Date : 20220607
Dossier : T-227-21
Référence : 2022 CF 840
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 7 juin 2022
En présence de monsieur le juge Diner
ENTRE :
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DARSHAN SINGH
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demandeur
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et
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SÉNAT DU CANADA
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Darshan Singh a été embauché dans l’administration du Sénat du Canada en tant que directeur des ressources humaines en 2013. Il a été la première personne de couleur à occuper un poste de directeur au Sénat. Le 3 décembre 2015, le Sénat a mis fin à son emploi sans motif.
[2] M. Singh a déposé un grief pour cause de traitement illégal et discriminatoire. Le grief a été initialement entendu en 2017, mais, tragiquement, l’arbitre chargé du dossier est décédé avant de rendre sa décision. Une nouvelle audience a été menée en février et en mars 2020 par une autre arbitre, nommée par la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral [la Commission] pour entendre le grief de M. Singh conformément à l’article 63 de la Loi sur les relations de travail au Parlement, LRC 1985, c 33 (2e supp) [la LRTP].
[3] M. Singh a témoigné à l’appui de son grief, mais n’a appelé aucun témoin supplémentaire. Le Sénat a pour sa part appelé (i) la dirigeante principale des services corporatifs du Sénat, Nicole Proulx, qui était la supérieure immédiate de M. Singh au moment de son congédiement; (ii) le chef de cabinet du sénateur Nolin, Jules Pleau; (iii) le conseiller parlementaire Michel Patrice et (iv) le sénateur Leo Housakos. Les témoins ont été exclus de la salle pendant le témoignage des autres témoins, et chacun a été rigoureusement contre-interrogé.
[4] Dans une décision détaillée de 150 pages datée du 7 janvier 2021, l’arbitre a commencé par exposer le contexte factuel du grief et les déclarations liminaires des parties, et a fourni un long résumé du témoignage et des éléments de preuve documentaire fournis par chaque témoin, en commençant par M. Singh, puis en poursuivant avec les témoins du Sénat. L’arbitre a ensuite exposé les arguments juridiques de chaque partie.
[5] En fin de compte, l’arbitre a rejeté le grief de M. Singh. La Cour est maintenant saisie d’une demande de contrôle judiciaire de cette décision, présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 [la Loi]. Après avoir examiné le dossier et les observations des parties, j’estime que l’arbitre a commis trois erreurs susceptibles de révision. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie pour les motifs qui suivent.
II.
Contexte factuel
[6] Au moment de son congédiement, en décembre 2015, M. Singh était le directeur de la Direction des ressources humaines [RH]. Avant d’être embauché au Sénat, M. Singh a occupé des postes de haut niveau dans divers ministères et organismes de la fonction publique fédérale, notamment à l’Agence du revenu du Canada, à la Commission de la fonction publique, au ministère de Sécurité publique et de la Protection civile et à l’École de la fonction publique du Canada.
[7] En octobre 2013, M. Singh a commencé à occuper les fonctions de directeur des RH au Sénat pour un mandat d’un an. Son mandat a été prolongé de six mois en août 2014. Au début de son emploi, il relevait directement du greffier du Sénat, M. Gary O’Brien, avec qui il entretenait de bonnes relations. À cette époque, Mme Proulx était directrice des finances et de l’approvisionnement et dirigeante principale des finances.
[8] En novembre 2014, M. O’Brien a annoncé son départ à la retraite. Ce départ et d’autres événements qui avaient exposé le Sénat à l’examen public ont incité son président de l’époque, le sénateur Nolin, à mettre en place une nouvelle structure administrative. La nouvelle structure, mise en œuvre en janvier 2015, comprenait la création d’un comité exécutif composé de trois chefs de secteur : (i) le greffier du Sénat et greffier des Parlements, (ii) le légiste et conseiller parlementaire et (iii) le dirigeant principal des services corporatifs.
[9] Parallèlement à cette réorganisation administrative, M. Singh s’est vu proposer le poste de directeur des RH sur une base permanente, qu’il a accepté. Alors qu’auparavant le directeur des RH relevait directement du greffier du Sénat, selon la nouvelle structure il relèverait du dirigeant principal des services corporatifs. Mme Proulx, qui était auparavant l’homologue de M. Singh aux finances, a été nommée dirigeante principale des services corporatifs, ce qui signifiait que ses responsabilités incluraient désormais la surveillance des dossiers de RH et que M. Singh relèverait d’elle.
[10] Outre les changements apportés à sa structure organisationnelle, le Sénat a également modifié les pratiques relatives à la participation du personnel aux réunions du Comité permanent de la régie interne, des budgets et de l’administration [le Comité permanent] et du Comité directeur. Alors qu’auparavant tous les directeurs assistaient aux réunions du Comité permanent, les sénateurs ont décidé que dorénavant seuls les sénateurs membres et le nouveau Comité exécutif (M. Patrice, M. Robert et Mme Proulx) y assisteraient. Cela signifiait que les employés occupant un poste de directeur, comme M. Singh, n’assisteraient aux réunions du Comité permanent et du Comité directeur que sur invitation du président du comité concerné. Enfin, le sous-comité du budget des dépenses du Sénat au sein du Comité permanent a décidé de demander un examen fonctionnel de la Direction des RH au printemps 2015, examen qui a finalement été réalisé à l’automne 2015.
[11] Au cours de l’année 2015, la relation de M. Singh et de Mme Proulx s’est progressivement détériorée. M. Singh avait l’impression que Mme Proulx le soumettait à une microgestion, qu’elle le contournait pour s’adresser directement à ses subordonnés et qu’il était rarement invité à participer aux réunions des comités. Il estimait aussi que Mme Proulx ne lui expliquait pas clairement ce qu’elle présentait aux comités concernant sa direction. Il a été surpris d’apprendre que sa direction ferait l’objet d’un examen fonctionnel.
[12] M. Singh avait l’impression que Mme Proulx le traitait différemment des autres directeurs qui relevaient d’elle en raison de sa race et de sa couleur. M. Singh est un homme à la peau brune d’origine sud-asiatique. Comme je l’ai déjà mentionné, il a été le premier membre d’une minorité visible à occuper un poste de directeur au Sénat, et pendant les années en cause il était le seul.
[13] La relation acrimonieuse entre M. Singh et Mme Proulx a atteint son paroxysme en novembre 2015, lors du processus budgétaire. M. Singh avait l’intention de faire une demande budgétaire aux membres d’un sous-comité en particulier. Le matin du 16 novembre 2015, Mme Proulx s’est présentée à l’improviste au bureau de M. Singh, accompagnée d’un des nouveaux collègues de ce dernier, et a demandé à M. Singh de retirer sa proposition du processus budgétaire. M. Singh s’est senti humilié et contrarié.
[14] Les frustrations de M. Singh ont atteint un point culminant le 24 novembre 2015, lorsqu’il a envoyé un long courriel à Mme Proulx. Dans son courriel, M. Singh a exposé en détail ses préoccupations quant au traitement et à la supervision dont il faisait l’objet au Sénat. La plainte de M. Singh comprenait les allégations suivantes : il n’était pas dûment consulté sur les questions de RH; Mme Proulx agissait contrairement à son rôle en omettant de fournir des renseignements complets et exacts et de présenter des options aux sénateurs; il n’était pas invité à assister aux réunions des comités ni mis au courant de ce qui était présenté aux comités relativement aux RH, et il était illogique que Mme Proulx ait décidé de procéder à un examen de la Direction des RH. Il a également déclaré qu’il avait l’impression que Mme Proulx le traitait différemment en raison de sa race et de sa couleur.
[15] M. Singh a conclu son courriel du 24 novembre en demandant officiellement que des changements temporaires soient apportés à la structure organisationnelle du Sénat, afin que les RH relèvent d’un autre membre du Comité exécutif. Il a également suggéré qu’à l’avenir, toute information fournie au Sénat, au Comité exécutif ou aux clients soit considérée comme ne provenant pas des RH à moins qu’il n’ait lui-même approuvé cette information par écrit. Il a également demandé qu’un énoncé de mission soit communiqué à tous les employés et que le traitement défavorable dont il faisait l’objet cesse immédiatement. M. Singh a indiqué qu’il ne souhaitait pas discuter davantage de la question, qu’il n’avait pas besoin de réponse et qu’il souhaitait seulement que des décisions soient prises à l’égard de ses demandes.
[16] Mme Proulx a transmis aux deux autres membres du Comité exécutif, à savoir Charles Robert et Michel Patrice, une copie du courriel envoyé par M. Singh le 24 novembre. Le 25 novembre 2015, M. Singh a rencontré MM. Robert et Patrice. M. Singh a déclaré dans son témoignage avoir été informé qu’il relèverait temporairement de M. Robert et qu’une enquête serait menée sur les allégations qu’il avait soulevées dans son courriel. En revanche, M. Patrice a déclaré dans son témoignage que M. Robert et lui avaient seulement informé M. Singh qu’ils recommanderaient au Comité directeur de mener une enquête.
[17] Le lendemain, soit le 26 novembre 2015, M. Singh a envoyé un courriel à MM. Robert et Patrice dans lequel il a notamment indiqué qu’il comprenait qu’une enquête serait lancée et que, conformément à la Politique du Sénat sur la prévention et le règlement du harcèlement [la Politique], le Comité directeur en serait informé. Il a expliqué que son courriel du 24 novembre n’était pas une plainte formelle, qu’il n’avait pas demandé d’enquête et qu’il était ouvert à d’autres moyens de régler le différend. Toutefois, M. Singh a indiqué qu’il connaissait bien le processus de plainte et que, si une enquête devait avoir lieu, il souhaitait contribuer à en définir la portée.
[18] Le courriel que M. Singh a envoyé à Mme Proulx le 24 novembre a été transmis au Président du Sénat de l’époque, le sénateur Housakos, qui a jugé qu’une enquête formelle n’était pas justifiée et a plutôt décidé d’enquêter lui-même sur les allégations. Le sénateur Housakos a rejeté les allégations concernant la participation aux réunions des comités et l’examen fonctionnel des RH au motif qu’elles étaient sans fondement, puisqu’il s’agissait de décisions organisationnelles prises par lui-même et ses collègues du Sénat, et non par Mme Proulx. Il a également rejeté l’allégation selon laquelle Mme Proulx avait dissimulé de l’information sur les RH aux sénateurs, la jugeant encore une fois sans fondement. Il a fait remarquer que s’il y avait un problème de transparence, il appartenait à M. Singh d’en parler au Président, ce qu’il n’avait jamais fait.
[19] Le sénateur Housakos a néanmoins été troublé par les allégations de discrimination. Il a donc mené sa propre enquête informelle pour examiner les allégations de discrimination, s’entretenant avec Mme Proulx, avec 12 autres sénateurs qui la connaissaient et avaient travaillé avec elle, ainsi qu’avec certains cadres intermédiaires, dont un employé haut placé de la Direction des RH. Il n’a pas consulté M. Singh. En fin de compte, le sénateur Housakos a conclu que les allégations de discrimination n’étaient pas fondées.
[20] Le 3 décembre 2015, M. Singh a été congédié sans motif valable de son poste au Sénat, avec effet immédiat. Le motif fourni dans la lettre de congédiement était [traduction] « la rupture du lien de confiance qui est essentiel à la viabilité de [sa] relation d’emploi »
et le fait que la perte de confiance [traduction] « découlait principalement de [son] attitude et de [son] comportement envers la dirigeante principale des services corporatifs »
.
[21] La lettre de congédiement mentionnait également les graves allégations de mauvaise conduite que M. Singh avait formulées à l’égard de Mme Proulx, notamment l’allégation selon laquelle elle aurait induit les sénateurs en erreur, et indiquait que l’attitude et le comportement de M. Singh reflétaient un refus ou une incapacité d’accepter le pouvoir de surveillance de sa supérieure, comme le démontrait le fait qu’il avait tenté de se soustraire à la compétence de Mme Proulx. La lettre indiquait que le congédiement de M. Singh ne découlait pas des préoccupations liées à la discrimination qu’il avait récemment exprimées, mais plutôt de son attitude et de son comportement envers sa supérieure. Voici plus précisément ce qui était écrit dans cette section de la lettre :
[traduction]
Je vous assure que la cessation de votre emploi ne découle pas des allégations de discrimination que vous avez récemment formulées contre la dirigeante principale des services corporatifs, au cas où vous pensiez que c’est le cas. La décision du Sénat est le résultat d’une évaluation de votre comportement et de votre attitude depuis le printemps 2015 et de l’effet cumulatif de vos actions.
[22] La lettre indiquait que ses problèmes de comportement avaient commencé lorsque Mme Proulx avait enquêté sur les circonstances de l’établissement de ses conditions d’emploi au Sénat, pour lesquelles il avait été réprimandé en juin 2015. Je note que Mme Proulx a déclaré dans son témoignage que le Comité exécutif n’avait jamais communiqué la réprimande de juin aux sénateurs, et le sénateur Housakos a confirmé dans son témoignage qu’il n’en avait jamais eu connaissance.
[23] Le 17 décembre 2015, M. Singh a déposé un grief au titre de l’article 62 de la LRTP contestant son congédiement et les mesures connexes qui ont été prises au motif qu’ils étaient illégaux et discriminatoires aux termes des articles 7, 10 et 14 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [la LCDP].
III.
Analyse du grief par l’arbitre
[24] L’arbitre a pris acte du renvoi de M. Singh aux paragraphes 82 et 88 de l’arrêt Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2005 CSC 30, où la Cour suprême du Canada a confirmé que la LCDP s’applique au Sénat. L’arbitre a noté que M. Singh avait allégué trois actes de discrimination distincts : (A) une différence de traitement et du harcèlement de la part de Mme Proulx et du Sénat, en contravention des articles 7 et 14 de la LCDP; (B) le défaut d’enquêter sur les allégations de discrimination raciale, en contravention des articles 7 et 10 de la LCDP et (C) le congédiement en guise de représailles pour avoir formulé des allégations de discrimination, en contravention des articles 7 et 14 de la LCDP.
[25] L’arbitre a ensuite énoncé le critère à trois volets permettant d’établir une preuve prima facie de discrimination, citant la décision Shaw v Phipps, 2012 ONCA 155, au paragraphe 14, et la décision Turner c Agence des services frontaliers du Canada, 2020 TCDP 1, au paragraphe 45 [Turner]. Elle a également énoncé les mesures de réparation demandées par M. Singh, notamment la réintégration et des dommages-intérêts, y compris des dommages-intérêts majorés pour le congédiement injustifié et de mauvaise foi.
[26] Après avoir fourni un résumé tout aussi détaillé de la position du Sénat, l’arbitre a motivé ses conclusions aux paragraphes 569 à 731 de sa décision. Elle a d’abord fait remarquer que M. Singh avait concédé que le Sénat avait le droit de le congédier avec un préavis ou une indemnité tenant lieu de préavis, et qu’elle concentrerait ses motifs sur les questions déterminantes soulevées à l’égard des allégations liées à la LCDP. Elle a statué sur chacun des trois principaux motifs soulevés par M. Singh, soit (A) la discrimination, (B) l’enquête déficiente du Président et (C) les représailles.
A.
La différence de traitement (discrimination)
[27] L’arbitre a examiné les allégations de différence de traitement formulées par M. Singh et les a jugées insuffisantes pour constituer une preuve prima facie de discrimination.
[28] L’arbitre a indiqué que la race et la couleur de M. Singh étaient incontestablement des caractéristiques protégées par la LCDP et qu’il avait subi un effet préjudiciable lors de son congédiement. Par conséquent, elle a noté que la seule question en litige était de savoir si la race et la couleur de M. Singh avaient constitué un facteur dans la décision de le congédier.
[29] L’arbitre a également reconnu que la discrimination pouvait être consciente ou inconsciente, qu’il n’était pas nécessaire de prouver l’intention afin d’établir une preuve prima facie de discrimination et que, même si un seul événement peut constituer de la discrimination, il est tout de même important d’examiner l’ensemble des événements susceptibles de mener à la conclusion que la discrimination a constitué un facteur dans le congédiement. Elle a noté que la discrimination et le racisme existent dans divers lieux de travail au Canada, mais a insisté sur l’importance de ne pas les confondre avec un désaccord – même majeur – entre un employé et son superviseur.
[30] L’arbitre a constaté que de nombreux éléments de preuve avaient révélé de profonds désaccords et malentendus entre M. Singh et Mme Proulx au sujet de leur travail et de leurs rapports hiérarchiques. Toutefois, elle a fait remarquer que, si le style de gestion de Mme Proulx était peut-être discutable, rien ne permettait d’affirmer que la race ou la couleur de M. Singh avait contribué à la nature acrimonieuse de leur relation de travail ou à la différence de traitement alléguée par M. Singh. L’arbitre a également noté que M. Singh n’avait pas appelé de témoins.
[31] L’arbitre était convaincue que le cœur du problème entre Mme Proulx et M. Singh était le refus de ce dernier d’accepter les changements dans ses rapports hiérarchiques ainsi que le style de gestion de type interventionniste de sa superviseure, et le fait que la situation a dégénéré à un point tel que la relation a été définitivement rompue. Par conséquent, l’arbitre a conclu que M. Singh n’avait pas réussi à s’acquitter du fardeau qui lui incombait d’établir une preuve prima facie pour appuyer ses arguments relatifs à la différence de traitement.
B.
Le défaut d’enquêter
[32] En ce qui concerne l’affirmation de M. Singh selon laquelle le Sénat n’a pas enquêté sur ses allégations de discrimination, l’arbitre a examiné ses arguments selon lesquels (i) la Politique n’a pas été suivie; (ii) il n’a pas été consulté pendant l’enquête informelle du sénateur Housakos, et (iii) lors de cette enquête, le sénateur Housakos n’a interrogé que des sénateurs blancs.
[33] L’arbitre a examiné les parties pertinentes de la Politique, en faisant remarquer que la procédure d’examen préalable, d’examen et d’enquête s’applique aux plaintes « formelles »
. Elle a également noté que, dans son courriel du 26 novembre, M. Singh avait indiqué qu’il connaissait le processus de plainte et qu’il n’avait pas l’intention de déposer une plainte formelle, ni de demander une enquête. L’arbitre a conclu que les éléments de preuve ne permettaient pas d’établir prima facie que M. Singh avait déposé une plainte contre Mme Proulx. Dans les circonstances, l’arbitre ne croyait pas que le Sénat était tenu d’enquêter. Elle a ensuite répété que la forme ne devait pas l’emporter sur le fond et a noté que, de toute façon, les allégations avaient effectivement fait l’objet d’une enquête.
[34] En tenant compte de la conclusion selon laquelle il n’y avait pas (i) d’obligation d’enquêter, ni (ii) de preuve prima facie de discrimination, l’arbitre s’est appuyée sur la décision Scaduto v Insurance Search Bureau, 2014 HRTO 250 [Scaduto], pour affirmer que le défaut d’enquêter ne constitue pas en soi une violation de la LCDP lorsqu’il n’y a pas eu de conclusion de discrimination.
[35] L’arbitre a également estimé que, de toute façon, le sénateur Housakos avait pris des mesures raisonnables pour vérifier les allégations. Elle a noté qu’il avait rejeté trois des quatre allégations qu’il savait personnellement être sans fondement. En outre, l’arbitre a distingué ces circonstances de celles de l’affaire Payette v Alarm Guard Security Service, 2011 HRTO 109 [Payette], à laquelle M. Singh a renvoyé. Dans l’affaire Payette, aucune enquête n’avait été menée, simplement parce que le défendeur n’était pas considéré comme le genre de personne qui aurait fait ce qui lui était reproché. Or, en l’espèce, l’arbitre a constaté que le sénateur Housakos avait été troublé par les allégations de discrimination et avait choisi d’interroger des sénateurs et des employés avant de conclure que ces allégations, à l’instar des autres allégations, n’étaient pas fondées.
[36] L’arbitre a également comparé les circonstances en l’espèce à celles de la décision Nelson v Lakehead University, 2008 HRTO 41 [Nelson], dans laquelle une plainte de discrimination fondée sur l’âge déposée par un professeur a été rejetée sommairement. Dans cette décision, le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario n’a pas été convaincu que la réponse était raisonnable, car le doyen avait reconnu qu’il n’était pas au courant de certaines des allégations formulées. En l’espèce, l’arbitre a souligné que le sénateur Housakos n’avait rejeté d’emblée que les allégations qu’il savait personnellement sans fondement, alors qu’il avait examiné les allégations de discrimination plus graves.
[37] L’arbitre a conclu que le sénateur Housakos avait fait preuve de diligence raisonnable dans les circonstances et que son approche était suffisamment rigoureuse et raisonnable. De plus, elle a noté que, bien qu’il eut été répréhensible de la part du sénateur Housakos d’exclure délibérément de son enquête les sénateurs membres de groupes minoritaires, rien ne prouvait que cela avait été le cas. Les éléments de preuve montraient plutôt qu’il avait choisi des sénateurs qui connaissaient bien Mme Proulx et qui avaient observé son comportement. L’arbitre a conclu que le fait de ne pas enquêter sur les allégations n’équivalait pas en soi à un acte discriminatoire en l’espèce et que, de toute façon, le sénateur Housakos avait mené une enquête suffisamment rigoureuse et raisonnable compte tenu des circonstances.
C.
Le congédiement en guise de représailles
[38] Enfin, l’arbitre s’est penché sur l’argument de M. Singh selon lequel son congédiement constituait une mesure de représailles pour les allégations de discrimination qu’il avait formulées dans son courriel du 24 novembre. L’arbitre a reconnu que M. Singh avait fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir une preuve prima facie que son congédiement était une mesure de représailles pour les allégations formulées contre Mme Proulx, mais que les éléments de preuve présentés par le Sénat montraient que la décision de le congédier n’était pas une mesure de représailles.
[39] L’arbitre a plutôt conclu que des éléments de preuve non contredits montraient que le congédiement de M. Singh était en fait attribuable à son refus manifeste de travailler pour Mme Proulx et d’accepter la nouvelle structure administrative du Sénat. L’arbitre a accepté les éléments de preuve selon lesquels le courriel envoyé par M. Singh le 24 novembre avait été considéré par le Sénat comme un ultimatum l’obligeant à faire un choix entre M. Singh et Mme Proulx. L’arbitre a fait remarquer qu’elle n’avait pas besoin de décider si le Sénat avait raison de penser que M. Singh n’était plus disposé à travailler avec Mme Proulx.
[40] L’arbitre a conclu que la preuve prima facie de discrimination présentée par M. Singh relativement à l’allégation de représailles avait été réfutée.
D.
La conclusion de l’arbitre
[41] L’arbitre a conclu sa décision en ces termes :
[traduction]
[725] La présente affaire concerne un employé qui n’a jamais accepté une nouvelle structure hiérarchique et une nouvelle superviseure.
[726] Lorsque M. O’Brien était le greffier du Sénat, M. Singh, Mme Proulx, M. Patrice et M. Robert relevaient tous directement de lui. Il s’agissait d’une structure organisationnelle horizontale. M. O’Brien n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à tous ses subordonnés directs. M. Singh était sur un pied d’égalité avec Mme Proulx, M. Patrice et M. Robert; il traitait également directement avec le Comité permanent et le Comité directeur.
[727] Au début, tout allait bien entre M. Singh et Mme Proulx, mais les choses ont changé en février 2015. M. Singh a commencé à relever de son ancienne collègue, Mme Proulx, qui avait un style de gestion beaucoup plus interventionniste. Elle voulait être impliquée dans les dossiers, ce que M. Singh n’a jamais accepté. M. Singh a dit à M. Patrice : « Avant, il y avait vous trois et moi. Maintenant, c’est vous trois sans moi. » À mon avis, cette déclaration est très révélatrice de la nature problématique de la présente affaire. La nouvelle structure administrative mise en place au Sénat a modifié les relations de travail entre les quatre acteurs, et M. Singh ne l’a pas accepté.
[728] À mon avis, il s’agit d’un cas classique de modification d’un rapport hiérarchique qui a eu un effet préjudiciable sur le superviseur et son employé, et la race et la couleur de M. Singh n’ont joué aucun rôle à cet égard.
[729] M. Singh et Mme Proulx sont tous deux des cadres supérieurs et ils s’expriment clairement, savent s’affirmer et sont confiants. Je ne crois pas que l’un se soit senti intimidé par l’autre. Il est tout simplement regrettable qu’ils n’aient pas réalisé que la situation se détériorait avant d’atteindre un point de non-retour et qu’ils n’aient pas utilisé leur expérience et leurs talents en matière de ressources humaines pour demander de l’aide et améliorer leur relation. Bien qu’ils aient eu des rapports hiérarchiques acrimonieux, cela ne signifie pas et ne me permet pas de conclure que la race et la couleur de M. Singh ont été des facteurs dans l’attitude de Mme Proulx à son égard. Encore une fois, ces allégations ne sont pas étayées par la preuve.
[730] M. Singh avait le fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, une preuve prima facie de discrimination. Il s’est acquitté de son fardeau uniquement à l’égard de la décision du Sénat de mettre fin à son emploi; toutefois, le Sénat s’est acquitté du fardeau de réfuter cette allégation. Je conclus donc que le Sénat n’a pas contrevenu aux articles 7, 10 et 14 de la LCDP.
[731] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance suivante :
[…]
[732] Le grief est rejeté.
IV.
Questions en litige et analyse
[42] M. Singh soulève trois arguments à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire. Il fait d’abord valoir qu’il était déraisonnable pour l’arbitre de conclure (i) que le sénateur Housakos avait mené une enquête adéquate sur les allégations de discrimination de M. Singh et (ii) que le Sénat avait réfuté la preuve prima facie de discrimination établie par M. Singh. M. Singh soutient en outre que l’arbitre a violé son droit à l’équité procédurale en (iii) omettant de formuler des conclusions sur les arguments qu’il avait présentés concernant les dommages-intérêts majorés pour congédiement de mauvaise foi.
[43] Je conviens avec M. Singh que des erreurs susceptibles de révision ont été commises quant à chacune de ces trois questions. Je les examinerai après m’être penché sur deux questions préliminaires qui ont été soulevées, la première avant l’audience relative au présent contrôle judiciaire et la seconde au début de celle-ci.
A.
Les questions préliminaires
(1)
La compétence de la Cour fédérale
[44] Avant l’audience relative à la demande de contrôle judiciaire sur le fond présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi, la Cour a donné comme directive aux parties d’examiner les décisions Rouet c Canada (Justice), 2021 CF 867 [Rouet], et Lapointe c Canada (Agence du revenu), 2020 CF 1002 [Lapointe], et de déterminer si la demande devait être transférée à la Cour d’appel fédérale au titre des alinéas 28(1)i) et 28(1)i.1) de la Loi. Les dispositions pertinentes de l’article 28 de la Loi sont ainsi libellées :
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[45] La décision Lapointe portait sur une ordonnance de la Commission et la décision Rouet concernait une décision rendue par un membre de la Commission agissant comme arbitre de grief. Dans la décision Rouet, le juge McHaffie a examiné une série de décisions, dont la décision Beirnes c Canada (Conseil du Trésor), [1993] ACF no 970, et l’arrêt Sincère c Canada (Procureur général), 2005 CAF 103, où il était question de la distinction à faire entre la Commission et les membres de la Commission agissant comme arbitres de grief (à qui les griefs sont renvoyés en application de ce qui constitue aujourd’hui les alinéas 223(2)a), b) ou c) de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral, LC 2003, c 22, art 2 [la LRTSPF]). Au paragraphe 12 de la décision Rouet, le juge McHaffie a noté que la Loi avait été modifiée en 2013 pour ajouter l’alinéa 28(1)i.1), incorporant ainsi les arbitres de grief, au sens du paragraphe 2(1) de la LRTSPF, à la liste des offices fédéraux sur lesquels la CAF a compétence exclusive en matière de contrôle judiciaire.
[46] Le 28 janvier 2022, les parties ont présenté une réponse conjointe, confirmant leur opinion selon laquelle la Cour fédérale était dûment saisie du présent litige concernant le Sénat en application de l’article 18 de la Loi. Elles ont reconnu la compétence exclusive de la Cour d’appel fédérale relativement aux décisions de la Commission et des arbitres de grief, au sens du paragraphe 2(1) de la LRTSPF, en raison de l’ajout en 2013 de l’alinéa 28(1)i.1) à la Loi.
[47] Toutefois, elles ont fait valoir que l’emploi et les relations de travail des personnes employées par le Parlement sont régis par la LRTP, un régime législatif distinct et unique, et que l’article 63 de la LRTP accorde des pouvoirs et une compétence distincts de ceux conférés aux arbitres qui entendent les griefs présentés par la plupart des employés du secteur public fédéral sous le régime de la LRTSPF ou de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral, LC 2013, c 40, art 365. Les parties ont également cité la décision Volpi c Canada (Service de protection parlementaire), 2019 CF 1061, où la Cour a exercé sa compétence pour entendre une demande de contrôle judiciaire concernant un grief visé par la LRTP.
[48] En l’espèce, étant donné que le grief a été renvoyé à un arbitre au titre de l’article 64 de la LRTP et non du paragraphe 223(2) de la LRTSPF et que la LRTSPF définit le terme « arbitre de grief »
, et compte tenu de la position commune des parties, je conclus que la Cour est compétente, en application de l’article 18 de la Loi, pour entendre une demande de contrôle judiciaire découlant d’un grief entendu par un arbitre de la Commission en application des articles 63 et 64 de la LRTP.
(2)
Les éléments de preuve présentés lors du contrôle judiciaire
[49] Dans leurs documents écrits, les parties ont chacune inclus des affidavits qui fournissent des versions divergentes des témoignages entendus par l’arbitre au cours des 12 jours d’audience qu’elle a présidés.
[50] Les demandes de contrôle judiciaire n’ont pas pour but d’inviter la Cour fédérale à devenir un forum d’enquête sur les faits. Elles devraient plutôt être examinées en se fondant sur le dossier de la preuve présenté au décideur (Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 aux para 39-41 [Henri], citant Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 aux para 19-20 [Access Copyright]). Les affidavits peuvent fournir un contexte général susceptible d’être utile à la Cour de révision ou pouvant mettre en lumière des défauts de procédure qui ne seraient pas apparents autrement (Henri, au para 40; Access Copyright, au para 20).
[51] Malheureusement, la Commission n’enregistre pas ses audiences. Elle ne fournit pas non plus de transcription aux parties ou à la Cour en cas de contrôle judiciaire, ce qui est plus compréhensible compte tenu des coûts, ainsi que de la nécessité de trancher ce type d’affaire de manière informelle et rapide (Agnaou c Canada (Procureur général), 2014 CF 850 au para 73). Dans l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 301 c Montréal (Ville), [1997] 1 RCS 793, la Cour suprême du Canada a conclu que les principes de justice naturelle ne sont pas enfreints par le simple fait qu’aucun enregistrement de l’audience n’a été conservé, mais que lorsque l’absence d’enregistrement fait en sorte que les renseignements fournis à la cour de révision ne lui permettent pas de fonder sa décision, le droit que possède une partie eu égard à la justice naturelle est violé puisque la partie se voit niée ses moyens de révision (aux para 72-83). Près de 25 ans plus tard, et avec les progrès de la technologie numérique, il est surprenant que les enregistrements ne soient pas systématiquement conservés pour éviter cette fâcheuse éventualité.
[52] Les avocats ont convenu que la conservation d’un enregistrement simplifierait grandement le règlement des inévitables différends factuels et procéduraux sur ce qui s’est passé pendant les audiences. Dans certains cas, comme en l’espèce, un enregistrement éviterait que les parties s’affrontent à coups d’affidavits pour résoudre des désaccords factuels. Dans d’autres cas, un enregistrement pourrait empêcher le recours au contrôle judiciaire. Ce problème ne se limite pas aux conflits de travail et s’étend à d’autres contextes de droit administratif comme les entrevues avec les agents des visas (voir, par exemple, Divya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 620 aux para 18-20).
[53] Heureusement, l’avocat du demandeur a renoncé à s’appuyer sur toute partie contestée de l’affidavit de M. Singh, ce qui m’évite d’avoir à trancher entre des versions contradictoires des témoignages. Il s’est plutôt limité aux parties de l’affidavit qui n’ont pas été contestées ou qui ont été confirmées par le déposant du Sénat, dont une seule a une incidence sur la présente décision, à savoir le fait que les deux parties conviennent que le sénateur Housakos n’a jamais vu le courriel du 26 novembre. En gardant cela à l’esprit, je me suis limité aux conclusions factuelles de l’arbitre, au résumé qu’elle a fait dans sa décision des témoignages qu’elle a entendus, au dossier documentaire qui lui a été présenté et à ce seul fait concernant la non-communication du courriel du 26 novembre, qui n’a pas été mentionné par l’arbitre, mais qui est ressorti dans les témoignages.
B.
La norme de contrôle
[54] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au paragraphe 16, la Cour suprême du Canada a établi un cadre révisé pour déterminer la norme de contrôle, selon lequel la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer aux décisions des tribunaux administratifs.
[55] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision de l’arbitre. En effet, il n’y a aucune raison de s’écarter de la norme précédemment appliquée par la Cour d’appel fédérale lors du contrôle de décisions rendues par des arbitres nommés par la Commission des relations de travail dans le secteur public fédéral (Canada (Procureur général) c Fédération de la police nationale, 2022 CAF 80, au para 34; Babb c Canada (Procureur général), 2022 CAF 55, au para 31; Canada (Procureur général) c Alexis, 2021 CAF 216, au para 2 [Alexis]).
[56] La cour qui contrôle une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable analyse celle-ci en quête des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, pour établir si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur celle-ci (Vavilov, au para 99). Tant le résultat obtenu que le raisonnement suivi doivent être raisonnables, et la décision doit être fondée sur une chaîne d’analyse cohérente et rationnelle, justifiée par rapport aux faits et au droit (Vavilov, aux para 83-85).
[57] Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si l’arbitre a appliqué la LCDP de façon raisonnable. Les cours de révision ont l’habitude de procéder à des exercices d’interprétation des lois, mais ces questions sont traitées différemment dans le cadre d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Les cours de révision ne doivent pas effectuer une analyse indépendante et tirer leurs propres conclusions. Lors d’un examen selon la norme de la décision raisonnable, elles doivent plutôt examiner la décision administrative dans son ensemble, y compris les motifs fournis par le décideur et le résultat obtenu (Vavilov, aux para 115-118).
[58] Si les décideurs administratifs ne sont pas tenus de procéder à une interprétation formaliste de la loi, dans ce contexte, leur rôle consiste à interpréter la disposition législative contestée d’une manière conforme à son texte, à son contexte et à son objet. Lorsqu’il existe des précédents sur la disposition en question, ceux-ci ont pour effet de circonscrire l’éventail des issues raisonnables, et toute dérogation à un précédent contraignant doit être expliquée (Vavilov, aux para 112, 119-121).
[59] Enfin, M. Singh affirme qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. La Cour d’appel fédérale a toujours conclu que les questions d’équité procédurale ne sont pas tranchées en fonction d’une norme de contrôle particulière, mais qu’elles sont plutôt traitées comme une question juridique distincte, la Cour devant décider si la procédure était équitable et juste eu égard à l’ensemble des circonstances (Carroll c Canada, 2022 CAF 5 au para 25; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14).
C.
Les questions en litige ont-elles été tranchées de façon raisonnable et équitable?
(1)
L’arbitre a-t-elle raisonnablement conclu qu’une enquête adéquate avait été menée sur les allégations de discrimination de M. Singh?
a)
La position des parties
[60] M. Singh estime que le Sénat n’a pas enquêté adéquatement sur ses allégations de discrimination. Il invoque une série de précédents à l’appui du principe que les employeurs ont l’obligation d’enquêter sur la discrimination en milieu de travail et que le fait de ne pas prendre les mesures appropriées pour s’acquitter de cette obligation peut engager la responsabilité de l’employeur sous le régime de la LCDP (voir Islam v Big Inc., 2013 HRTO 2009 aux para 269-271; Nelson, aux para 4, 90, 92-93; et Cybulsky v Hamilton Health Sciences, 2021 HRTO 213 au para 113).
[61] M. Singh invoque également la décision Ananda v Humber College Institute of Technology & Advanced Learning, 2017 HRTO 611, dans laquelle l’arbitre a déclaré ce qui suit, au paragraphe 121 :
[traduction]
[121] Je souscris à la déclaration faite dans la décision Scaduto selon laquelle, pour conclure à une violation du Code, il doit y avoir un fondement permettant de conclure qu’un des droits protégés par la partie I du Code a été violé. Or, je ne suis pas d’accord pour dire que le défaut de répondre adéquatement à une plainte de discrimination ou de harcèlement ou d’enquêter sur celle-ci ne peut, en soi, constituer une violation d’un droit prévu à la partie I, même si l’acte de discrimination ou de harcèlement sous-jacent est par la suite jugé non fondé. À mon avis, il existe des circonstances où il est intrinsèquement discriminatoire pour un défendeur de ne pas répondre adéquatement à une plainte de discrimination ou de harcèlement ou de ne pas enquêter sur celle-ci, même si la plainte est par la suite jugée non fondée, au motif que les actions du défendeur, en ne prenant pas la plainte au sérieux et en n’y répondant adéquatement, constituent une violation supplémentaire du droit à la dignité de la personne qui dépose la plainte, indépendamment des allégations sous-jacentes soulevées dans la plainte. Par conséquent, même si j’ai finalement conclu que les éléments de preuve n’appuyaient pas l’allégation de discrimination et de harcèlement fondé sur l’âge du demandeur, j’examinerai néanmoins l’allégation selon laquelle le défendeur n’a pas répondu adéquatement à ses inquiétudes.
[62] M. Singh soutient que le Sénat, en omettant de le consulter et en consultant plutôt quelques sénateurs blancs et Mme Proulx au sujet des allégations de discrimination, a manqué à son obligation d’enquêter sur ses allégations, et qu’il était déraisonnable pour l’arbitre de conclure autrement.
[63] S’appuyant sur les décisions Nelson et Payette, ainsi que sur la Politique, M. Singh soutient que l’enquête du sénateur Housakos était offensante et que l’explication qu’il a donnée pour justifier comment il avait choisi les sénateurs avec qui il s’était entretenu était étrange et invraisemblable compte tenu des allégations de racisme. M. Singh soutient que l’explication du Président selon laquelle il s’était adressé à douze sénateurs qui connaissaient très bien le travail de Mme Proulx ne tient tout simplement pas la route. Dans ses anciennes fonctions de directrice des finances, Mme Proulx avait travaillé avec presque tous les sénateurs dans le cadre du processus de vérification financière auquel tous les sénateurs avaient été soumis. M. Singh fait valoir qu’il y avait certainement des sénateurs issus de minorités visibles qui auraient également pu être interrogés.
[64] Le Sénat réplique que l’analyse de l’arbitre était raisonnable en ce sens qu’elle était solide, clairement formulée, cohérente sur le plan interne et manifestement fondée sur l’ensemble des éléments de preuve dont l’arbitre disposait. Le Sénat rappelle à la Cour que, selon les directives énoncées dans l’arrêt Vavilov, il ne faut pas chercher les erreurs mineures ni viser une norme de perfection (Vavilov, aux para 91, 100).
[65] Le Sénat affirme que, pour cette raison, la Cour ne devrait pas interférer avec les conclusions de l’enquête informelle – une démarche que le Sénat a entreprise alors que les circonstances ne l’y obligeaient pas. Il fait valoir que M. Singh n’a pas réussi à établir en quoi le raisonnement suivi ou le résultat de la décision sur l’enquête du Sénat était déraisonnable. Le Sénat souligne que l’arbitre a reconnu que M. Singh connaissait bien le processus de plainte et que, malgré tout, il a indiqué dans son courriel du 26 novembre qu’il n’avait pas demandé qu’une enquête soit menée.
[66] Le Sénat soutient également que M. Singh n’a pas déposé de plainte formelle et que l’arbitre a fait référence aux paragraphes pertinents de la Politique. L’article 4.5.1 de la Politique dispose que, même si une plainte formelle est déposée, le Sénat peut tout de même décider de ne pas entreprendre d’enquête et de formuler plutôt une recommandation au sujet de la plainte, pourvu que la personne chargée de donner suite à la plainte soit convaincue que tous les faits pertinents sont connus et que les parties ont été entendues.
[67] En ce qui concerne la jurisprudence, le Sénat souligne que l’arbitre a tenu compte de la jurisprudence et du critère juridique applicables, car elle a examiné et distingué les décisions Nelson et Payette et a amplement justifié sa conclusion selon laquelle l’enquête du Président était raisonnable et adéquate dans les circonstances. Selon le Sénat, il en va de même du recours par l’arbitre à la décision Scaduto, compte tenu des faits. L’arbitre a raisonnablement conclu que, compte tenu du fait qu’aucune plainte formelle n’avait été déposée et que plusieurs allégations avaient été immédiatement jugées non fondées, le Sénat n’avait pas manqué à son obligation de répondre adéquatement à la plainte ou d’enquêter sur celle-ci.
b)
Analyse et conclusion
[68] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la norme de contrôle applicable, particulièrement dans le contexte des relations de travail, commande un degré élevé de retenue. Autrement dit, je dois éviter d’établir mon propre critère pour ensuite jauger ce qu’a fait l’arbitre et juger déraisonnable toute incohérence, de peur de tomber dans le piège du contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov, au para 83, citant Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 28). En même temps, les questions relatives à l’emploi ne peuvent être prises à la légère. Elles ont une incidence sur les droits fondamentaux et notre Cour a conclu que, en matière de relations de travail, en particulier lorsque le droit d’une personne de conserver son emploi est en jeu, « une justice de haute qualité est exigée »
(Lemelin c Canada (Procureur général), 2018 CF 286, citant Kane c Conseil d’administration de l’UCB, 1980 CanLII 10 (CSC), [1980] 1 RCS 1105 à la p 1113; voir également Dayfallah c Canada (Procureur général), 2018 CF 1120 au para 45).
[69] Tout d’abord, en ce qui concerne les motifs de l’arbitre, il ne fait aucun doute que l’arbitre a tenu compte de la Politique, puisqu’elle a cité ses paragraphes 4.3, 4.4 et 4.5. Elle a noté que la Politique parle de plaintes « formelles »
et que M. Singh lui-même a déclaré dans son courriel du 26 novembre qu’il [traduction] « conna[issait] très bien le processus »
(en parlant de la Politique). Il est également clair qu’elle a examiné la jurisprudence qui lui a été présentée.
[70] Cependant, après avoir examiné les éléments de preuve au regard de l’ensemble des circonstances, je conclus que le raisonnement de l’arbitre n’était pas raisonnable, parce que l’arbitre n’a pas tenu compte des faits laissant croire qu’on avait fait abstraction de l’exigence on ne peut plus fondamentale voulant qu’une enquête, même informelle, soit tenue. C’est la règle audi alteram partem, ou l’obligation d’« entendre l’autre partie »
.
[71] Les faits sont que le Sénat a jugé que les allégations de traitement discriminatoire de M. Singh étaient suffisamment sérieuses pour justifier une enquête informelle, au cours de laquelle au moins 14 personnes ont été contactées, mais pas le plaignant. En outre, les affidavits du déposant du Sénat et de M. Singh concordent en ce sens qu’ils indiquent tous les deux que le sénateur Housakos avait dit à l’arbitre que le courriel envoyé par M. Singh le 26 novembre, qui contenait des renseignements pertinents quant aux conclusions tirées par le Président, n’avait jamais été porté à son attention. L’arbitre n’a pas tenu compte de ces faits.
[72] Avant de discuter de l’importance de ces faits, il est utile d’examiner le raisonnement qui a amené l’arbitre à conclure que le Sénat n’était pas tenu de mener une enquête formelle sous le régime de la Politique, compte tenu des circonstances particulières des allégations :
[traduction]
[696] Étant donné les circonstances, je ne crois pas que M. Singh avait l’intention de déposer une plainte formelle ou informelle de harcèlement contre Mme Proulx. De plus, dans son courriel du 24 novembre, il a énoncé clairement ses demandes, mais il a aussi précisé qu’il ne voulait pas que Mme Proulx lui réponde. Il a écrit : « Je n’ai pas besoin d’en discuter davantage, car j’ai exprimé mes préoccupations par écrit. Je n’ai pas besoin de réponse. Tout ce que je demande, c’est que des décisions soient prises à l’égard de mes demandes. »
[697] Dans son courriel du 26 novembre 2015 adressé à MM. Patrice et Robert, M. Singh a répété qu’il n’avait pas demandé qu’une enquête soit menée : « Enfin, étant donné ma loyauté envers le Sénat et puisqu’il ne s’agit pas d’une vengeance personnelle contre la dirigeante principale des services corporatifs, je souhaite préciser par écrit que je n’ai pas demandé qu’une enquête soit menée » (pièce G-1, onglet 2, page 2).
[698] Dans les circonstances, M. Singh n’a pas établi prima facie qu’il a déposé une plainte formelle contre Mme Proulx; en fait, son témoignage prouve tout le contraire. Ainsi, le Sénat avait-il l’obligation de lancer une enquête formelle sur les allégations de M. Singh? Je ne le crois pas. Comme je l’ai dit, la forme ne doit pas empêcher un traitement juste et équitable; de toute façon, la situation a fait l’objet d’une enquête.
[699] […] J’ai déjà conclu que M. Singh n’a pas établi prima facie que sa race et sa couleur avaient constitué un facteur dans ses interactions avec Mme Proulx. Je conclus en outre que la LCDP n’obligeait pas le sénateur Housakos à enquêter sur ces interactions et que, pour les motifs énoncés par le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario au paragraphe 78 de la décision Scaduto, les éventuelles lacunes dans l’enquête du sénateur Housakos ne constituaient pas une violation de la LCDP.
[73] En particulier, l’arbitre semble avoir confondu la conclusion à portée limitée tirée dans la décision Scaduto, à savoir que l’absence d’enquête ne constitue pas nécessairement en soi une violation de la LCDP, avec la conclusion beaucoup plus large selon laquelle toute lacune dans une enquête ne peut constituer une violation de la LCDP lorsqu’il n’y a aucune obligation d’enquêter. Selon moi, cette conclusion n’est pas étayée par le droit ou les faits en l’espèce. Le paragraphe 78 de la décision Scaduto, sur lequel l’arbitre s’est appuyée, est ainsi rédigé :
[traduction]
Le fait pour un employeur de ne pas enquêter sur une plainte de discrimination peut contrevenir au Code lorsque cette omission cause de la discrimination en milieu de travail ou y contribue. La violation du Code n’est pas le défaut d’enquêter en soi, mais le défaut de fournir un milieu de travail exempt de discrimination, ce qui inclut la discrimination causée ou exacerbée par le défaut d’enquêter sur les violations alléguées du Code. À mon avis, il doit y avoir une conclusion de discrimination pour conclure à une violation du Code. On ne peut alléguer une violation du Code simplement parce qu’il n’y a pas eu d’enquête sur une plainte de discrimination en l’absence d’une conclusion de discrimination. En d’autres termes, le fait de ne pas enquêter sur un acte de discrimination qui n’existe pas ne constitue pas une violation du Code. Cette conclusion est étayée par la décision Walton Enterprises v Lombardi, 2013 ONSC 4218 [Walton], aux paragraphes 51 et 54, qui a été rendue récemment par la Cour divisionnaire.
[74] L’arbitre a conclu que même si l’enquête du Président comportait des lacunes, cela ne constituait pas un acte discriminatoire et que, en tout état de cause, les éléments de preuve confirmaient que son enquête était suffisamment rigoureuse et raisonnable dans les circonstances. Je trouve que ces deux affirmations ne sont pas raisonnables.
[75] Les faits en l’espèce se différencient des faits dans les affaires Scaduto et Walton. Dans ces affaires, contrairement à l’espèce, aucun des deux employeurs n’avait mené d’enquête en milieu de travail. Le Tribunal des droits de la personne de l’Ontario et la Cour supérieure de l’Ontario, respectivement, ont conclu que le défaut d’enquêter ne constituait pas une violation du Code des droits de la personne, LRO 1990, c H.19 [le Code], en l’absence d’une preuve prima facie de discrimination ou d’une conclusion de discrimination. Cependant, la vice-présidente du Tribunal des droits de la personne de l’Ontario, Jennifer Scott, a fait la mise en garde suivante au paragraphe 85 de la décision Scaduto :
[traduction]
Les employeurs seraient bien avisés d’enquêter sur les plaintes relatives aux droits de la personne, car le défaut de le faire peut causer de la discrimination en milieu de travail ou l’exacerber. Les enquêtes internes donnent aux employeurs la possibilité de remédier à la discrimination, si elle est constatée, et peuvent éviter que des demandes soient déposées auprès du Tribunal. Elles limitent également l’exposition des employeurs à des recours individuels et systémiques plus importants. Si les employeurs ne font pas d’enquêtes internes, c’est à leurs risques et périls. Cela étant dit, le fait de ne pas enquêter sur un acte de discrimination qui n’existe pas ne constitue pas, en soi, une violation du Code.
[76] Contrairement aux affaires Scaduto et Walton, où aucun des deux employeurs n’a procédé à une enquête, en l’espèce, le Sénat a procédé à une enquête, bien qu’il l’ait fait de façon informelle et limitée. Le Président a estimé que les allégations de discrimination, qui provenaient du directeur des RH, étaient suffisamment sérieuses pour justifier la tenue d’une enquête. Compte tenu de cette décision, je conclus que les décisions Scaduto et Walton ne sont pas pertinentes.
[77] En l’espèce, l’arbitre s’est montrée trop préoccupée par la nuance entre les plaintes et les enquêtes formelles et informelles, et n’a pas été suffisamment attentive à l’équité substantielle, au vu des faits, de l’enquête qui a été menée. Ayant décidé que les allégations de discrimination étaient suffisamment sérieuses pour faire l’objet d’une enquête, le Président était tenu de respecter les principes fondamentaux d’équité. Il devait par exemple disposer de la plainte complète avant de prendre une décision définitive et donner au demandeur la possibilité d’être entendu. Ni l’un ni l’autre de ces principes n’a été respecté.
[78] Premièrement, l’arbitre n’a pas tenu compte du fait que le Président ne disposait que d’un des deux courriels envoyés par M. Singh, le courriel du 26 novembre ne lui ayant été jamais transmis. Dans ce deuxième courriel, M. Singh a indiqué qu’il avait compris que le Sénat enquêterait sur certaines des questions soulevées dans son courriel du 24 novembre, qu’il avait envoyé dans l’intention qu’il reste entre lui et Mme Proulx, mais que si une enquête devait être menée, il devrait y participer et il était ouvert à d’autres moyens de résoudre le différend.
[79] Étant donné que l’enquête informelle du Président s’est déroulée entre le 24 novembre et le 3 décembre et que la raison invoquée par le Sénat pour mettre fin à l’emploi de M. Singh était qu’il lui avait donné un ultimatum et qu’il ne pouvait plus travailler avec Mme Proulx, le fait que le courriel envoyé par M. Singh le 26 novembre n’ait jamais été communiqué au Président est très pertinent pour déterminer si l’enquête était équitable. Cette lacune est particulièrement importante étant donné que l’arbitre s’est fortement appuyée sur le fait que M. Singh a indiqué dans le même courriel du 26 novembre qu’il n’avait pas demandé qu’une enquête soit menée, comme si cela dispensait le Sénat de toute obligation de mener son enquête conformément aux principes fondamentaux d’équité.
[80] Deuxièmement, étant donné que le Président a décidé de mener sa propre enquête sur les allégations de discrimination, en s’entretenant avec 12 sénateurs, Mme Proulx et au moins un gestionnaire, il fallait qu’il soit informé de tous les faits pertinents, ce qui comprenait très certainement le point de vue de M. Singh en tant que plaignant. Il était déraisonnable pour l’arbitre de conclure que le Président avait mené une enquête équitable alors qu’il avait interrogé au moins quatorze personnes, mais n’avait pas entendu la version complète des faits de M. Singh.
[81] La Politique du Sénat comprend le droit d’être entendu. L’article 2.2.1, intitulé « Équité procédurale »
, dispose que « [l]es parties à un conflit ont le droit d’être informées, d’être entendues et d’obtenir une décision impartiale »
. Pour mener à bien une enquête sur une allégation de discrimination en milieu de travail, même informelle, il faut donner au plaignant la possibilité d’être entendu. En effet, cette disposition de la Politique renvoie à une règle fondamentale de justice naturelle et d’équité procédurale accordant aux parties le droit d’être entendues, également connue sous le nom de règle audi alteram partem (voir Moreau-Bérubé c Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11 au para 75, [2002] 1 RCS 249; Air Canada c Robinson, 2021 CAF 204 au para 54).
[82] Il est vrai que M. Singh a indiqué dans son courriel du 24 novembre à Mme Proulx qu’il n’avait pas besoin de discuter davantage de ses préoccupations avec elle. Toutefois, cette remarque, en particulier à la lumière du courriel du 26 novembre, ne peut raisonnablement être interprétée comme signifiant qu’il ne souhaitait pas être entendu dans l’éventualité où une enquête serait menée. Je ne peux pas, comme le Sénat m’a invité à le faire, juger que le raisonnement de l’arbitre à cet égard est raisonnable.
[83] Dans son courriel du 24 novembre, M. Singh n’a pas précisé si une plainte formelle allait suivre. Il n’a pas non plus indiqué qu’il ne souhaitait pas être consulté au cas où une enquête serait menée sur ses allégations. En effet, comme je l’ai noté, son courriel du 26 novembre indique tout le contraire. M. Singh a conclu ainsi son courriel du 24 novembre à Mme Proulx :
[traduction]
Je sais que mon courriel va vous mettre mal à l’aise. Je n’ai pas besoin d’en discuter davantage, car j’ai exprimé mes préoccupations par écrit. Je n’ai pas besoin de réponse. Tout ce que je demande, c’est que des décisions soient prises à l’égard de mes demandes.
Mon objectif premier est toujours de servir les sénateurs. Je pense que toute l’information devrait leur être communiquée et que les personnes compétentes devraient être là pour les conseiller.
[84] Le courriel du 24 novembre portait la mention « privé »
. Il a été envoyé directement à Mme Proulx et traitait de questions qui les concernaient tous les deux. Je prends note du fait que l’article 4.2.1 de la Politique traite du règlement informel des plaintes et dispose qu’« [i]l faut déployer tous les efforts possibles pour résoudre le problème rapidement en faisant appel à la communication ouverte et à une démarche concertée »
. Si le processus de règlement informel ne fonctionne pas ou qu’il n’est pas approprié dans les circonstances, la Politique prévoit que le plaignant peut déposer une plainte formelle par écrit. En l’espèce, le processus n’est jamais allé jusque-là.
[85] Après que Mme Proulx a transmis le courriel du 24 novembre à MM. Patrice et Robert, ceux-ci l’ont montré au Président, qui a été [traduction] « sidéré »
(décision de l’arbitre, au para 360). Le Président a déclaré dans son témoignage que d’autres sénateurs étaient également perplexes (décision de l’arbitre, au para 370). L’arbitre, dans son résumé du témoignage du Président concernant le congédiement de M. Singh, a déclaré que, après avoir examiné le courriel du 24 novembre, le sénateur Housakos [traduction] « a conclu que M. Singh avait lancé un ultimatum au Sénat; il avait tracé une ligne dans le sable. Le Sénat a donc été contraint d’agir »
(décision de l’arbitre, au para 364). L’arbitre a déclaré que cet ultimatum signifiait que le Sénat [traduction] « devait choisir entre lui et Mme Proulx »
(décision de l’arbitre, au para 381). Néanmoins, le Président a jugé que les allégations de discrimination contenues dans le courriel étaient suffisamment sérieuses pour justifier qu’il mène une enquête.
[86] En résumé, M. Singh a été informé le 25 novembre qu’il serait au moins recommandé qu’une enquête soit menée sur les allégations de discrimination. Il a ensuite indiqué, dans son courriel du 26 novembre, qu’il était ouvert à d’autres moyens de régler le différend et qu’il n’avait pas l’intention de déposer une plainte ou de déclencher une enquête, mais que, si une enquête était lancée, il souhaitait y participer. Une enquête informelle a de fait été menée, et au moins quatorze personnes, en plus des membres du Comité permanent, ont été consultées pour donner leur point de vue. M. Singh n’a pas été consulté. Il a été congédié sans motif neuf jours après le courriel du 24 novembre.
[87] Je reconnais, comme le Sénat, que l’arbitre ne disposait d’aucun document sur les questions posées par le Président au cours de son enquête ou sur la mesure dans laquelle les entretiens qu’il a menés ont porté sur les allégations précises de discrimination qui ont été soulevées par M. Singh dans son courriel du 24 novembre à Mme Proulx. Cependant, il est difficile d’imaginer (sans parler de la justice naturelle) comment un décideur pourrait examiner et réfuter ce type d’allégations sans consulter la personne les ayant formulées.
[88] Si le Président avait effectivement reçu et examiné le courriel du 26 novembre et qu’il avait consulté M. Singh en plus des autres, l’arbitre aurait peut-être pu conclure que l’enquête avait été menée de manière équitable et qu’aucune violation de la LCDP n’avait été commise. Cependant, puisque le Président n’a pas reçu tous les renseignements que M. Singh avait fournis et qu’il ne lui a pas donné l’occasion d’être entendu, il n’y a tout simplement aucun fondement légal ou factuel permettant de conclure que l’enquête du Président sur les allégations de discrimination de M. Singh a été menée de manière équitable.
[89] Il revenait à l’arbitre de déterminer dans quelle mesure M. Singh avait le droit de participer à l’enquête informelle, pour décider si l’enquête était adéquate. Il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, de donner des consignes, sous peine de tomber dans le contrôle selon la norme de la décision correcte (Vavilov, au para 83). Cependant, le fait de ne pas consulter M. Singh du tout était manifestement inadéquat, dans la mesure où cette omission violait le principe fondamental de la règle audi alteram partem.
[90] Indépendamment de la question de savoir si une enquête plus formelle était nécessaire dans les circonstances, que je n’ai pas besoin de trancher, il était déraisonnable pour l’arbitre de conclure que l’enquête informelle, même limitée, était adéquate. Étant donné les lacunes quant au caractère raisonnable de la décision de l’arbitre, en ce qui concerne le processus d’enquête informel, il n’est pas non plus nécessaire que j’examine les arguments de M. Singh concernant le choix des sénateurs qui ont été interrogés.
(2)
L’arbitre a-t-elle raisonnablement conclu que le congédiement de M. Singh ne constituait pas une mesure de représailles?
[91] Le deuxième argument présenté par M. Singh pour appuyer sa position selon laquelle la décision de l’arbitre était déraisonnable concerne l’application par l’arbitre du critère permettant de déterminer si le congédiement de M. Singh par le Sénat était une mesure de représailles prise à la suite des allégations de discrimination qu’il a formulées contre Mme Proulx. M. Singh soutient que, après avoir conclu qu’il avait établi une preuve prima facie selon laquelle la décision du Comité directeur de mettre fin à son emploi était une mesure de représailles, l’arbitre a mal appliqué le deuxième volet du critère, concluant de façon déraisonnable que le Sénat avait réfuté la preuve prima facie. M. Singh fait valoir que, en tirant cette conclusion, l’arbitre s’est concentrée entièrement sur les intentions déclarées du Sénat.
[92] Je commencerai par examiner le critère juridique applicable, puis j’examinerai comment l’arbitre l’a appliqué aux faits de la présente affaire.
a) Le cadre législatif
[93] Voici les extraits pertinents de la LCDP :
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[94] Le critère permettant d’établir l’existence de discrimination est bien connu. Comme la Cour suprême du Canada l’a expliqué dans l’arrêt Moore c Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au paragraphe 33 [Moore] :
[33] […] pour établir à première vue l’existence de discrimination, les plaignants doivent démontrer qu’ils possèdent une caractéristique protégée par le Code contre la discrimination, qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement au service concerné et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable. Une fois la discrimination établie à première vue, l’intimé a alors le fardeau de justifier la conduite ou la pratique suivant le régime d’exemptions prévu par les lois sur les droits de la personne. Si la conduite ou pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura à l’existence de la discrimination.
[95] Bien qu’il se soit écoulé dix ans depuis que l’arrêt Moore a été rendu, il demeure valable en droit (voir Ward c Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), 2021 CSC 43 au para 44; Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse) c Bombardier Inc. (Bombardier Aéronautique Centre de formation), 2015 CSC 39 aux para 35-37 [Bombardier]; Davidson c Canada (Procureur général), 2021 CAF 226 au para 54).
[96] À la première étape de l’analyse, qui consiste à établir une preuve prima facie de discrimination, le plaignant n’est pas tenu de prouver l’intention. Ce principe a fait l’objet de quelques désaccords au fil des ans, mais il est maintenant indéniablement reconnu, y compris dans les cas de représailles. Dans la décision Boiko c Canada (Conseil national des recherches), 2010 CF 110 [Boiko], le juge Kelen a expliqué au paragraphe 35 :
[35] […] il existe deux façons d’établir le bien-fondé d’une plainte pour représailles. La première concerne les cas où la preuve indique que le défendeur entendait user de représailles et la deuxième concerne les cas où le demandeur considère raisonnablement que les mesures prises constituent des représailles pour avoir déposé une plainte relative aux droits de la personne : Wong c. Banque Royale du Canada, [2001] [D].C.D.P. no 11, par 219.
[97] Dans la décision Wong, le Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] a commenté l’article 14.1 de la LCDP (reproduit ci-dessus) :
218 En revanche, un certain nombre de décisions ayant trait à des allégations de représailles portées en vertu des codes provinciaux des droits de la personne ont été rendues. Celle qui est le plus souvent citée est Entrop c. Imperial Oil Ltd. (No 7). Dans Entrop, la commission d’enquête de l’Ontario s’est penchée sur l’interprétation de l’art. 8 du Code ontarien des droits de la personne, dont le libellé est différent de celui du par. 14.1 de la Loi. Je suis toutefois d’avis que l’art. 8 du Code ontarien et le par. 14.1 de la Loi sont similaires quant à leur objet et à la protection qu’ils offrent. L’un et l’autre interdisent d’exercer des représailles contre un individu qui exerce les droits que lui confère la Loi.
219 Selon Entrop, pour prouver que cet article a été enfreint, il faut démontrer l’existence d’un lien entre les présumées représailles et l’exercice des droits du plaignant en vertu de la Loi. Lorsque des faits démontrent que l’intimé entendait user de représailles en raison d’une plainte relative aux droits de la personne, le lien nécessaire est établi. Toutefois, si le plaignant perçoit raisonnablement que les mesures prises constituent des représailles en raison de la plainte relative aux droits de la personne, il pourrait également s’agir de représailles, nonobstant l’intention prouvée de l’intimé. Bien sûr, il faut déterminer dans quelle mesure la perception du plaignant est raisonnable. L’intimé ne devrait pas être tenu responsable de l’angoisse ou des réactions exagérées du plaignant.
[Renvois omis.]
[98] En effet, dans la décision Première Nation Millbrook c Tabor, 2016 CF 894 [Millbrook CF], qui est la seule autre décision récente concernant des représailles discriminatoires, le juge Boswell s’est appuyé sur la décision Boiko et a cité le même passage de la décision Wong (aux para 60 et 61). Le juge Boswell, aux paragraphes 62 et 63, s’est également appuyé sur l’approche adoptée par le Tribunal canadien des droits de la personne dans les décisions Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada et al c Procureur général du Canada (pour le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2015 TCDP 14 [Société de soutien TCDP], et Tabor c La Première nation Millbrook, 2015 TCDP 18 [Millbrook TCDP]. Il est utile d’examiner ici les passages clés de ces décisions du Tribunal canadien des droits de la personne qui ont été citées par notre Cour en ce qui concerne la démarche qu’il convient d’adopter pour évaluer la question des représailles.
[99] Dans la décision Société de soutien TCDP, une formation de trois membres du Tribunal canadien des droits de la personne, dont faisait partie Sophie Marchildon, a décrit l’approche qu’il convenait d’adopter pour évaluer les plaintes de représailles fondées sur l’article 14.1 de la LCDP, et la mesure dans laquelle il était nécessaire de prouver l’intention :
[6] Dans Virk c. Bell Canada (2005 TCDP 2 [Virk]), le Tribunal a déclaré : « [l]’exercice de représailles comporte une certaine forme d’acte volontaire visant à infliger un préjudice à la personne qui a déposé une plainte en matière de droits de la personne pour avoir déposé cette plainte ». Selon ce point de vue, le plaignant doit montrer que le présumé auteur des représailles était au courant de l’existence de la plainte, qu’il a agi de manière inopportune et que son inconduite a été motivée par le dépôt de la plainte. Dans certaines décisions du Tribunal, la décision Virk a été interprétée comme exigeant que le plaignant prouve l’existence d’une intention d’exercer des représailles.
[7] Une autre approche a été exposée dans Entrop v. Imperial Oil Ltd.[,] adoptée par le Tribunal dans [Wong]. Selon cette approche, pour prouver que des représailles ont été exercées il suffit d’y avoir un lien entre les présumées représailles et l’exercice des droits du plaignant en vertu de la LCDP. Si l’intention d’exercer des représailles établirait manifestement l’existence de ce lien, cela pourrait être aussi le cas de la « perception raisonnable » du plaignant que l’acte commis est une mesure de représailles.
[8] Si l’on applique l’approche suivie dans la décision Wong, il faut déterminer dans quelle mesure la perception du plaignant est raisonnable, de façon à ne pas tenir l’intimé responsable de l’angoisse ou des réactions exagérées du plaignant (voir Wong, au paragraphe 219). À cet égard, s’il y a des antécédents de conflit entre le plaignant et l’intimé, il peut être difficile de déterminer si la perception du plaignant est raisonnable ou pas. Pour aider à faire cette analyse, dans Bressette c. Conseil de bande de la Première Nation de Kettle et de Stony Point, le Tribunal a adopté une approche dans le cadre de laquelle il a tout d’abord déterminé s’il pouvait admettre, en se fondant sur une preuve prima facie, que la plainte en matière de droits de la personne était au moins l’un des facteurs qui avaient influencé la prétendue différence de traitement. S’il est possible d’établir l’existence d’une preuve prima facie, on demande alors à l’intimé d’expliquer le traitement de manière raisonnable.
[…]
[11] À notre avis, l’approche suivie dans les Wong et Bressette est celle qui convient pour analyser les plaintes de représailles. Exiger qu’il y ait une intention en vue d’établir l’existence de représailles impose, pour confirmer cette pratique discriminatoire, un fardeau plus élevé que pour les autres qui sont décrites dans la LCDP. Cela ne concorde pas avec une interprétation de la LCDP ou de la législation relative aux droits de la personne en général.
[Renvois omis.]
[100] Un peu plus d’un mois plus tard, Mme Marchildon a rendu la décision Millbrook TCDP, que le juge Boswell a examinée dans la décision Millbrook CF. Le juge Boswell a reproduit les paragraphes 6 à 10 de la décision Millbrook TCDP rendue par Mme Marchildon. Dans cette décision, Mme Marchildon a suivi les décisions Wong, Bressette et Société de soutien TCDP, et elle a conclu qu’aucune preuve d’intention n’était nécessaire pour établir l’existence de représailles discriminatoires au titre de l’article 14.1 de la LCDP. Aux paragraphes 9 à 12 de la décision Millbrook TCDP, Mme Marchildon a expliqué les raisons de principe justifiant cette interprétation de l’article 14.1 :
[9] Selon la LCDP, les représailles constituent un acte discriminatoire (voir les articles 4 et 39 de la LCDP). La LCDP vise avant toute chose à éliminer la discrimination plutôt qu’à punir les auteurs d’actes discriminatoires. Il s’ensuit que « les motifs ou les intentions des auteurs d’actes discriminatoires ne constituent pas une des préoccupations majeures du législateur » (Robichaud). Au contraire, la LCDP « vise à remédier à des conditions socialement peu souhaitables, et ce, sans égard aux raisons de leur existence » (Robichaud, au paragraphe 10). De plus, exiger une preuve de l’intention afin d’établir l’existence de discrimination serait comme « élever une barrière pratiquement insurmontable pour le plaignant qui demande réparation », car « [i]l serait extrêmement difficile dans la plupart des cas de prouver le mobile » (O’Malley, au paragraphe 14). Comme l’a déclaré le Tribunal à de multiples reprises, « [l]a discrimination n’est pas un phénomène qui se manifeste ouvertement, comme on serait porté à le croire » (Basi).
[10] Par ailleurs, il y a, à l’origine de l’adoption de l’article 14.1 de la LCDP, d’importantes considérations de principe qui s’opposent à l’obligation de prouver l’intention pour fonder une plainte de représailles. L’interdiction d’exercer des représailles préserve l’intégrité de la procédure de plainte prévue par la LCDP en offrant aux plaignants qui pourraient craindre de faire valoir leurs droits en vertu de cette loi une certaine protection contre de telles représailles. Elle donne aussi l’assurance aux plaignants que des mesures de redressement seront prises s’ils ont fait l’objet de représailles après avoir déposé une plainte. Ainsi, l’article peut également avoir un effet dissuasif sur ceux qui songent à exercer des représailles. Le fait d’exiger la preuve d’une intention pour établir qu’il y a eu représailles irait à l’encontre des objectifs de l’article 14.1.
[11] En fait, avant que l’article 14.1 ne soit ajouté à la LCDP, les représailles étaient considérées comme des infractions punissables sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire, régies par les articles 59 et 60 de la LCDP. Peu de poursuites ont eu lieu en vertu de ces articles, et celles qui ont été intentées n’ont généralement pas abouti. Cela s’explique par la difficulté qu’il y avait à réunir les éléments nécessaires à l’obtention d’une déclaration de culpabilité en matière pénale, c’est‑à‑dire à prouver hors de tout doute raisonnable que des mesures avaient été prises à l’endroit d’un plaignant avec l’intention d’exercer des représailles. Par conséquent, le législateur a décidé que le régime de la LCDP conviendrait mieux que les tribunaux de juridiction criminelle pour traiter ces affaires.
[12] Pour ces raisons, j’estime qu’un plaignant ne devrait pas être tenu de prouver l’intention pour fonder une plainte de représailles sous le régime de la LCDP. À mon sens, il lui faut simplement présenter une preuve permettant d’affirmer que le dépôt de la plainte en matière de droits de la personne a constitué un facteur dans le traitement préjudiciable que l’intimé est présumé lui avoir fait subir par la suite, que ce soit sur la base d’une perception raisonnable ou autrement. S’il produit suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer à première vue qu’il y a eu représailles, il incombe alors au Tribunal d’examiner ces éléments de preuve, parallèlement à ceux que l’intimé a présentés, afin de déterminer s’il est plus probable qu’improbable que des représailles ont été exercées.
[Renvois complets omis.]
[101] En bref, Mme Marchildon a jugé que, une fois que la preuve prima facie de représailles est établie, il incombe au défendeur de la réfuter. Sur la base des faits, elle a d’abord constaté que le plaignant avait établi une preuve prima facie de représailles, puis que, selon la prépondérance des probabilités, des représailles avaient bel et bien été exercées. En d’autres termes, le Tribunal a décidé que la présomption créée par la preuve prima facie de discrimination n’avait pas été réfutée par l’employeur.
[102] Aux paragraphes 62 et 63 de la décision Millbrook CF, le juge Boswell a approuvé en ces termes l’approche adoptée par le Tribunal dans les décisions Millbrook TCDP et Société de soutien TCDP :
[62] Plus récemment, dans la décision Société de soutien TCDP, le TCDP a examiné le droit en matière de représailles et a estimé que pareillement aux autres plaintes de discrimination, « le plaignant doit fournir une preuve qui, si l’on y ajoute foi, est complète et suffisante pour qu’il soit justifié de rendre un verdict de représailles de la part de l’intimé contre le plaignant » (au paragraphe 4). Cependant, les plaintes de représailles ne sont pas fondées sur un motif de distinction illicite; elles sont plutôt fondées sur une plainte antérieure en matière de droits de la personne, sur l’expérience subséquente du plaignant d’un traitement préjudiciable par suite du dépôt de sa plainte, et sur le fait que la plainte a constitué un facteur dans la manifestation de ce traitement préjudiciable (Société de soutien TCDP, au paragraphe 5). Dans la décision Société de soutien TCDP, le TCDP a conclu que l’approche exposée dans la décision Wong est préférable, en ce sens qu’exiger que l’on prouve une intention impose un fardeau plus élevé que pour les autres pratiques discriminatoires et l’intention n’est pas nécessaire dans le cas des autres plaintes pour motif de discrimination.
[63] En l’espèce, il était raisonnable pour le TCDP dans sa décision relative à la plainte faisant état de représailles d’adopter et d’appliquer l’approche suivie dans la décision Société de soutien TCDP. Il était également raisonnable pour le TCDP de souligner les décisions de la Cour suprême du Canada dans O’Malley (au paragraphe 14) et Robichaud, au paragraphe 9, alors que la Cour suprême a conclu que l’intention n’est pas un élément essentiel pour prouver la discrimination. Même si ces arrêts de la Cour suprême du Canada sont peut-être anciens, ils demeurent néanmoins valables, comme l’a souligné la Cour suprême dans l’arrêt Bombardier.
[Renvois remplacés par les formes abrégées utilisées ci-dessus.]
[103] En somme, la jurisprudence de notre Cour concernant l’article 14.1 de la LCDP est bien établie. Il existe un critère à deux volets pour établir les représailles au sens de l’article 14.1 de la LCDP. Premièrement, le plaignant doit présenter une preuve prima facie de représailles. Pour satisfaire à ce premier volet du critère, il n’est pas nécessaire de prouver l’intention. Il faut plutôt présenter une preuve permettant d’affirmer que la plainte a constitué un facteur dans les représailles alléguées, [traduction] « que ce soit sur la base d’une perception raisonnable ou autrement »
(Millbrook TCDP, au para 12). Deuxièmement, si une preuve prima facie est établie en application du premier volet du critère, le décideur doit examiner les éléments de preuve du plaignant ainsi que tout élément de preuve présenté par le défendeur, afin de déterminer s’il est plus probable qu’improbable que des représailles ont été exercées (Société de soutien TCDP, au para 29).
[104] Enfin, je note que la décision Bressette c Conseil de bande de la Première nation de Kettle et de Stony Point, 2004 TCDP 40 [Bressette], mentionnée avec approbation dans l’analyse du Tribunal dans la décision Société de soutien, a également été approuvée par notre Cour dans la décision Millbrook CF. La décision Bressette est particulièrement instructive en l’espèce, en raison de l’hostilité qui existait depuis longtemps entre le membre du conseil de bande et le chef. Dans cette décision, le Tribunal a noté qu’il est parfois difficile de discerner si certains incidents de traitement défavorable sont liés à l’hostilité de longue date entre deux parties ou s’ils sont liés à la plainte en matière de droits de la personne. Le membre instructeur s’est exprimé ainsi au paragraphe 52 de la décision Bressette :
[52] Dans ce contexte, il peut être difficile de discerner si certains incidents concernant le plaignant se sont tout simplement produits en raison de ce conflit persistant ou en raison de sa plainte en matière de droits de la personne. Malgré cela, je suis prêt à accepter qu’une preuve prima facie de représailles a été établie en rapport avec chacune des occasions où le plaignant a fait l’objet d’un traitement différent de celui des autres conseillers. Sans aucune explication, il serait juste de conclure que la plainte en matière de droits de la personne serait raisonnablement perçue comme étant au moins l’un des éléments qui a motivé la différence de traitement.
[105] Le membre instructeur a estimé qu’une preuve prima facie avait été établie au moyen d’éléments de preuve concernant divers incidents qui, sans explication, pourraient raisonnablement être perçus comme des mesures de représailles ou une différence de traitement attribuables au dépôt de la plainte. Le membre instructeur a ensuite examiné les éléments de preuve du plaignant ainsi que ceux que le défendeur a présentés pour expliquer ses actions. Certaines des explications du défendeur ont été acceptées; ainsi, certaines des allégations de représailles ont été réfutées. D’autres ne l’ont pas été (Bressette, aux para 53-60).
[106] Le Tribunal a conclu que la plainte fondée sur l’article 14.1 déposée par le plaignant était fondée et que l’allégation de représailles discriminatoires avait été établie. Néanmoins, le membre instructeur a précisé que ce n’était pas le cas pour plusieurs allégations qui ont été jugées non liées à la plainte et qui découlaient plus raisonnablement des rapports acrimonieux qui existaient entre les parties (Bressette, au para 61).
b) Application du critère à la situation de M. Singh
[107] Comme je l’ai déjà mentionné, l’arbitre a reconnu que la race et la couleur de M. Singh constituent des caractéristiques protégées et qu’il a subi un effet préjudiciable lors de son congédiement. Par conséquent, pour ce qui est de la preuve prima facie de discrimination, à la fois relativement à la différence de traitement et aux représailles, la décision de l’arbitre reposait sur la question de savoir si la race ou la couleur de M. Singh, ou les allégations de discrimination qu’il a faites à cet égard, ont constitué un facteur dans le traitement défavorable. Tout d’abord, en ce qui concerne la différence de traitement dont M. Singh aurait fait l’objet, l’arbitre a soigneusement analysé tous les éléments de preuve et a conclu qu’une preuve prima facie n’avait pas été établie et que rien ne prouvait que la race ou la couleur de M. Singh avait constitué un facteur dans la façon dont Mme Proulx l’avait traité. Cette conclusion n’a pas été contestée par M. Singh.
[108] En ce qui concerne l’allégation de congédiement en guise de représailles, l’arbitre a accepté qu’une preuve prima facie de discrimination avait été établie, mais a jugé que celle-ci avait été réfutée par le Sénat. Il s’agit de la conclusion que M. Singh conteste.
[109] Pour arriver à cette conclusion, l’arbitre a accepté l’explication fournie par le Sénat selon laquelle la lettre envoyée par M. Singh le 24 novembre avait été traitée comme un ultimatum, forçant le Sénat à choisir entre M. Singh et Mme Proulx, et qu’elle démontrait que la relation entre les deux était rompue. L’arbitre a conclu que les sénateurs estimaient que l’autorité de Mme Proulx sur M. Singh n’était pas le seul problème, que leurs décisions étaient également contestées et que la décision de congédier M. Singh était [traduction] « fondée sur le fait que M. Singh ne voulait pas continuer à travailler pour Mme Proulx et être assujetti à la structure administrative en place au Sénat »
(décision de l’arbitre, au para 714).
[110] L’arbitre n’a cautionné ni la démarche de M. Singh ni celle de Mme Proulx. Elle a jugé que ni l’un ni l’autre n’avait pris les mesures nécessaires pour rétablir leur relation, qui avait dégénéré au point d’être irrécupérable. Dans sa conclusion, l’arbitre s’est de nouveau appuyée sur la décision Turner pour affirmer qu’il est important de chercher à déceler une « subtile odeur de discrimination »
, et elle a affirmé qu’il fallait prendre garde de ne pas confondre la relation acrimonieuse entre deux personnes et la prise de décisions entachée de racisme ou de discrimination. Elle a conclu ainsi cette section de son analyse, aux paragraphes 723 et 724 :
[traduction]
[723] Tel qu’il est indiqué, après avoir pris connaissance du contexte, des faits pertinents, des allégations et des témoignages, et en gardant à l’esprit que les éléments de preuve circonstancielle doivent être évalués globalement, je ne puis conclure qu’il a été établi prima facie que la race et la couleur de M. Singh ont constitué un facteur dans la façon dont Mme Proulx a interagi avec lui.
[724] Toutefois, j’ai conclu que M. Singh a établi prima facie que la décision du Comité directeur de mettre fin à son emploi a été prise en représailles aux allégations qu’il avait formulées contre Mme Proulx. Cependant, j’ai également conclu que le Sénat a réfuté cette preuve prima facie.
[111] Sur ce point, M. Singh soutient que l’arbitre, dans sa décision, n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve et s’est plutôt concentrée sur les raisons fournies par le Sénat, à savoir que Mme Proulx et lui ne pouvaient plus travailler ensemble et qu’il fallait régler un conflit qui n’était plus gérable. À l’audience, M. Singh a fait valoir qu’en adoptant ce raisonnement l’arbitre avait limité à tort son examen au facteur dominant du congédiement de M. Singh, fourni par le Sénat, à savoir le conflit irréconciliable. En acceptant ce facteur comme la raison principale du congédiement, sans prendre en compte le reste des éléments de preuve pour évaluer si la plainte en matière de discrimination de M. Singh avait constitué un facteur dans la décision de mettre fin à son emploi, l’arbitre a, selon M. Singh, mal appliqué le critère juridique applicable aux représailles, ce qui a entaché irrémédiablement sa décision. Je suis du même avis.
[112] Premièrement, l’arbitre n’a fourni aucune explication sur les éléments de preuve qui l’ont convaincue que M. Singh avait établi une preuve prima facie de représailles. Il lui était certes loisible de tirer cette conclusion, mais puisqu’elle n’a pas expliqué quels éléments de preuve l’ont amenée à le faire, la Cour ne peut que conjecturer sur son raisonnement. Était-il fondé sur le moment du congédiement, survenu neuf jours après les allégations, sur la conduite subséquente et prétendument de mauvaise foi de l’employeur, sur le fait que M. Singh n’a pas été consulté dans le cadre de l’enquête sur les allégations, sur le fait que les allégations ont été mentionnées dans la lettre de congédiement, sur le fait que sa réprimande antérieure a été mentionnée dans la lettre mais n’était pas connue de ceux qui ont pris la décision de le congédier, ou encore sur la sous-représentation des minorités à la haute direction du Sénat à cette époque? Bref, la Cour ne sait pas ce qui a convaincu l’arbitre que le premier volet du critère était rempli.
[113] J’ai évoqué précédemment la longueur de la décision de l’arbitre. On ne peut certainement pas reprocher à l’arbitre d’avoir brossé un tableau détaillé de la situation compliquée qui est survenue pendant le mandat de M. Singh. En effet, elle a examiné de manière très détaillée les éléments de preuve présentés, ainsi que les observations des deux parties. Il est certain que, dans son analyse des allégations de différence de traitement, qui n’est pas visée par le présent contrôle judiciaire, l’arbitre a examiné en détail chaque allégation ainsi que les éléments de preuve présentés par les deux parties, ce qui contraste vivement avec son analyse des allégations de représailles. Cette analyse ne démontre aucune prise en compte rigoureuse et explicite des faits et des facteurs susceptibles de s’appliquer.
[114] Deuxièmement, comme l’a fait valoir M. Singh, à la deuxième étape de l’analyse, l’arbitre s’est seulement concentrée sur l’explication fournie par le Sénat au sujet de la mauvaise relation de travail entre M. Singh et Mme Proulx. Encore une fois, compte tenu des témoignages que l’arbitre a entendus, il était raisonnable pour elle d’envisager que les rapports acrimonieux constituaient le facteur central de la décision de congédier M. Singh.
[115] Contrairement à ce qu’avance M. Singh, les intentions réelles du Sénat étaient certainement pertinentes dans le contexte de la deuxième étape de l’analyse. Il n’aurait pas été approprié que l’arbitre examine la perception de l’une ou l’autre partie de manière isolée à cette étape. Ce qui est difficile, et ce que la jurisprudence tente d’équilibrer, c’est de savoir qui présente la version la plus probable du motif de congédiement. Comme on l’a déjà souligné, il serait très rare en effet de trouver un lien direct entre la plainte et le congédiement (Millbrook TCDP, au para 9, citant Basi c Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 1988 CanLII 108 (TCDP)). Ainsi, l’analyse de ce motif par le décideur nécessite un examen et une pondération des différents éléments soulevés.
[116] M. Singh a donc raison d’affirmer que le deuxième volet du critère applicable aux représailles exigeait que l’arbitre tienne compte non seulement de l’explication du Sénat, mais aussi des éléments de preuve de M. Singh pour évaluer s’il était plus probable qu’improbable que les allégations de discrimination aient constitué un facteur dans la décision de le congédier. L’arbitre devait évaluer l’explication présentée par le Sénat au regard des éléments de preuve présentés par M. Singh (les mêmes éléments de preuve qui l’avaient convaincue que le premier volet du critère était rempli) pour déterminer s’il était plus probable qu’improbable que des représailles avaient été exercées.
[117] L’arbitre a commis une erreur lorsqu’elle s’est arrêtée à ce qu’elle considérait comme le motif central fourni par le Sénat, sans tenir compte dans son analyse du récit et du témoignage de M. Singh, qui soulevaient d’autres éléments à considérer et qui ne semblent pas être entrés en ligne de compte dans ses motifs. Si l’arbitre en a tenu compte, ce n’est pas évident dans ses motifs.
[118] Je note qu’aux paragraphes 716 et 717 de sa décision, l’arbitre a mentionné brièvement que M. Singh avait insisté sur le fait qu’il était la seule personne de couleur occupant un poste de directeur et que ce fait démontrait l’existence de préjugés raciaux. Elle a aussi évoqué qu’il y avait eu [traduction] « des mentions indirectes d’une éventuelle discrimination systémique »
. Toutefois, elle a conclu que cela ne prouvait pas que [traduction] « sa race et sa couleur avaient joué un rôle quelconque dans la façon dont Mme Proulx s’était comportée avec lui »
(décision de l’arbitre, au para 717).
[119] Cependant, à cette étape de l’analyse, la question de savoir si la race de M. Singh a constitué un facteur dans la différence de traitement dont il aurait fait l’objet de la part de Mme Proulx n’est pas pertinente. L’arbitre était plutôt censée tenir compte de ces éléments de preuve, en plus de tous les éléments de preuve qui l’avaient convaincue que M. Singh avait établi une preuve prima facie et de l’explication du Sénat, pour déterminer si les allégations de discrimination de M. Singh pouvaient avoir constitué un facteur dans la décision du Sénat de mettre fin à son emploi.
[120] Plusieurs facteurs pourraient avoir contribué au congédiement de M. Singh; le congédiement n’est pas nécessairement attribuable au seul facteur mentionné par l’employeur, à savoir la relation hiérarchique acrimonieuse des parties. Les relations de travail sont complexes. Le fait d’accepter une explication ne signifie pas nécessairement qu’il faut écarter la possibilité que la discrimination ait pu contribuer à la décision qui a été prise, même si elle n’en constitue pas le facteur central. Il incombait au Sénat de convaincre l’arbitre que le congédiement de M. Singh n’avait rien à voir avec ses allégations de discrimination.
[121] Il se peut que la perception de M. Singh selon laquelle son congédiement était une mesure de représailles ait été farfelue, invraisemblable ou tout simplement fausse. L’arbitre, après avoir examiné le témoignage de M. Singh sur les motifs accessoires du congédiement, aurait pu décider que ceux-ci n’avaient tout simplement pas constitué des facteurs dans la décision de le congédier. Cependant, il faut non seulement que justice soit rendue, mais également qu’il y ait apparence de justice. Comme il est indiqué dans l’arrêt Vavilov (au para 133), la cour de révision doit examiner le caractère adéquat des motifs eu égard aux enjeux pour la partie concernée. Comme la carrière et le moyen de subsistance de M. Singh étaient en jeu, je ne peux pas conclure que les motifs de l’arbitre satisfaisaient à la norme de justification requise dans les circonstances.
[122] En ce sens, les premier et deuxième problèmes que j’ai relevés sont liés. Si l’on ne connaît pas les éléments de preuve qui ont convaincu l’arbitre que le premier volet du critère (la preuve prima facie de congédiement en guise de représailles) était rempli, il est impossible de suivre le raisonnement et de comprendre comment ces mêmes éléments de preuve ont été pondérés et jugés insuffisants dans le cadre du deuxième volet du critère, où tous les éléments de preuve auraient dû être évalués ensemble selon la prépondérance des probabilités.
[123] Troisièmement, et pour finir, je note qu’il y a des incohérences internes dans l’analyse de l’arbitre sur la question des représailles. Quelques paragraphes seulement après avoir conclu que M. Singh s’était acquitté du fardeau qui lui incombait à la première étape de l’analyse d’établir une preuve prima facie de congédiement en guise de représailles, l’arbitre a écrit ce qui suit, au paragraphe 714 de sa décision :
[traduction]
[714] […] Il incombait à M. Singh de prouver que la décision des sénateurs de mettre fin à son emploi constituait des représailles pour avoir formulé des allégations au sujet de Mme Proulx. Il ne s’est pas acquitté de ce fardeau. Les éléments de preuve non contredits dont je dispose montrent clairement que la décision des sénateurs était fondée sur le refus de M. Singh de continuer à travailler pour Mme Proulx et d’accepter la structure administrative du Sénat.
[Non souligné dans l’original.]
[124] Plus loin dans sa décision, au paragraphe 730, l’arbitre a reconnu que c’était à M. Singh qu’il incombait d’établir une preuve prima facie de discrimination, avant de faire remarquer ce qui suit : [traduction] « Il s’est acquitté de son fardeau uniquement à l’égard de la décision du Sénat de mettre fin à son emploi; toutefois, le Sénat s’est acquitté de son fardeau de réfuter cette allégation. »
[125] Pour démêler ces déclarations contradictoires, je ne peux que supposer que l’arbitre a peut-être voulu dire que, bien que M. Singh se soit acquitté du fardeau qu’il lui incombait d’établir une preuve prima facie de représailles, une fois que tous les éléments de preuve ont été appréciés, y compris les éléments de preuve contraires présentés par le Sénat, l’arbitre a jugé qu’il était plus probable qu’improbable qu’aucunes représailles n’avaient été exercées.
[126] Sans les deux autres erreurs que j’ai relevées dans l’analyse des représailles effectuée par l’arbitre, ce problème d’intelligibilité n’aurait peut-être pas été suffisamment grave pour justifier la conclusion selon laquelle sa décision est déraisonnable. Cependant, lorsqu’on ajoute au problème d’intelligibilité le manque de justification et de transparence décrit ci-dessus, la décision de l’arbitre ne possède manifestement pas les caractéristiques d’une décision raisonnable.
[127] En bref, l’arbitre a soit mal interprété le critère juridique, soit simplement omis de l’appliquer de manière transparente, de sorte qu’elle n’a pas pris en considération ni évalué la preuve des deux parties à la deuxième étape du critère, ni justifié si la décision de congédier M. Singh constituait ou non des représailles selon la prépondérance des probabilités. Une démarche plus équilibrée à l’égard de la preuve est conforme aux décisions clés, qu’il s’agisse de décisions rendues par notre Cour (Boiko et Millbrook CF) ou des décisions rendues par le Tribunal et mentionnées ci-dessus (Millbrook TCDP, Société de soutien TCDP, Bressette et Wong).
[128] En se concentrant uniquement sur l’explication du Sénat concernant la relation envenimée et en omettant de tenir aussi compte de la preuve présentée par M. Singh pour évaluer si ses allégations de discrimination avaient constitué un facteur dans la décision de la congédier, l’arbitre n’a pas effectué une analyse raisonnable de la question des représailles. Sa conclusion semble plutôt être fondée sur un examen déséquilibré de la preuve et des arguments présentés. Le manque de transparence, de justification et d’intelligibilité à l’égard de cette question rend la décision de l’arbitre déraisonnable.
(3)
L’arbitre a-t-elle commis une erreur en n’examinant pas les arguments fondés sur le congédiement de mauvaise foi présentés par M. Singh pour justifier l’octroi de dommages-intérêts majorés?
[129] La dernière question soulevée par M. Singh en l’espèce concerne la violation de son droit à l’équité procédurale. M. Singh a longuement argumenté devant l’arbitre qu’il avait droit à des dommages-intérêts majorés pour atteinte à la réputation et à la dignité, humiliation et détresse du fait que son congédiement avait été effectué de mauvaise foi. Il s’est fondé principalement sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Tipple c Canada (Procureur général), 2012 CAF 158 [Tipple], pour justifier l’octroi de dommages-intérêts majorés en cas de congédiement de mauvaise foi.
[130] Selon M. Singh, lorsqu’un décideur omet totalement d’envisager ou d’étudier un motif central ou une question juridique soulevé dans le dossier, il y a manquement à la justice naturelle (voir Morgan-Hung v British Columbia (Human Rights Tribunal), 2011 BCCA 122 [Morgan-Hung] aux para 43-47; VIA Rail Canada Inc. c Canada (Office national des transports, [2001] 2 CF 25 (CAF) [VIA Rail] aux para 21-22; Kareem Jabari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 225 aux para 25-27).
[131] M. Singh reconnaît que l’arbitre a résumé, dans la section de sa décision portant sur la position des parties, les arguments et les éléments de preuve qu’il a présentés à l’appui de son allégation selon laquelle il avait droit à des dommages-intérêts majorés. Cependant, il soutient que l’arbitre n’a pas traité de cette question dans la section détaillant son analyse.
[132] Je note que l’arrêt Tipple porte sur le montant approprié des dommages-intérêts dans le cas où un arbitre a déjà conclu, de manière indépendante, qu’il y a eu congédiement injustifié. Dans cette affaire, la conclusion sur la responsabilité, contrairement à la conclusion sur le montant des dommages-intérêts, n’était pas visée par l’appel. La juge Dawson, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a expliqué ce qui suit :
[13] Les motifs de l’arbitre doivent être lus dans leur ensemble, à la lumière de la preuve et de la jurisprudence qui lui ont été présentées. En l’espèce, les observations des parties comprenaient des renvois à des décisions portant sur des dommages-intérêts pour congédiement injustifié et dans lesquelles le montant de l’indemnité est augmenté en raison de la manière dont le congédiement a été effectué. Les arrêts de principe sur la question sont Keays c. Honda Canada Inc., 2008 CSC 39, [2008] 2 R.C.S. 362, et Wallace c. United Grain Growers Ltd., 1997 CanLII 332 (CSC), [1997] 3 R.C.S. 701.
[…]
[15] Dans certaines circonstances, un congédiement de mauvaise foi peut justifier l’octroi de dommages-intérêts en sus des dommages-intérêts se rapportant uniquement à la perte d’emploi injustifiée. […]
[16] À mon avis, ce principe peut être appliqué à un congédiement injustifié si a) la réputation de l’employé est entachée par de fausses allégations à propos du congédiement qui sont connues du public, b) l’employeur omet de prendre des mesures correctives raisonnables et n’offre aucune excuse raisonnable pour cette omission et c) le préjudice causé à la réputation de l’employé a porté atteinte à sa capacité de trouver un nouvel emploi.
[Non souligné dans l’original.]
[133] En l’espèce, il se peut que l’arbitre ait considéré que les arguments relatifs aux dommages-intérêts majorés et au congédiement de mauvaise foi se rapportaient exclusivement à l’étape de l’analyse portant sur la réparation et qu’il fallait d’abord conclure qu’il y avait eu discrimination ou représailles. Étant donné qu’elle a conclu qu’il n’y avait eu aucune violation de la LCDP, elle a peut-être jugé qu’il n’était pas nécessaire qu’elle examine de façon plus approfondie les arguments concernant l’octroi de dommages-intérêts majorés.
[134] M. Singh a contesté cette interprétation devant notre Cour. Il a fait valoir que ses arguments relatifs au congédiement de mauvaise foi avaient été présentés à l’arbitre comme se rapportant à une faute distincte et que, s’ils avaient été acceptés, ils auraient justifié l’octroi de dommages-intérêts majorés, indépendamment de la conclusion tirée par l’arbitre à l’égard de la violation de la LCDP. M. Singh attire l’attention de la Cour sur le plan d’argumentation écrit qu’il a fourni à l’arbitre et qui renvoie à la jurisprudence pertinente à l’appui de ses arguments, à savoir les décisions Doyle v Zochem Inc., 2017 ONCA 130, aux paragraphes 5, 47-49, et Lalonde v Sena Solid Waste Holdings Inc, 2017 ABQB 374, aux paragraphes 69-71. Autrement dit, M. Singh affirme que ses arguments relatifs à la mauvaise foi concernaient la façon dont il avait été congédié et, par extension, la question de savoir si le processus lui-même justifiait l’octroi de dommages-intérêts, tout à fait indépendamment de la question de savoir s’il a été victime de discrimination ou de représailles.
[135] M. Singh a raison de dire que l’arbitre n’a pas du tout examiné la question de la mauvaise foi dans son analyse. Même si, comme je l’ai présumé ci-dessus, elle n’était pas convaincue que les arguments relatifs à la mauvaise foi étaient susceptibles de justifier des dommages-intérêts sur une base distincte, l’arbitre devait expliquer les raisons pour lesquelles elle ne les a pas examinés.
[136] Après tout, que ce raisonnement ait été justifié ou non, ce sur quoi je ne me prononce pas, il ne suffit pas que la décision soit justifiable; elle doit être justifiée et il n’est pas loisible à la Cour de deviner quelles conclusions auraient pu être tirées et de les confirmer (Vavilov, aux para 86, 97). Pour reprendre les propos de la Cour d’appel fédérale, dans une affaire fortement dominée par les faits, comme celle-ci, qui représente le type de décision qui est le lot quotidien des arbitres du travail, « ce n’est pas le rôle de notre Cour de mettre en doute leurs conclusions de fait, ou de substituer nos opinions à celles de l’arbitre de grief en ce qui a trait aux conclusions de mauvaise foi »
(Alexis, au para 22). Si de telles conclusions avaient été tirées, elles auraient appelé une grande retenue. Toutefois, comme dans le cas de l’analyse de la question des représailles, la Cour se demande ce qui a motivé la conclusion de l’arbitre, ou son absence de conclusion, sur la question du congédiement de mauvaise foi.
[137] Qu’il soit considéré comme un manquement à l’équité procédurale, comme dans les décisions Morgan-Hung et VIA Rail, ou comme un défaut déraisonnable de fournir des motifs suffisants, le silence de l’arbitre est susceptible de révision. L’arbitre avait l’obligation d’analyser les arguments centraux des parties et de se prononcer sur ceux-ci. Sans la moindre explication quant à la décision de ne pas accorder de dommages-intérêts majorés, la décision de l’arbitre ne résiste pas à l’examen.
V.
Réparation
[138] Advenant la conclusion qu’une erreur a été commise à l’égard de la question des dommages-intérêts (la troisième question), l’avocat du Sénat a demandé, par souci d’efficacité, que je renvoie l’affaire à la Commission en lui donnant la directive de bien examiner la question et de fournir des motifs sur la réparation.
[139] Cependant, peu de temps avant l’audience, le Tribunal a écrit une lettre aux parties et à la Cour pour les informer que l’arbitre avait pris sa retraite.
[140] Compte tenu de ce fait, des conclusions que j’ai tirées sur les autres erreurs de fait et de droit qui ont été commises en plus de celle qui touche la question des dommages-intérêts, et de l’absence d’enregistrement ou de transcription des témoignages entendus à l’audience dont il a été question ci-dessus, l’affaire doit être entendue à nouveau, malgré les années qui se sont écoulées.
VI.
Conclusion
[141] Pour les trois motifs exposés ci-dessus, j’accueillerai la présente demande, avec dépens. L’affaire sera renvoyée à un autre arbitre pour nouvel examen.
JUGEMENT dans le dossier T-227-21
LA COUR ORDONNE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
L’affaire est renvoyée à un autre arbitre.
Les dépens sont adjugés au demandeur.
« Alan S. Diner »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-227-21
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INTITULÉ :
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DARSHAN SINGH c SÉNAT DU CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 25 mars 2022
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MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT :
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LE JUGE DINER
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DATE DES MOTIFS :
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Le 7 juin 2022
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COMPARUTIONS :
Paul Champ
Bijon Roy
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Pour le demandeur
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George G. Vuicic
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Paul Champ
Bijon Roy
Champ & Associates
Ottawa (Ontario)
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Pour le demandeur
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George G. Vuicic
Amanda P. Cohen
Hicks Morley Hamilton Stewart Storie LLP
Ottawa (Ontario)
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Pour le défendeur
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