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Date : 20050421

Dossier : IMM-1864-04

Référence : 2005 CF 544

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HARRINGTON

ENTRE :

                                  BHUPENDER SINGH, KULVINDERJIT KAUR ET

                                                             SIMRANJIT KAUR

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                             et

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                M. Singh, son épouse et sa fille, alors en bas âge, sont arrivés au Canada en 1992. Ils ont prétendu avoir la qualité de réfugié de l'Inde au sens de la Convention. Leur demande a été acceptée l'année suivante et ils ont rapidement demandé le statut de résident permanent.

[2]                Douze ans plus tard, leur demande est toujours sous enquête. M. Singh croit qu'il a attendu suffisamment. Je suis du même avis.

[3]                Il est tout à fait légitime et approprié que les personnes qui demandent le statut de résident permanent au Canada, ou la citoyenneté canadienne, fassent l'objet d'une enquête. Ces enquêtes, qui vont jusqu'à l'autorisation de sécurité, prennent bien sûr du temps. Cependant, on ne peut pas faire enquête indéfiniment, ce qui équivaudrait à refuser de prendre une décision.

[4]                Le ministre ne peut pas être blâmé pour tout le retard de 12 ans, mais le dossier regorge de longs délais pour lesquels il n'existe simplement aucune explication.

[5]                Les demandes de résidence permanente au Canada ont été déposées en mai 1993. On a accusé réception des demandes le mois suivant. Le formulaire indiquait : [traduction] « À moins que d'autres renseignements ne soient nécessaires, on communiquera avec vous dans un délai de 18 à 24 mois afin de vous accorder votre statut de résident permanent » .

[6]                Plusieurs mois plus tard, l'épouse de M. Singh, Kulvinderjit Kaur, a dû envoyer ses empreintes digitales, ce qu'elle a fait.

[7]                Au cours des cinq années qui ont suivi, on a ignoré M. Singh, malgré le fait qu'il a demandé au député local de s'informer et qu'il a retenu les services d'un avocat.


[8]                En 1999, M. Singh a embauché un nouvel avocat. C'est alors qu'il a appris qu'en 1996, le ministre avait demandé unilatéralement à la Commission de l'immigration et du statut de réfugié de réexaminer et d'annuler la décision par laquelle celle-ci lui avait accordé le statut de réfugié au sens de la Convention. Cependant, pendant deux ans et demi, aucune mesure n'a été prise en vue de la tenue d'une audience. On peut se demander s'il y aurait eu une audience si M. Singh n'avait pas entrepris de démarches. Quoi qu'il en soit, l'audience s'est déroulée sur quatre jours, entre avril et octobre 2000. La décision a été rendue le mois suivant. La demande du ministre a été rejetée.

[9]                Le fondement de la demande du ministre visant à annuler la décision concernant le statut de réfugié était que les Singh avaient obtenu le statut de réfugié en trompant la Commission par des moyens frauduleux, de fausses déclarations de même que par la suppression et la dissimulation de faits importants. Le ministre y alléguait essentiellement qu'ils n'avaient pas quitté l'Inde en juin 1992 comme ils l'avaient prétendu, mais plutôt en 1989, et donc que l'assertion de M. Singh, à savoir qu'il avait été arrêté par la police de Bombay en 1992, était frauduleuse.


[10]            Les Singh ont fait valoir avec force que le retard nuisait à leur défense. Ils ont obtenu que certains documents ne soient pas inclus au dossier. On a conclu qu'ils n'étaient pas des témoins crédibles et qu'ils avaient faussement présenté, supprimé ou dissimulé des faits, mais qu'il ne s'agissait pas de faits importants. La conclusion de la Commission était la suivante : [traduction] « Malheureusement, même si le tribunal n'a pas jugé que les demandeurs étaient des témoins crédibles, il a également jugé que le [ministre] n'a pas établi que la décision favorable aux demandeurs concernant leur demande d'asile a été obtenue par des moyens frauduleux... » .

[11]            Que la Commission ait rejeté la demande du ministre à regret ou avec joie, importe peu. Il incombait au ministre de traiter les demandes.

[12]            Il y a eu un retard inexpliqué de sept mois dans la réouverture du dossier, et d'autres retards inexpliqués concernant le renvoi de l'affaire au SCSR. Le ministre soutient qu'il ne serait pas approprié de prendre en compte les retards survenus avant novembre 2000. Je doute que ce soit le cas, mais je n'ai pas à décider de cette question puisque près de quatre ans et demi se sont écoulés depuis.

[13]            Les demandeurs cherchent à obtenir contre le ministre une ordonnance de mandamus, une mesure de redressement en equity. La Cour d'appel fédérale a statué dans Apotex Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 C.F. 742, conf. par. [1994] 3 R.C.S. 1000, que les conditions suivantes devaient être réunies :

a)            il doit exister une obligation légale d'agir à caractère public dans les circonstances de la cause;

b)            l'obligation doit exister envers le demandeur;


c)             il existe un droit clair d'obtenir l'exécution de cette obligation, et notamment, le demandeur a rempli toutes les conditions préalables donnant naissance à cette obligation;

d)             le demandeur n'a aucun autre recours;

e)             l'ordonnance sollicitée aura une incidence sur le plan pratique;

f)             dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire, le tribunal estime que, en vertu de l'équité, rien n'empêche d'obtenir le redressement demandé;

g)              compte tenu de la balance des inconvénients, une ordonnance de mandamus devrait être rendue.

(Voir Khalil c. Canada (Secrétaire d'État) (C.A.), [1999] 4 C.F. 661, au paragraphe 11.)

[14]            Je suis convaincu qu'il a été satisfait au critère en l'espèce. La seule question qui demeure consiste à déterminer combien de temps doit s'écouler avant que le devoir public du ministre d'enquêter devienne un devoir de décider.

[15]            Bien que chaque affaire soit un cas d'espèce, je trouve un certain réconfort dans d'autres affaires d'immigration où notre Cour s'est penchée sur la question de la longueur des délais. Après avoir cité les affaires Bhatnager c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1985] 2 C.F. 315, Mohamed c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] 195 F.T.R. 137, et Conille c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 C.F. 33, la juge Layden-Stevenson s'est exprimée ainsi dans la décision Hanano c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 998, [2004] A.C.F. no 1212 (QL), au paragraphe 15 :


15. Cependant, les décisions que mes collègues ont rendues dans d'autres affaires donnent des indications utiles à cet égard. Dans Bhatnager, un délai de quatre ans et demi a été jugé déraisonnable. Dans Mohamed, un délai de quatre ans relatif à l'attente d'attestation de sécurité dans le cas d'un réfugié au sens de la Convention qui demande le droit d'établissement a été considéré comme un délai plus long que ce que le processus exige de façon prima facie. Dans Platonov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), F.T.R. 260 (C.F. 1re inst.), un délai d'un peu plus de deux ans, après une approbation provisoire, passé dans l'attente des attestations de sécurité concernant d'anciens associés a été jugé excessif. Dans Kalachnikov c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2003), 236 F.T.R. 142 (C.F. 1re inst.), un délai d'environ trois ans lié au traitement d'une demande de visa a été jugé déraisonnable et injustifié, étant donné que le délai de traitement estimatif était de 14 mois. Dans Conille, précitée, le délai de trois ans lié à l'attente d'une enquête du SCRS avant l'octroi de la citoyenneté a été jugé déraisonnable. Dans Dragan, des délais de deux à trois ans ont été considérés comme des délais déraisonnables et une ordonnance de mandamus a été rendue.

[16]            Que les délais soient imputables au bureau du ministre ou au SCRS importe peu. Le ministre était tenu d'agir avec diligence raisonnable, en tenant compte du fait que les ressources peuvent être restreintes. Ce devoir ne se limite pas simplement à une délégation au SCRS, qui relève d'un autre ministre. Le délégué à son tour peut exercer une diligence raisonnable. Personne ne prétend que M. Singh avait droit à une décision instantanée. Les files d'attente font partie de la vie, mais à ce stade-ci, les délais sont tout simplement inacceptables.


[17]            La demande de contrôle judiciaire a eu l'un des effets souhaités. L'enquête est beaucoup plus avancée maintenant, bien qu'elle ne soit pas encore terminée. M. Singh a été interrogé ce mois-ci. Il semble qu'il existe des préoccupations liées à son admissibilité en ce qui concerne son appartenance à la fédération étudiante All-India Sikh. Son appartenance à cette organisation n'est pas surprenante puisqu'elle avait été mentionnée dans le formulaire de renseignements personnels déposé à l'appui de sa demande d'asile et qu'elle a été examinée par la Commission en 2000, lorsque celle-ci a rejeté la demande du ministre d'annuler la décision concernant le statut de réfugié.

[18]            Les parties s'entendent pour dire que le ministre peut prendre l'une des deux décisions suivantes : il peut déclarer M. Singh admissible, ou il peut déclarer qu'il pourrait être interdit de territoire en vertu du paragraphe 34(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, du fait de son appartenance à une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre au terrorisme ou qu'elle est, a été ou sera l'auteur d'un acte de violence, susceptible de mettre en danger la vie ou la sécurité d'autrui au Canada.

[19]            Si l'on conclut que M. Singh est interdit de territoire pour raison de sécurité, il a la possibilité, en vertu du paragraphe 34(2), de convaincre le ministre que sa résidence permanente au Canada « ne serait nullement préjudiciable à l'intérêt national » .

[20]            Les demandeurs ont déjà déclaré qu'ils entendent se prévaloir de ce recours ministériel dans l'éventualité où M. Singh serait informé qu'il pourrait être interdit de territoire pour raison de sécurité.   

[21]            Tout ceci a amené l'avocat de M. Singh à proposer que je prenne en charge la gestion de l'affaire jusqu'à sa conclusion, ce qui pourrait nécessiter l'ajout d'autres parties à titre de défendeurs. Le ministre s'oppose à cette proposition mais suggère qu'il conviendrait peut-être de laisser la demande en suspens pendant un certain nombre de mois.

[22]            Aucune des propositions n'est intéressante. Le ministre ne nous assure aucunement que la question sera réglée, d'une façon ou d'une autre, dans un avenir rapproché. Il nous appartient de fixer une échéance. Je crois que cinq autres mois suffiront amplement et je demande donc au ministre de rendre une décision sur les demandes de résidence permanente avant le 24 septembre 2005.

DÉPENS

[23]       M. Singh tente d'obtenir des dépens sur une base avocat-client, qu'il calcule à 7 500 $. La règle normale en Cour fédérale du Canada veut que les dépens suivent le sort du principal. Cependant, il n'en est pas ainsi dans les affaires d'immigration. L'article 22 des Règles de la Cour fédérale en matière d'immigration et de protection des réfugiés prévoit :

22. Sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande d'autorisation, la demande de contrôle judiciaire ou l'appel introduit en application des présentes règles ne donnent pas lieu à des dépens.

22. No costs shall be awarded to or payable by any party in respect of an application for leave, an application for judicial review or an appeal under these Rules unless the Court, for special reasons, so orders.


[24]            La Cour considère qu'un retard exagéré dans le traitement d'une demande constitue un motif spécial qui justifie des dépens. Voir Platonov et Dragan, précités. Aucune affaire ne m'a été citée dans laquelle des dépens avocat-client ont été accordés. Même dans les cas où les dépens suivent normalement le sort du principal, les dépens avocat-client ne sont généralement pas accordés, sauf s'il y a eu de la part d'une des parties un comportement vraiment inacceptable qu'il convient de sanctionner. À mon avis, un facteur pertinent, du moins en l'espèce, est la conduite du ministre après le dépôt de la présente demande d'autorisation et de contrôle judiciaire. Il ne s'est pas opposé à l'autorisation et, grâce peut-être aux conseils de son avocat, le Sous-procureur général du Canada, le traitement de la demande a été accéléré.

[25]            J'accorde des dépens aux demandeurs, mais sur la base de frais entre parties, dépens que je fixe, en vertu du paragraphe 400(4) des Règles des Cours fédérales, à la somme globale de 2 500 $.

                                        ORDONNANCE

La demande est accueillie, avec dépens fixés à 2 500 $. Le ministre doit rendre une décision concernant les demandes de résidence permanente de Bhupender Singh, Kulvinderjit Kaur et Simranjit Kaur d'ici le 24 septembre 2005. Il n'y a aucune question d'importance générale à certifier.

« Sean Harrington »

                                                                                                     Juge                            

Traduction certifiée conforme

Christiane Bélanger, LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-1864-04

INTITULÉ:                BHUPENDER SINGH, KULVINDERJIT KAUR ET

SIMRANJIT KAUR

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            Le 14 AVRIL 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE HARRINGTON

EN DATE DU :         21 AVRIL 2005

COMPARUTIONS :

David Orman                                                     POUR LES DEMANDEURS

Tamrat Gebeyehu                                              POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Orman                                                     POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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