeur soutient que le fait que le demandeur était un voyageur au moment de l’incident a également été précisément évoqué avec la déléguée du ministre lors de leur conversation téléphonique du 31 octobre 2019, comme en témoigne le registre des activités.
[34] En outre, le défendeur fait valoir que le demandeur n’a pas été privé de la possibilité de présenter des observations supplémentaires et qu’il n’a pas non plus désigné de documents sur lesquels la déléguée du ministre s’est fondée et dont il n’aurait pas eu connaissance. En fait, le défendeur relève que le registre des activités de la déléguée du ministre indique qu’elle a envoyé un courriel au demandeur le 6 novembre 2019 et qu’elle a tenté de communiquer avec lui par téléphone le 13 novembre 2019, sans succès.
[35] Troisièmement, le défendeur soutient que les notes de la déléguée du ministre et ses commentaires du 19 novembre 2019 font partie des motifs de la décision. Le défendeur relève qu’aux termes de l’arrêt Vavilov, « [La cour de révision] peut considérer, par exemple, la preuve dont disposait le décideur, les observations des parties, les politiques ou lignes directrices accessibles au public dont a tenu compte le décideur et les décisions antérieures de l’organisme administratif en question »
(au para 94).
[36] En l’espèce, le défendeur fait valoir que la politique pertinente accessible au public est la suivante : Prévention de la violence dans le lieu de travail ‑ 943‑1‑IPG‑081 (la politique IPG). Il est indiqué dans la politique IPG que les incidents impliquant un traitement injuste ou discriminatoire perçu ne sont généralement pas considérés comme de la violence sur le lieu de travail. La politique énumère d’autres moyens de chercher à obtenir réparation, comme le recours à la LCDP ou aux dispositions sur les griefs d’une convention collective. Au vu de cette politique, le défendeur soutient que la suggestion de la déléguée du ministre que le demandeur communique avec la CCDP n’est pas à l’origine de sa décision de refuser de faire enquête. Le fait de se tourner vers la CCDP constitue plutôt une solution de remplacement énumérée dans la politique IPG, solution avancée parce que la déléguée du ministre avait déterminé que le Programme du travail n’avait pas compétence. Le défendeur soutient que lorsque la lettre contenant la décision est lue conjointement avec le registre des activités et le rapport narratif de mission – qui ont tous deux été remplis le jour où la décision a été rendue –, les motifs de la décision sont adéquatement exposés et satisfont aux exigences de la justice naturelle.
[37] Le défendeur fait valoir que la réponse par courriel de la déléguée du ministre le 19 novembre 2019 ne constitue pas des [TRADUCTION]°« observations postérieures à la décision »
puisque la déléguée du ministre ne faisait que reproduire une partie de sa décision, qui figurait dans le registre des activités et le rapport narratif de mission, et expliquer sa conclusion au demandeur. Le défendeur soutient que le principe du functus officio ne s’applique pas parce que la déléguée du ministre n’a pas modifié ni ajouté de motifs, et n’a pas non plus prétendu prendre une nouvelle décision.
[38] Enfin, le défendeur soutient que la déléguée du ministre a satisfait aux critères de transparence requis en tentant de communiquer avec le demandeur avant de rendre sa décision et en lui offrant la possibilité de discuter de la décision, ce que ce dernier a refusé.
[39] Je suis d’accord avec le défendeur. Je ne suis pas d’avis que les droits du demandeur à l’équité procédurale ont été violés. J’estime que le demandeur était bien conscient des éléments invoqués contre lui et qu’il était pleinement en mesure d’examiner les questions soulevées dans les motifs de la décision. Je ne considère pas non plus que la déléguée du ministre a introduit de nouvelles questions ou de nouveaux éléments dans la décision qui auraient nécessité que le demandeur soit avisé ou qu’il ait la possibilité de présenter des observations supplémentaires.
[40] Plus précisément, le dossier démontre que le demandeur savait que sa demande initiale d’enquête à l’ASFC à propos de sa plainte avait été rejetée parce qu’il n’était pas en service au moment de l’incident et que la même question serait examinée par la déléguée du ministre. Je note que dans la section [TRADUCTION]°« Réponse de l’employé »
du formulaire de plainte du demandeur, ce dernier a exposé ce qu’il croyait être le fondement du refus de l’ASFC d’enquêter sur sa plainte :
[traduction]
Je crois savoir que l’incident n’a pas fait l’objet d’une enquête parce que l’employeur a estimé qu’il ne s’agissait pas de violence dans le lieu de travail. Bien que l’incident ait eu lieu sur mon lieu de travail et sous la direction de mon superviseur, je n’étais pas en service à ce moment‑là.
[41] De plus, comme l’a relevé le défendeur, lors d’un appel avec la déléguée du ministre le 31 octobre 2019, le demandeur a déclaré que sa plainte n’avait pas été examinée parce qu’il était un voyageur au moment de l’incident. C’est ce qui est exposé dans le registre des activités de la déléguée du ministre à la date du 31 octobre 2019 :
[traduction]
Il a demandé à son employeur s’il avait enquêté sur les rapports. Celui‑ci a répondu qu’il n’avait pas besoin d’enquêter car l’incident n’était pas considéré comme de la violence dans le lieu de travail, étant donné qu’il était un voyageur au moment des faits.
[42] J’estime également que le demandeur a bénéficié de droits de participation étendus. Le registre des activités de la déléguée du ministre et les communications par courriel entre celle‑ci et le demandeur démontrent que la déléguée a communiqué avec le demandeur à plusieurs reprises et que le demandeur eu l’occasion d’être entendu et de présenter des observations supplémentaires. Le registre des activités révèle également des cas où la déléguée du ministre a tenté de communiquer avec le demandeur, sans obtenir de réponse de sa part.
[43] Enfin, je suis d’accord avec le défendeur pour considérer que les notes de la déléguée du ministre figurant dans le registre des activités et le rapport narratif de mission font partie des motifs de la décision. Je ne considère pas que le courriel de réponse envoyé au demandeur par la déléguée du ministre le 19 novembre 2019 constitue des observations postérieures à la décision, ni que le principe du functus officio s’applique dans ces circonstances.
[44] Comme l’a remarqué le demandeur, le principe du functus officio clôt définitivement un processus décisionnel. Le principe veut qu’une fois qu’un décideur a statué définitivement sur une question, il ne peut revenir sur sa décision simplement parce qu’il a changé d’avis, parce qu’il a commis une erreur dans le cadre de sa compétence, ou parce que les circonstances ont changé (Chandler c Alberta Association of Architects, 1989 CanLII 41 (CSC) [1989] 2 RCS 848, à la p 861). Les motifs supplémentaires ne peuvent pas être utilisés pour [TRADUCTION]°« étayer »
une décision (Jacobs Catalytic, au para 52).
[45] En l’espèce, les notes de la déléguée du ministre n’ont pas été rédigées dans la foulée de la décision en tant que motifs supplémentaires; la déléguée du ministre n’a pas réexaminé la décision ni changé d’avis, et aucune nouvelle question n’a été examinée en raison d’un changement de circonstances. Au contraire, dans sa communication avec le demandeur du 19 novembre 2019, la déléguée du ministre a simplement reproduit une partie de ses notes, qui ont été rédigées le jour où la décision a été rendue. Les notes de la déléguée du ministre ne contredisent pas la décision, mais apportent des détails sur les conclusions rendues dans la lettre de décision officielle.
[46] De plus, comme l’a reconnu notre Cour dans l’affaire KIK Custom Products Inc c Canada (Agence des services frontaliers), 2020 CF 462, au paragraphe 67, le principe du functus officio s’applique moins strictement lorsqu’il s’agit d’évaluer la décision d’un décideur administratif non juridictionnel tel que la déléguée du ministre :
[…] une plus grande souplesse peut être justifiée dans un cas comme la présente affaire, où un décideur administratif de type non juridictionnel suit des procédures moins formelles et à qui le principe du functus officio s’applique beaucoup moins strictement, voire pas du tout (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kurukkal, 2010 CAF 230, au par. 3).
[47] En l’espèce, la procédure de décision était globalement informelle. Les communications par courriel du 19 novembre 2019 consistaient en une réponse aux demandes de renseignements supplémentaires du demandeur; la déléguée du ministre y a répété que le demandeur était un voyageur au moment des faits, et non un employé. De plus, j’estime que les notes contenues dans le registre des activités permettent de comprendre le raisonnement qui a mené la déléguée du ministre à conclure que le Programme du travail n’avait pas compétence pour examiner la plainte, en particulier à la lumière de la politique IPG. Il convient d’envisager la suggestion de la déléguée du ministre proposant que le demandeur s’adresse à la CCDP à la lumière des autres possibilités énumérées dans la politique IPG.
[48] Je conclus dans l’ensemble que la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale.
B.
La décision est‑elle raisonnable?
[49] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce que la déléguée du ministre n’a pas fourni de motifs justifiables pour appuyer son refus de traiter sa plainte.
[50] Premièrement, le demandeur soutient qu’en application de l’article 127.1 du Code, le ministre est tenu de traiter les plaintes alléguant l’existence d’infractions au Code. Le demandeur soutient que le libellé du paragraphe 127.1(9) a un caractère impératif : le ministre « fait enquête sur la plainte ».
Le demandeur remarque qu’à l’issue de l’enquête, le ministre dispose d’une grande latitude pour rendre une décision qui confirme ou rejette une plainte sur le fond. Cependant, le ministre ne dispose pas, en vertu de l’article 127.1 du Code, du pouvoir discrétionnaire de refuser de traiter une plainte par déférence envers un autre processus administratif.
[51] Le demandeur fait valoir que le libellé impératif de l’article 127.1 du Code peut trancher avec les devoirs d’enquête du ministre en application des articles 128 et 129 du Code, qui comprennent un processus de plainte distinct pour traiter les refus des employés de travailler en raison de la présence d’un danger sur leur lieu de travail. En vertu du paragraphe 129(1), le ministre peut enquêter sur un refus en cours et a le pouvoir discrétionnaire de refuser de traiter la plainte lorsqu’un autre processus conviendrait mieux pour traiter l’objet de la plainte. À l’inverse, aucun pouvoir discrétionnaire de ce type n’existe relativement aux plaintes déposées en application de l’article 127.1 du Code, qui comportent des allégations d’infraction à une disposition du Code. Le demandeur fait valoir qu’en refusant d’enquêter sur sa plainte par déférence envers une autre procédure administrative, la déléguée du ministre a manqué à son obligation légale aux termes de l’article 127.1 du Code.
[52] Deuxièmement, le demandeur fait valoir que même si la déléguée du ministre était autorisée à s’en remettre à une autre procédure administrative, la décision manque de justification, de transparence et d’intelligibilité. Plus précisément, le demandeur affirme qu’il était déraisonnable de la part de la déléguée du ministre de conclure que l’objet de sa plainte relevait de la mission de la CCDP. Le demandeur fait valoir qu’aux termes de la LCDP, la CCDP n’est compétente que pour enquêter sur les plaintes alléguant une violation de la LCDP. Une violation de la LCDP ne peut être établie que s’il y a eu un comportement discriminatoire fondé sur un motif de discrimination interdit, selon la définition donnée à l’article 3 de la LCDP. Le demandeur soutient que sa plainte n’a pas soulevé d’allégation selon laquelle il aurait été harcelé ou soumis à de la violence sur le lieu de travail en raison d’un motif de discrimination illicite, et qu’aucun des faits connexes n’indique que l’incident allégué ou le refus de l’ASFC de nommer une personne compétente pour enquêter sur la plainte étaient liés à l’appartenance du demandeur à un groupe protégé. Le demandeur souligne que la déléguée du ministre n’a pas non plus cerné de motif de discrimination qui pourrait être en litige, ni en quoi cette question relèverait de la mission de la CCDP.
[53] Le demandeur renvoie à la décision de la Cour d’appel fédérale Lloyd c Canada (Procureur Général), 2016 CAF 115, pour faire valoir qu’une décision est déraisonnable si elle exige que la cour de révision se livre à la spéculation afin de soutenir le résultat, ou de croire qu’un décideur avait de bonnes raisons de soutenir sa décision (au para 24, citant Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11).
[54] Le demandeur soutient en outre que son dossier est comparable à la décision de notre Cour Karn c Canada (Procureur Général), 2017 CF 123 [Karn], qui concernait une décision de refuser d’enquêter sur un refus de travailler en application des articles 128 et 129 du Code au motif que la procédure de règlement des griefs prévue par la Loi sur les relations de travail dans le secteur public, LC 2003, c 22, art 2 (la LRTSP) convenait mieux aux griefs du demandeur. Dans la décision Karn, la Cour a estimé que la décision était déraisonnable parce qu’elle n’expliquait pas pourquoi la LRTSP constituait un processus plus approprié pour les allégations de danger, et que cette décision n’était donc pas justifiée, transparente ou intelligible (au para 43). Par ailleurs, le demandeur fait valoir que le fait que la déléguée du ministre n’a pas fourni d’explication à l’appui de sa conclusion selon laquelle la plainte du demandeur relevait du champ d’application de la LCDP a donné lieu à une décision déraisonnable.
[55] Troisièmement, le demandeur soutient que, si les observations postérieures à la décision de la déléguée du ministre sont acceptées comme faisant partie de la décision, il est également déraisonnable de conclure que la violence dans le lieu de travail ne peut pas se produire lorsqu’un employé n’est pas en service. Le demandeur fait valoir que la législation en matière de santé et de sécurité, comme le Code et le Règlement CSST, doit être interprétée de manière libérale de sorte à mettre en application son but et ses objets qui consistent à prévenir les accidents et les maladies sur le lieu de travail, et en l’espèce, ceux qui découlent de la violence sur le lieu de travail.
[56] Le demandeur soutient que le libellé clair du Règlement CSST, lorsqu’il est lu de manière téléologique, prévoit de toute évidence que la violence dans le lieu de travail peut se produire indépendamment du fait qu’un employé soit en service ou non, tant que cette violence s’exerce sur un employé dans le contexte du lieu de travail. Le demandeur note que la définition de « violence dans le lieu de travail »
donnée à l’article 20.2 du Règlement CSST est large et désigne « tout agissement, comportement, menace ou geste d’une personne à l’égard d’un employé à son lieu de travail et qui pourrait vraisemblablement lui causer un dommage, un préjudice ou une maladie. »
En outre, aux termes du paragraphe 122(1) de la partie II du Code, un « employé »
s’entend d’une « une personne au service d’un employeur »
, et un « lieu de travail »
désigne « tout lieu où l’employé exécute un travail pour le compte de son employeur »
. Le demandeur affirme que rien dans ce libellé n’indique qu’un employé cesse d’être un employé lorsqu’il n’est pas en service, ni que son lieu de travail cesse d’être son lieu de travail lorsqu’il n’est pas en service.
[57] À ce titre, le demandeur affirme que rien dans le libellé du Règlement CSST ou du Code ne corrobore l’idée qu’un employé doit être en service lorsque la violence se produit pour que celle‑ci soit qualifiée de violence dans le lieu de travail. Ainsi, le demandeur soutient que pour évaluer si un employé a été victime d’un incident de violence sur son lieu de travail, il faut déterminer si l’incident a un lien suffisant avec le lieu de travail. En l’espèce, la violence s’est produite sur le lieu de travail physique habituel du demandeur, a été causée par le superviseur du demandeur à l’époque, s’est déroulée devant les collègues du demandeur et a ensuite eu des répercussions sur l’environnement de travail du demandeur. Le demandeur soutient qu’en se concentrant sur le fait qu’il n’était pas en service au moment de l’incident, sans tenir compte de toutes les autres considérations, on obtiendrait des résultats absurdes qui ne sont pas conformes à l’objectif du Code et du Règlement CSST.
[58] Le défendeur soutient que la déléguée du ministre a conclu de façon raisonnable que le Programme du travail n’avait pas compétence pour traiter la plainte du demandeur et que l’incident ne correspondait pas à la définition de la « violence dans le lieu de travail »
puisqu’il était un voyageur et n’était pas en service à ce moment‑là. Le défendeur affirme que l’article 20.2 du Règlement CSST définit la « violence dans le lieu de travail »
comme un incident « à l’égard d’un employé à son lieu de travail »
, et soutient que cette définition doit être interprétée en tenant compte de la définition de « lieu de travail »
donnée dans le Code, qui montre que le champ d’application prévu du Code et de son règlement est limité aux « employés qui exécutent un travail »
. Le défendeur affirme que ces définitions cadrent avec l’objet de la partie II du Code dont il est question à l’article 122.1, et qui est « de prévenir les accidents et les maladies liés à l’occupation d’un emploi régi par ses dispositions »
.
[59] Le défendeur soutient que la déléguée du ministre a eu raison de conclure que le demandeur ne se trouvait pas dans le lieu de travail parce qu’il était un voyageur au moment de l’incident et que l’incident ne constituait donc pas une violence dans le lieu de travail. Puisque le demandeur n’était pas en service, le défendeur soutient qu’il ne pouvait pas « exécuter un travail »
au sens du Code. Le défendeur affirme que le Code n’a pas pour but de protéger les employés dans leurs relations privées, mais seulement les employés qui « exécutent un travail »
. À ce titre, une interprétation trop large du terme « lieu de travail »
qui s’étendrait aux employés qui ne sont pas en service irait à l’encontre de l’objet primordial du Code et dépasserait l’intention du législateur (Blue Mountain Resorts Limited v Ontario (Labour), 2013 ONCA 75, au para 27). Le défendeur s’appuie sur l’arrêt de la Cour suprême Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, au paragraphe 46, pour soutenir qu’il n’est pas permis de s’écarter de la définition de « lieu de travail »
prévue par la loi applicable.
[60] Le défendeur affirme qu’au moment de l’incident, les agents des services frontaliers ne faisaient que remplir leur obligation de s’assurer que le demandeur ne conduisait pas en état d’ébriété, indépendamment du fait qu’il s’agissait d’un collègue de travail. Ainsi, le lien entre le danger et la sécurité du travailleur qui est nécessaire pour l’application d’une loi sur la santé et la sécurité ne s’applique pas au cas du demandeur parce qu’il n’était pas en service et n’était pas un travailleur à ce moment‑là.
[61] Le défendeur fait en outre valoir que les faits de l’espèce ont obligé la déléguée du ministre à juger déterminant le fait que l’employé n’était pas en service, car ce dernier n’a présenté aucun élément susceptible de donner une autre interprétation. Par exemple, le demandeur n’a pas allégué qu’il avait été traité différemment parce qu’il était un employé, et il n’a pas non plus indiqué que l’incident était lié à un conflit préexistant au travail. Le défendeur affirme que le fait de s’assurer que le demandeur n’était pas en état d’ébriété n’avait aucun lien avec son statut d’employé et qu’il était raisonnable pour la déléguée du ministre de conclure qu’il était « évident et manifeste »
que l’incident ne répondait pas à la définition de la « violence dans le lieu de travail »
parce que le demandeur était un voyageur à ce moment.
[62] Je conviens avec le demandeur que la décision est déraisonnable. La lecture de l’article 127.1 du Code montre que le ministre est obligé d’enquêter sur les plaintes alléguant l’existence d’infractions au Code. Ce libellé impératif devient particulièrement évident lorsqu’on le compare au régime établi dans les articles 128 et 129 du Code. Le paragraphe 127.1(9) du Code prévoit une exception selon laquelle un cas de harcèlement et de violence, comme en l’espèce, ne fera pas l’objet d’une enquête si le chef est d’avis « a) soit que la plainte a été traitée comme il se doit dans le cadre d’une procédure prévue par la présente loi ou toute autre loi fédérale ou par une convention collective; b) soit que l’affaire constitue par ailleurs un abus de procédure »
. [non souligné dans l’original] Toutefois, cette exception ne s’applique que si la question a déjà été traitée dans le cadre d’une autre procédure prévue par le Code ou par une autre loi fédérale. En revanche, l’article 129 permet de disposer d’un large pouvoir discrétionnaire pour refuser d’enquêter s’il s’avère que l’affaire pourrait avantageusement être traitée dans le cadre de procédures prévues à la partie II du Code, y compris sous le régime d’une autre loi fédérale.
[63] J’estime donc que la distinction dans ce libellé est intentionnelle et prouve que le ministre n’a pas le même pouvoir discrétionnaire en vertu de l’article 127.1 du Code de simplement refuser d’enquêter sur une affaire et de renvoyer à un autre processus pour la traiter. Compte tenu du pouvoir discrétionnaire minimal prévu à l’article 127.1, je suis d’avis que la décision de la déléguée du ministre de refuser d’enquêter sur la plainte du demandeur rend la décision déraisonnable. En s’en remettant à une autre procédure administrative, la déléguée du ministre a manqué à son obligation légale d’enquêter et de traiter les plaintes déposées aux termes de l’article 127.1 du Code.
[64] Bien que la décision ne puisse être maintenue en raison du manquement de la déléguée du ministre à son obligation légale, j’estime qu’il est utile d’examiner le reste des arguments des parties sur le fond.
[65] J’examinerai d’abord les arguments relatifs à la déférence de la déléguée du ministre à l’égard de la CCDP. À la lumière de ma conclusion selon laquelle le dossier – qui comprend les notes et les communications par courriel de la déléguée du ministre – fait partie de la décision, j’estime que la déférence de la déléguée du ministre à l’égard de la CCDP est accessoire aux motifs de la décision. L’examen du dossier indique que si la déléguée du ministre a jugé que la plainte relevait de la compétence de la CCDP, c’est parce qu’elle avait conclu que la plainte du demandeur ne comportait pas d’incident de violence dans le lieu de travail. La décision Karn est utile pour démontrer qu’indépendamment de la décision de ne pas enquêter, la déléguée du ministre était tenue d’expliquer sa décision. Toutefois, à mon avis, le raisonnement de la déléguée du ministre a été expliqué de manière appropriée dans les notes accompagnant la décision.
[66] De plus, relativement au caractère raisonnable de la conclusion de la déléguée du ministre selon laquelle l’incident ne constituait pas de la violence dans le lieu de travail, je souscris à l’interprétation que fait le défendeur de la définition de « violence dans le lieu de travail »
dans le Règlement CSST lorsqu’elle est lue conjointement à la définition de « lieu de travail »
figurant dans le Code. En effet, la définition de « lieu de travail »
qui figure dans le Code met l’accent sur un employé qui exécute un travail, et la définition de « violence dans le lieu de travail »
qui figure dans le Règlement CSST comprend le terme « lieu de travail »
. Cela démontre une intention manifeste de circonscrire l’application du Code et de son règlement aux employés qui « exécutent un travail »
. L’objet de la partie II du Code est également compatible avec l’interprétation selon laquelle les dispositions relatives à la violence dans le lieu de travail couvrent les incidents qui se sont produits dans le cadre de l’emploi.
[67] En appliquant cette interprétation du libellé du Code et du Règlement CSST aux faits en litige en l’espèce, j’estime qu’il était raisonnable de la part de la déléguée du ministre de conclure que l’incident ne constituait pas de la violence dans le lieu de travail : le demandeur n’était pas en train d’« exécuter un travail »
au moment de l’incident, puisqu’il traversait la frontière en tant que voyageur; et M. Weston a administré un alcootest parce qu’il soupçonnait le demandeur d’avoir consommé de l’alcool, ce qui correspond à l’obligation d’un agent des services frontaliers de s’assurer que les voyageurs ne conduisent pas en état d’ébriété. Il était donc raisonnable pour la déléguée du ministre de déduire que, puisque M. Weston agissait dans le cadre de ses fonctions, il n’y avait pas de lien raisonnable entre le danger et la sécurité du travailleur.
[68] Néanmoins, le demandeur soulève un point important qui mérite d’être abordé. Même si le demandeur n’était effectivement pas en service lorsque l’incident s’est produit, et bien que M. Weston ait agi dans le cadre de ses fonctions pour s’assurer que le demandeur ne conduisait pas sous l’emprise de l’alcool, il n’en demeure pas moins que le demandeur se trouvait toujours sur son lieu de travail et que l’agent responsable du harcèlement et de la violence présumés était son superviseur. Par conséquent, il devient difficile de ne pas tenir compte du lien employé‑employeur dans cet incident et du fait que les effets de l’incident sont manifestement différents pour le demandeur par rapport à ce qu’ils seraient pour un voyageur ordinaire qui n’est pas employé par l’ASFC. Puisque le lieu, le ton et les circonstances de l’incident indiquent l’existence d’un lien entre l’incident de violence et le lieu de travail, la question est de savoir si l’incident lui‑même constitue ou non du harcèlement et de la violence. Les observations du défendeur semblent indiquer que si un employé agit dans le cadre des exigences de son poste, tel qu’il est prévu par sa politique de travail ou par la loi, ses actions contre un employé qui n’est pas en service alors qu’il se trouve dans le lieu de travail ne peuvent constituer du harcèlement ou de la violence dans le lieu de travail. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que cela pourrait créer un précédent inquiétant, en particulier si l’on envisage les pouvoirs accordés aux agents des services frontaliers aux postes‑frontières.
[69] En définitive, je conclus que la décision est déraisonnable à la lumière des contraintes imposées par l’article 127.1 du Code.
VI.
Dépens
[70] Les parties ont convenu que celle d’entre elles qui aura gain de cause se verra adjuger des dépens de 4 500 $, TVH incluse. J’adjuge donc au demandeur des dépens forfaitaires de 4 500 $, TVH incluse, que le défendeur devra lui payer sans délai.
VII.
Conclusion
[71] Pour les motifs susmentionnés, je ne conclus pas que les droits du demandeur en matière d’équité procédurale ont été violés. J’estime cependant que la décision est déraisonnable parce que la déléguée du ministre n’a pas respecté l’obligation prévue à l’article 127.1 du Code d’enquêter sur la plainte du demandeur concernant la violence dans le lieu de travail. La présente demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.
JUGEMENT dans le dossier T‑436‑20
LA COUR ORDONNE :
La décision de la déléguée du ministre est annulée et l’affaire est renvoyée pour un nouvel examen.
Des dépens de 4 500 $, à payer sans délai, sont adjugés au demandeur.
« Shirzad A. »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
ANNEXE A – DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES
Dispositions pertinentes du Code canadien du travail, LRC [1985], c L‑2 :
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Dispositions pertinentes du Règlement canadien sur la santé et la sécurité au travail, (DORS/86‑304) :
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T‑436‑20
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INTITULÉ :
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BRUCE SCOTT c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Par vidéoconférence
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 21 février 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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Le juge AHMED
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DATE DES MOTIFS :
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Le 6 juin 2022
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COMPARUTIONS :
Morgan Rowe
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Pour le demandeur
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Alexandre Toso
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck, s.r.l.
Avocats
Ottawa (Ontario)
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Pour le demandeur
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Procureur général du Canada
Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur
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