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Date : 20220603


Dossier : IMM-3495-20

Référence : 2022 CF 822

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2022

En présence de monsieur le juge Pamel

ENTRE :

GUYSON TELUSME

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Guyson Telusme, est un citoyen d’Haïti qui allègue craindre pour sa vie et sa sécurité s’il retourne dans son pays d’origine, car des hommes à la solde du pouvoir le rechercheraient à cause de son allégeance politique et pour avoir exprimé publiquement son opinion politique. Il demande le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] en date du 30 juillet 2020 qui a refusé de lui accorder le statut de réfugié en raison de l’invraisemblance de son récit ainsi que d’une contradiction et d’omissions importantes relevées dans les éléments de preuve et son témoignage.

[2] Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que la demande de contrôle judiciaire devrait être rejetée.

II. Contexte

[3] M. Telusme est né à Léogâne en Haïti. En 2009, il se serait impliqué activement avec son frère dans la campagne présidentielle de Mme Mirlande Manigat qui se présentait comme candidate du parti Rassemblement des démocrates nationaux progressistes [RDNP]. Après la défaite de Mme Manigat aux élections, M. Telusme aurait critiqué ouvertement à ses collègues la mauvaise gestion du gouvernement. Ces déclarations auraient déplu aux partisans du régime en place qui auraient menacé M. Telusme à plusieurs reprises pour qu’il cesse de s’exprimer contre le gouvernement sous peine d’atteinte à sa vie.

[4] Le 12 mars 2013, trois individus non identifiés se seraient rendus chez M. Telusme durant son absence. Il aurait appelé la police qui ne se serait jamais présentée sur les lieux. Quelques mois plus tard, dans la nuit du 27 au 28 juin 2013, des individus seraient entrés par effraction chez M. Telusme alors qu’il dormait ailleurs. Il aurait à nouveau appelé la police, mais aucun suivi n’aurait été fait en raison du lien entre les auteurs de l’effraction et le parti au pouvoir. En réaction à ces événements, M. Telusme se serait réfugié chez son père.

[5] Le 10 juillet 2013, des individus auraient tiré sur M. Telusme et son frère alors qu’ils se trouvaient dans la cour de leur père. M. Telusme n’aurait été qu’effleuré par une balle et aurait réussi à prendre la fuite; malheureusement, son frère aurait été atteint d’une balle et serait décédé sur place. Des policiers se seraient rendus sur les lieux afin de constater le décès, mais n’auraient pas entrepris d’enquête sur les circonstances du décès. M. Telusme se serait alors réfugié à Arcahaie, mais aurait continué à recevoir des menaces par téléphone. De plus, des individus auraient approché son père et son cousin afin de savoir où se trouvait M. Telusme.

[6] Ainsi, M. Telusme a quitté Haïti par bateau en direction des États-Unis le 31 août 2013. Il affirme ne pas avoir présenté de demande d’asile aux États-Unis parce qu’à ce moment il n’avait pas les moyens financiers. Il a été en mesure de travailler aux États-Unis grâce à un permis de travail renouvelable annuellement. Quatre ans plus tard, en 2017, avec l’arrivée d’une nouvelle administration au pouvoir, M. Telusme craignait d’être déporté. Il s’est donc rendu au Canada le 17 août 2017 et a présenté une demande pour obtenir le statut de réfugié.

[7] Dans une décision datée du 9 avril 2019, la Section de la protection des réfugiés [SPR] n’a accordé aucune crédibilité au témoignage de M. Telusme et, en conséquence, a conclu qu’il n’était pas un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger. La SPR a relevé une invraisemblance, une contradiction et une omission dans les éléments de preuve et la SPR n’a pas été satisfaite des explications données par M. Telusme lors de l’audience. Ainsi, la SPR a conclu que le témoignage entier de M. Telusme n’était pas crédible.

[8] La SPR n’a accordé aucune force probante au procès-verbal extrait des registres du tribunal de paix d’Haïti après avoir relevé une invraisemblance dans celui-ci. M. Telusme avait affirmé lors de son témoignage que son frère serait mort à 16 h le 10 juillet 2013, mais le procès-verbal indique que le juge de paix aurait constaté la mort de son frère entre 10 h 30 du matin et 11 h du matin, prédisant ainsi sa mort qui ne serait survenue que 5 heures plus tard. La SPR n’a pas été satisfaite des explications de M. Telusme voulant qu’au moment de l’incident tout le monde croyait que son frère était décédé, mais qu’il respirait toujours et serait décédé quelques heures plus tard. La SPR indique avoir laissé à M. Telusme le temps nécessaire au début de l’audience pour qu’il lise les pièces qu’il avait déposées et qu’il affirme sous serment les avoir lues et qu’il atteste de leur véracité et de l’exactitude de leur contenu. Pour cette raison, la crédibilité de M. Telusme a été très lourdement entachée.

[9] De plus, la SPR a relevé une contradiction entre le nom du parti RDNP inscrit sur les documents fournis par M. Telusme – sur sa carte d’identité du parti et sur son attestation de membre – et le nom du parti trouvé dans la preuve documentaire objective. Selon la SPR, le RDNP est un parti politique « relativement important » qui n’aurait pu commettre la même erreur dans son propre nom dans deux documents distincts émis à deux années d’intervalle. Pour cette raison, la SPR a conclu que la crédibilité de M. Telusme était très lourdement entachée et n’a accordé aucune force probante à la carte d’identité et l’attestation de membre.

[10] La SPR a aussi relevé une omission importante dans le récit écrit de M. Telusme. Durant l’audience, il a été en mesure d’identifier deux des personnes qui le rechercheraient en Haïti – dont un ex-commissaire devenu député de Léogâne – alors qu’il avait omis de fournir leurs identités dans son récit écrit. La SPR a conclu que la crédibilité de M. Telusme était fortement entachée par cette omission. De plus, la SPR n’a accordé aucune force probante à la plainte qu’il a déposée à la police puisqu’il n’y a pas fourni l’identité de ses agents persécuteurs.

[11] Enfin, M. Telusme a soulevé qu’advenant un retour en Haïti, il serait perçu comme une personne riche en raison de son profil d’Haïtien revenant de l’étranger et qu’il risquerait donc d’être enlevé. La SPR a conclu que le risque que M. Telusme court est un risque généralisé en Haïti.

[12] À l’instar de la SPR, la SAR n’a accordé aucune crédibilité au témoignage de M. Telusme en raison de l’invraisemblance, de la contradiction et de l’omission importante relevées dans les éléments de preuve. M. Telusme a soutenu devant la SAR que la SPR avait donné trop de poids à l’invraisemblance trouvée dans le procès-verbal et n’avait pas pris en compte l’inefficacité des tribunaux en Haïti. La SAR n’a pas été convaincue par les arguments et explications de M. Telusme :

[24] La SAR juge que l’invraisemblance apparaît à la face même de l’extrait des registres du greffe puisqu’il précise que le constat aurait été clos à 11 h du matin tout en rapportant un incident survenu plusieurs heures plus tard. À l’instar de la SPR, elle est d’avis que l’appelant n’a pas fourni une explication satisfaisante de celle-ci. Contrairement à ce que prétend l’appelant dans son mémoire, ce n’est pas l’inefficacité du traitement des plaintes par les juges de paix qui est en cause ici. C’est le contenu invraisemblable de l’information contenue dans un document qui l’est.

[…]

[27] La SAR est d’avis qu’on ne peut parler d’une simple erreur relevant de l’inefficacité. Le chiffre 4 n’est pas suivi d’un acronyme comme pm ou am, et le mot « après-midi » est écrit intégralement. C’est d’ailleurs aussi le cas pour l’heure d’arrivée du juge et l’heure à laquelle il a clos le procès-verbal et l’a signé. Il est indiqué en lettre « DIX heures TRENTE minutes du matin » pour l’heure d’arrivée, et « ONZE heures du matin » pour l’heure de signature.

[13] De plus, la SAR a constaté une anomalie supplémentaire dans le procès-verbal contredisant son témoignage : M. Telusme avait témoigné qu’il ne connaissait pas l’identité de la personne qui avait contacté le juge de la paix, alors qu’il est pourtant inscrit dans le procès-verbal que le juge de paix se serait déplacé « sur la réquisition verbale » de M. Telusme et qu’il se serait déplacé vers les lieux en sa compagnie.

[14] La SAR n’a accordé aucune valeur probante à la carte d’identité et l’attestation de membre de M. Telusme. Ce dernier a soumis à titre de nouvelle preuve des pages d’un extrait de l’onglet 1.2 du Cartable national de documentation [CND] d’Haïti du 28 juin 2007 qui inclut une liste des partis politiques d’Haïti indiquant le nom complet de RDNP comme étant « Rassemblement des démocrates nationalistes et progressistes » [je souligne]. La SAR a conclu que cet extrait du CND satisfaisait aux critères du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, et qu’il était crédible, pertinent et nouveau. Cependant, selon la SAR, la nouvelle preuve n’appuie pas la thèse de M. Telusme parce que le nom du parti reste différent de celui trouvé sur ses documents soumis en preuve. De plus, la SAR a relevé une autre anomalie dans ces documents : le prénom du secrétaire général est inscrit comme étant « Lesly » alors qu’il aurait dû se lire « Leslie ». La SPR a interrogé M. Telusme à ce sujet et la SAR, après l’écoute des enregistrements de l’audience, a conclu que ses explications n’étaient pas satisfaisantes.

[15] La SAR a également tiré une inférence négative quant à la crédibilité de M. Telusme en raison de son omission de nommer dans son récit écrit l’identité des personnes le recherchant. La SAR se serait attendue à ce que son récit comporte le nom des personnes qui l’auraient menacé et qu’il craint. La SAR a également noté que M. Telusme avait indiqué, au début de l’audience devant la SPR, que le contenu de son formulaire de Fondement de la demande d’asile était « complet, exact et véridique » et que la SPR lui avait donné l’occasion d’ajouter des informations ou de modifier toute information qu’il avait indiquée dans ce formulaire. La SAR n’a également accordé aucune force probante à la plainte qu’il a déposée à la police puisqu’il n’y a pas fourni l’identité de ses agents persécuteurs.

[16] Enfin, M. Telusme n’a pas contesté la conclusion de la SPR quant au risque qu’il courrait s’il retournait en Haïti en raison de la perception de richesse rattachée aux Haïtiens revenant de l’étranger. La SAR n’a pas relevé d’erreurs dans la conclusion de la SPR sur ce point.

III. Question en litige et norme de contrôle

[17] La présente demande de contrôle judiciaire soulève une seule question : la décision de la SAR est-elle raisonnable? Les conclusions de la SAR portant sur la crédibilité de M. Telusme doivent être examinées selon la norme de contrôle du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17).

IV. La décision de la SAR n’est pas déraisonnable

[18] M. Telusme soutient qu’il aurait dû bénéficier d’une présomption selon laquelle la persécution dont il ferait l’objet était probable et sa crainte justifiée, que la SAR n’a pas analysé en détail sa situation et le rôle que joue l’État dans sa persécution, que la SAR a omis de considérer l’ensemble de son témoignage au regard de la situation haïtienne et que la SAR a accordé trop d’importance à des « futilités » trouvées dans la preuve en omettant de considérer la situation en Haïti.

[19] Tout d’abord, il convient de rappeler que la crédibilité de M. Telusme était la question déterminante devant la SAR. M. Telusme se fonde sur la décision de la Cour suprême du Canada dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], pour affirmer qu’il devait bénéficier d’une présomption selon laquelle sa crainte était justifiée. Cependant, cette présomption s’applique plutôt lorsque le demandeur a démontré qu’il éprouve une crainte subjective d’être persécuté qui est objectivement justifiée et lorsqu’il y a une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État de protéger le demandeur (Ward aux pp 723, 726). Tel n’est pas le cas en l’espèce.

[20] Ensuite, M. Telusme se réfère à des rapports du Comité des droits de l’homme des Nations Unies et de l’Institute for Justice & Democracy in Haiti pour démontrer le traitement réservé aux personnes supportant le RDNP en Haïti par la police et les autorités politiques. Ces documents ne se trouvent pas dans le CND. Cependant, et de toute manière, ces rapports ne viennent pas répondre aux problèmes de crédibilité soulevés par la SAR.

[21] Concernant l’argument de M. Telusme selon lequel la SAR n’aurait pas dû accorder trop d’importance à des détails trouvés dans le procès-verbal, le ministre soulève, avec raison, que l’invraisemblance relevée dans ce document portait sur un élément touchant au cœur du récit de M. Telusme, c’est-à-dire, le moment où les agents persécuteurs se seraient attaqués à lui et auraient tué son frère (Garay Moscol c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 657 au para 21). De plus, M. Telusme n’aborde pas le fait qu’il a omis de révéler l’identité des agents persécuteurs dans son récit écrit, un autre élément qui a contribué au rejet de sa demande de protection.

[22] Je suis d’avis que les arguments du demandeur ne soulèvent aucune erreur susceptible de contrôle. La SAR a énoncé en détail les motifs de ses conclusions sur la crédibilité de M. Telusme et je conclus que la décision est raisonnable.

V. Conclusion

[23] Je refuserais la demande de contrôle judiciaire.

 


JUGEMENT au dossier IMM-3495-20

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé de la cause doit être modifié de manière à orthographier correctement le nom du demandeur en remplaçant Guyson Telsume par Guyson Telusme.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3495-20

 

INTITULÉ :

GUYSON TELUSME c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AFFAIRE ENTENDUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 juin 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Fedor Kyrpichov

Pour le demandeur

Me Sonia Bédard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fedor Kyrpichov, avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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