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Date : 20220603


Dossier : IMM‑1943‑21

Référence : 2022 CF 820

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2022

En présence de madame la juge Fuhrer

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

OLAOLUWA IGE AREGBESOLA

TITILAYO ADEFISOLA AREGBESOLA

GEORGE EYITAYO AREGBESOLA

EUNIC ADYOADE AREGBESOLA

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les défendeurs sont des citoyens du Nigéria et forment une famille de deux adultes et de deux enfants mineurs. Ils ont fui le Nigéria et demandé l’asile au Canada parce qu’ils craignent les bouviers peuls qui les ont pris pour cible en raison d’un différend foncier.

[2] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] a conclu que les défendeurs disposent d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable à Port Harcourt. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la CISR a admis de nouveaux éléments de preuve présentés par les défendeurs (qui étaient constitués principalement de deux articles de presse relatant le même événement, au cours duquel les bouviers peuls auraient enlevé et tué un candidat politique de Port Harcourt) et a fait droit à leur appel, concluant qu’ils avaient qualité de réfugiés au sens de la Convention. Plus précisément, le tribunal a conclu que les défendeurs étaient crédibles et qu’ils étaient exposés à une possibilité sérieuse de persécution dans l’ensemble du Nigéria à la lumière des nouveaux éléments de preuve admis.

[3] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la SAR et soulève les questions relatives à l’admission des éléments de preuve par la SAR, en contravention du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], et au caractère raisonnable de la conclusion selon laquelle Port Harcourt ne constitue pas une PRI viable pour les défendeurs. Les dispositions pertinentes de la LIPR sont reproduites à l’annexe « A ».

[4] Nul ne conteste que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer à chacune de ces questions est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 25, 65 et 66; Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1022 [Singh] aux para 36‑42; Qaddafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 629 au para 19. J’estime qu’aucune des situations dans lesquelles la présomption d’application de cette norme de contrôle peut être réfutée n’est présente en l’espèce : Vavilov, précité, au para 17.

[5] Après examen du dossier dont la Cour est saisie, y compris les observations écrites et orales des parties ainsi que le droit applicable, je conclus que la décision de la SAR d’admettre les nouveaux éléments de preuve présentés par les défendeurs en appel n’était pas justifiée dans le contexte du cadre juridique applicable et qu’elle a rendu déraisonnable sa conclusion selon laquelle la PRI n’est pas viable. Ainsi, pour les motifs exposés plus en détail ci‑après, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Analyse

A. La décision de la SAR d’admettre les éléments de preuve des défendeurs n’est pas raisonnable

[6] J’estime que la SAR a commis une erreur en concluant que les nouveaux éléments de preuve présentés par les défendeurs n’étaient pas normalement accessibles et que les défendeurs ne les auraient pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment où la SPR a rendu sa décision. Contrairement à ce que prétendent les défendeurs, le demandeur ne demande pas à la Cour de réexaminer les nouveaux éléments de preuve, il lui demande plutôt de déterminer si l’évaluation de la SAR était raisonnable dans les circonstances, compte tenu du cadre juridique applicable.

[7] Je suis d’avis que la décision de la SAR démontre que cette dernière comprenait les critères applicables à l’admission de nouveaux éléments de preuve qui sont énoncés au paragraphe 110(4), mais qu’elle ne les a pas appliqués correctement. Comme l’a rappelé la Cour d’appel fédérale, les conditions d’admissibilité énoncées au paragraphe 110(4) de la LIPR sont incontournables et ne laissent place à aucune discrétion de la part de la SAR. En outre, cette disposition doit être interprétée de façon restrictive, car elle déroge au principe général suivant lequel la SAR procède sans tenir d’audience en se fondant sur le dossier dont disposait la SPR : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 au para 35.

[8] Il importe également de tenir compte du cadre institutionnel, en ce sens que, pour être raisonnable, la décision de SAR doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles, y compris l’historique de l’instance, auxquelles le décideur était assujetti : Vavilov, précité, aux para 85 et 91. J’estime que cette cohérence fait défaut en l’espèce pour plusieurs raisons.

[9] Les articles admis en preuve ne sont pas nouveaux sur le plan temporel; ils ont été publiés environ six mois avant l’audience de la SPR. Or, la SAR a admis ces articles sur le fondement qu’ils n’étaient pas, au moment de la décision de la SPR, normalement accessibles et qu’il aurait été déraisonnable de s’attendre, dans les circonstances, à ce que les défendeurs les présentent. La SAR a reconnu que les défendeurs auraient pu prévoir que la question de la PRI serait déterminante. Je suis néanmoins convaincue que la SAR a commis une erreur en admettant les éléments de preuve aux motifs que les défendeurs n’ont pas été avisés avant l’audience de la SPR que Port Harcourt serait envisagé comme PRI potentielle, et que la SPR a rendu sa décision rapidement. J’estime que la SAR a également commis une erreur en concluant que les éléments de preuve pouvaient être admis au motif que, même si, à l’audience, la SPR n’a pas accepté la preuve des défendeurs concernant leur sécurité à Port Harcourt, elle a jugé que ces derniers étaient crédibles à tous les autres égards.

[10] J’estime que la SAR a confondu la question de savoir s’il aurait été déraisonnable de s’attendre, dans les circonstances, à ce que les articles soient accessibles avec celle de savoir s’ils étaient, en réalité, normalement accessibles, ce qui s’est traduit par une absence de justification quant à la dernière conclusion. Les articles ont été trouvés en ligne. Le défendeur Olaoluwa Aregbesola, qui a souscrit l’affidavit par la voie duquel les articles ont été soumis à la SAR, a admis que les recherches qu’il avait effectuées préalablement à l’audience relative à sa demande d’asile n’étaient pas exhaustives et qu’il aurait pu repérer les articles et les présenter en preuve avant l’audience. La SAR n’ayant pas expliqué pourquoi, à la lumière d’un tel aveu, elle a jugé que les articles n’étaient pas normalement accessibles, je suis d’avis que cette conclusion particulière de la SAR n’est pas justifiée.

[11] En ce qui concerne la question de savoir s’il aurait été déraisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce que les articles soient accessibles, je conviens avec le demandeur que la SPR n’a pas l’obligation de soulever la question de la PRI avant la tenue de l’audience relative à la demande d’asile, car cette question est inhérente aux demandes d’asile : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CarswellNat 162 [Rasaratnam] au para 9, [1991] ACF no 1256; Figueroa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 521 [Figueroa] au para 25. En d’autres termes, les demandeurs d’asile doivent s’attendre à ce que cette question soit soulevée et doivent être prêts à présenter des éléments de preuve et des observations en conséquence à l’audience pour le cas où la SPR aborderait la question de manière expresse, comme en l’espèce : Rasaratnam, au para 12. En effet, c’est au demandeur d’asile qu’il incombe de présenter au mieux les raisons pour lesquelles il estime avoir qualité de réfugié ou de personne à protéger : Figueroa, au para 20 : Cabdi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 26 au para 24.

[12] En outre, la SAR n’a pas expliqué pourquoi elle considérait comme [TRADUCTION]°« courte » la période de 34 jours qui s’est écoulée entre la tenue de l’audience et la date à laquelle la SPR a rendu sa décision; à mon sens, cette conclusion est incompréhensible au vu du cadre institutionnel et des circonstances de la présente affaire. Plus particulièrement, le paragraphe 10(8) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, prévoit que la SPR doit rendre une décision et donner les motifs de la décision de vive voix à l’audience, à moins qu’il ne soit pas possible de le faire. Il y a lieu également de comparer ce délai avec la période de trois jours – entre la survenue d’un événement pertinent seulement quelques jours après la tenue de l’audience et la date à laquelle la SPR a rendu sa décision huit jours après l’audience – qui était en cause dans Ogundipe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 771 aux para 26 et 27. Nul ne conteste que les articles de presse nouvellement présentés en l’espèce sont antérieurs à l’audience de la SPR d’environ six mois et que les défendeurs disposaient d’un délai supplémentaire d’un mois après la tenue de l’audience pour repérer ces articles et les présenter en preuve. Dans ce contexte, le fait que la SAR a jugé que cette période de 34 jours était courte – et qu’elle n’a pas, de surcroît, expliqué pourquoi – m’apparaît incompréhensible.

[13] Je souligne, par ailleurs, que la SPR ne doutait pas de la crédibilité des défendeurs; elle était plutôt préoccupée par le caractère insuffisant des éléments de preuve présentés pour établir que les bouviers peuls pourraient retrouver les défendeurs à Port Harcourt. La SPR n’a pas mis en doute l’allégation des défendeurs selon laquelle les bouviers peuls les avaient retrouvés à Lagos. Toutefois, comme les défendeurs ne savaient pas trop comment cela s’était produit, la SPR a jugé que le fait qu’ils avaient déjà été retrouvés à Lagos n’était pas suffisant pour établir que les bouviers peuls pourraient les retrouver à Port Harcourt.

[14] En somme, je suis convaincue que les motifs avancés par la SAR pour justifier l’admission des nouveaux éléments de preuve des défendeurs ne se « tiennent pas » et que, par conséquent, la décision n’est pas raisonnable : Vavilov, précité, au para 104. Bien que ces erreurs me permettent, à elles seules, de disposer de la demande de contrôle judiciaire, j’examinerai brièvement la question de savoir si la conclusion de la SAR selon laquelle la PRI n’est pas viable est déraisonnable.

B. La conclusion de la SAR selon laquelle la PRI n’est pas viable est déraisonnable

[15] Les défendeurs font valoir que, même si la SAR a admis à tort les éléments de preuve en cause, sa décision n’en demeure pas moins transparente et justifiée si l’on fait abstraction du paragraphe 20 dans lequel elle examine les éléments de preuve et détermine leur incidence. Je ne peux souscrire à cet argument. La Cour suprême a pris soin de préciser qu’« il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat » : Vavilov, précité, au para 96 (citant Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 aux para 26‑28).

[16] Je conviens avec le demandeur que, puisque la SAR s’est appuyée sur les articles qu’elle a déraisonnablement admis en preuve pour conclure que Port Harcourt ne constituait pas une PRI viable pour les défendeurs, il est impossible de savoir si la SAR serait arrivée à la même conclusion en l’absence de ces éléments de preuve, de sorte que l’intervention de la Cour est justifiée. Pour la même raison, je suis d’avis qu’il est impossible pour la Cour de savoir quelle justification la SAR fournirait à l’appui de sa conclusion en l’absence des éléments de preuve qu’elle a admis. Dans les circonstances, j’estime qu’il n’est pas nécessaire que j’examine les autres observations des parties sur cette question, y compris ce qui m’apparaît être des demandes visant à apprécier à nouveau la preuve, ce qui n’est pas le rôle de la Cour : Vavilov, précité, au para 125.

III. Conclusion

[17] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de la SAR, dans son ensemble, est déraisonnable et, par conséquent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire du demandeur. La décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[18] Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier, et j’estime que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1943‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie.

  2. La décision du 24 février 2021 de la Section d’appel des réfugiés, dans sa version modifiée du 26 février 2021, est annulée.

  3. La présente affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

« Janet M. Fuhrer »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


Annexe « A » : Dispositions pertinentes

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27)
Immigration and Refugee Protection Act, SC 2001, c 27

Appel devant la Section d’appel des réfugiés

Appeal to Refugee Appeal Division

Appel

Appeal

110 (1) Sous réserve des paragraphes (1.1) et (2), la personne en cause et le ministre peuvent, conformément aux règles de la Commission, porter en appel — relativement à une question de droit, de fait ou mixte — auprès de la Section d’appel des réfugiés la décision de la Section de la protection des réfugiés accordant ou rejetant la demande d’asile.

110 (1) Subject to subsections (1.1) and (2), a person or the Minister may appeal, in accordance with the rules of the Board, on a question of law, of fact or of mixed law and fact, to the Refugee Appeal Division against a decision of the Refugee Protection Division to allow or reject the person’s claim for refugee protection.

Éléments de preuve admissibles

Evidence that may be presented

(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

 

 

Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2012‑256)
Refugee Protection Division Rules (SOR/2012‑256)

Déroulement d’une audience

Conduct of a Hearing

Décision de vive voix et motifs

Oral decision and reasons

10 (8) Le commissaire de la Section rend une décision et donne les motifs de la décision de vive voix à l’audience, à moins qu’il ne soit pas possible de le faire.

10 (8) A Division member must render an oral decision and reasons for the decision at the hearing unless it is not practicable to do so.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1943‑21

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c OLAOLUWA IGE AREGBESOLA, TITILAYO ADEFISOLA AREGBESOLA, GEORGE EYITAYO AREGBESOLA, EUNIC ADYOADE AREGBESOLA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FUHRER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LE DEMANDEUR

Adam Wawrzkiewicz

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Adam Wawrzkiewicz

Lewis and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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