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Date : 20220527


Dossier : IMM‑3493‑21

Référence : 2022 CF 771

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 27°mai°2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

ABDIRASAAK IBRAHIM HASSAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision [la décision] rendue le 12 mai 2021 par laquelle la Section de l’immigration [la SI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a conclu que le demandeur est un résident permanent du Canada qui est interdit de territoire pour criminalité organisée. Le même jour, la SI a également pris une mesure d’expulsion à l’encontre du demandeur.

[2] La SI a rendu la décision au titre de l’alinéa 37(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Elle a pris la mesure d’expulsion au titre de l’alinéa 229(1)e) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227.

[3] Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus, après avoir appliqué les principes énoncés dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, que le demandeur n’a pas démontré que la décision de la SI était déraisonnable.

[4] Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

I. Contexte et décision de la SI.

[5] Le demandeur est un citoyen de la Somalie. Il est entré au Canada à titre de résident permanent le 20 septembre 2021 à l’âge de 15 ans.

[6] Le 11 octobre 2018, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada a établi un rapport au titre du paragraphe 44(1) de la LIPR, concluant que le demandeur pouvait être interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 37(1)a). Cette disposition est ainsi libellée :

Interdictions de territoire

 

Inadmissibility

 

Criminalité organisée

 

Organized criminality

 

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan.

 

37(1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible for misrepresentation

being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern.

[7] Dans une décision datée du 12 mai 2021 qui a été rendue au titre du paragraphe 44(2) de la LIPR, un délégué du ministre a déféré l’affaire en vue d’une enquête devant la SI.

[8] Dans sa décision, la SI a pris en compte la question de savoir si le demandeur était interdit de territoire au Canada pour criminalité organisée parce qu’il était ou avait été membre d’un gang de rue connu sous les noms suivants : SB‑47 (Somali Boyz 47), le groupe de voleurs sud‑africain (SARC) ou groupe de voleurs de Surrey. Le groupe aurait commis de nombreux vols et attaques en bande dans la rue visant des appareils électroniques et d’autres biens personnels. Les incidents se sont produits principalement à Surrey, en Colombie‑Britannique, et parfois en d’autres lieux dans le Lower Mainland.

[9] La SI a d’abord pris en compte le témoignage d’un gendarme à la retraite et le témoignage du demandeur. Elle a ensuite examiné ce qui semble être un résumé du renseignement préparé par la GRC de Burnaby en août 2014 et le contenu de rapports de police établis entre juin 2014 et février 2016.

[10] Le rapport de renseignement désignait huit personnes qui étaient membres du SARC, dont le demandeur. Il décrivait plus d’une douzaine de vols commis dans la rue au cours d’une période de deux à trois mois, chaque fois avec une violence accrue.

[11] À l’issue de son examen des rapports de police, la SI a mis en relief les éléments qui suivent :

  • Rapports d’incident du 17 octobre 2015 : vol violent commis au Granville Mall, dans le centre‑ville de Vancouver. Un groupe d’hommes ont bloqué le passage sur le trottoir d’une personne qui a ensuite été menacée, poursuivie et agressée violemment sans provocation. Après l’agression, la victime a découvert qu’elle n’avait plus son téléphone cellulaire. Des policiers ont arrêté un groupe d’hommes en bordure d’un parc du centre‑ville. L’un d’eux était le demandeur, qui a tenté d’échapper à la police, a résisté à son arrestation et s’est battu avec les policiers. Le téléphone cellulaire a été récupéré dans le parc. La SI a constaté que, comme les noms avaient été caviardés dans le rapport, il était difficile d’associer cet événement avec l’une ou l’autre des personnes désignées comme étant membres de SB‑47. De plus, le ministre n’a présenté aucun élément de preuve relatif à une déclaration de culpabilité qui aurait pu découler de l’incident.

  • Rapports d’incident du 26 février 2016 : ces rapports concernaient le demandeur et deux autres hommes identifiés dans le rapport de renseignement, dont l’un était considéré comme étant le chef du gang de rue. La police répondait à un signalement de vol d’un sac à dos. Un groupe d’hommes s’était adressé à la victime pour acheter de la cocaïne. Après le départ de ces hommes, la victime a remarqué qu’elle n’avait plus son sac à dos. Elle a trouvé les hommes attablés dans un restaurant à service rapide. Les policiers sont arrivés sur les lieux et ont trouvé le sac à dos de la victime et son contenu en la possession des hommes. Le chef détenait l’ordinateur portable de la victime. Des séquences vidéo du restaurant montraient le demandeur en possession du sac à dos à divers moments. Les suspects ont été arrêtés, mais il n’y avait pas d’élément de preuve relatif à une déclaration de culpabilité.

  • Rapports d’incident du 8 octobre 2015 : le demandeur et deux autres suspects ont distrait une femme qui jouait du piano à un atrium dans le centre‑ville de Vancouver. Ils lui ont volé son sac à main. Le demandeur a été identifié à partir d’une vidéo et, lorsque la police l’a arrêté dans un parc à proximité, il était en possession des biens de la victime, y compris sa carte de crédit. Le demandeur a été arrêté pour vol et pour possession de biens volés. Le ministre n’a présenté aucun élément de preuve relatif à une déclaration de culpabilité.

  • Rapports d’incident du 1er novembre 2014 : le demandeur a été trouvé en possession d’un découpoir, en contravention avec sa probation. Le ministre n’a présenté aucun élément de preuve relatif à une déclaration de culpabilité.

  • Rapports d’incident du 15 février 2016 : le demandeur a été arrêté au Granville Mall, à Vancouver, après une poursuite à pied. Il a été trouvé en possession d’une fausse arme à feu noire et de cocaïne présumée. Il a été arrêté pour manquement à un engagement, manquement à une ordonnance de probation, possession d’une substance désignée et entrave. Le ministre n’a présenté aucun élément de preuve relatif à une déclaration de culpabilité qui aurait pu découler de l’incident.

  • Rapport d’incident du 9 juin 2014 : le rapport d’incident fortement caviardé relatait de multiples vols qualifiés commis en juin 2014, près des gares de Skytrain à Burnaby. Le demandeur a été retrouvé parce qu’il correspondait à la description de l’origine ethnique et des vêtements de l’un des suspects. Il avait manqué à un couvre‑feu et il était en possession d’un téléphone cellulaire qui avait été déclaré volé par l’une des victimes. Le ministre n’a présenté aucun élément de preuve relatif à des déclarations de culpabilité qui auraient pu découler de l’incident.

[12] La SI a souligné qu’un résumé de la criminalité du demandeur ne figurait pas dans la preuve du ministre. Bien qu’il ne fasse aucun doute que le demandeur a été accusé à maintes reprises de crimes contre les biens, il est difficile de savoir si l’une ou l’autre de ces accusations a abouti à une déclaration de culpabilité.

[13] Après cet examen de la preuve, la SI a analysé deux questions : premièrement, y avait‑il une organisation criminelle? Deuxièmement, le demandeur était‑il membre de l’organisation ou avait‑il participé à ses activités? La réponse aux deux questions était oui.

[14] Au sujet de la première question, la SI était convaincue qu’il y avait une structure organisationnelle de l’organisation criminelle présumée. Elle a conclu que : « [l]es participants aux activités de l’organisation ont été identifiés au moyen d’un examen coordonné des rapports de police et de l’établissement de liens entre des personnes particulières impliquées dans le même type de crimes de façon répétée ». C’était cette « association répétitive dans le contexte de crimes semblables qui donn[ait] à penser qu’il y a[vait] un certain degré d’organisation ». La SI a renvoyé à la continuité dans la pratique des crimes, à un groupe de participants qui était toujours le même, à un seul objectif (voler des biens personnels aux victimes), à un territoire défini où l’organisation exerçait ses activités, et l’objectif de celle‑ci était purement criminel et lucratif. Elle était par conséquent convaincue « que le seuil pour établir une structure a[vait] été atteint au moyen d’inférences raisonnablement tirées de la preuve ». Donc, en ce qui concerne la première question, la SI a conclu que ce groupe de personnes était « une organisation criminelle dans la mesure où il s’[était] livré à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles établi par trois personnes ou plus agissant de concert en vue de la perpétration d’actes criminels » punissables sous le régime du Code criminel, LRC, 1985, c C‑46.

[15] Au sujet de la seconde question, la SI a affirmé qu’« [i]l n’y a[vait] pas d’éléments de preuve dignes de foi concernant l’auto‑identification en tant que membre; il n’y a[vait] pas de renseignements confidentiels [...] reliant [le demandeur] à l’organisation; il n’y a[vait] pas d’éléments de preuve concernant des rituels de recrutement [...]; et il n’y a[vait] pas d’identité évidente : pas de symbole de gang, de vêtements distinctifs ou de couleurs de gang que [le demandeur] aurait pu afficher ».

[16] La SI a précisé que « les liens observés par la police avec d’autres membres de gang et sa participation aux activités du gang étaient des éléments importants ». Le gendarme n’a jamais vu directement le demandeur participer à quelque activité criminelle que ce soit, mais il croyait l’avoir vu avec d’autres membres de gang connus en train de se livrer à l’activité préalable consistant à choisir les futures victimes des agressions et des vols. De plus, selon les rapports de police, le demandeur avait participé à de nombreuses reprises à des vols qualifiés et avait été en possession de biens volés aux victimes. Le demandeur était connu pour porter des armes ou de fausses armes. La SI a conclu que les rapports de police créaient des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait participé aux actes criminels associés à l’organisation.

[17] La SI était donc convaincue qu’aux termes du dernier passage de l’alinéa 37(1)a), le demandeur s’était livré « à des activités faisant partie d’un tel plan ». Autrement dit, la SI a conclu que le demandeur s’était livré à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction punissable par mise en accusation.

[18] Le demandeur était par conséquent interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR.

[19] Le demandeur demande à la Cour de revoir la décision en appliquant les principes qui sont énoncés dans l’arrêt Vavilov.

II. Norme de contrôle

[20] La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une évaluation sensible et respectueuse visant à s’assurer qu’une décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12, 13 et 15.

[21] Les motifs fournis par le décideur constituent le point de départ de l’examen : Vavilov, au para 84. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov aux para 91‑96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28‑ 33.

[22] Le contrôle effectué par la Cour s’intéresse au raisonnement suivi et au résultat : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 85, 99, 101, 105‑106 et 194; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100, aux para 24‑35.

[23] La Cour suprême a recensé deux catégories de lacunes fondamentales dans une décision administrative : le manque de logique interne du raisonnement; et le fait qu’une décision soit indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle : Vavilov, au para 101; Société canadienne des postes aux para 32, 35 et 39.

[24] Une erreur mineure ou une lacune accessoire ne justifiera pas qu’une décision soit infirmée. Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit relever dans la décision une erreur qui est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156, au para 36; Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157, au para 13.

[25] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable : Vavilov, aux para 75 et 100; Société canadienne des postes, au para 33.

III. Analyse

[26] Le demandeur fait valoir que la SI a commis trois erreurs susceptibles de contrôle. J’examinerai successivement chaque argument.

[27] En premier lieu, le demandeur a contesté la façon dont la SI a appliqué le critère juridique « des motifs raisonnables de croire », énoncé à l’article 33 :de la LIPR, aux éléments de preuve figurant dans le dossier. Il a soutenu que la SI n’a fourni aucun raisonnement et n’a effectué aucune analyse des éléments de preuve qu’il a présentés pour établir si ceux‑ci répondaient au critère des motifs raisonnables de croire. De plus, il a précisé que la SI a écarté la preuve présentée par le ministre, tout en invoquant les mêmes éléments pour le juger interdit de territoire au titre de l’alinéa 37(1)a). De façon générale, le demandeur a prétendu que la SI n’a fourni aucun raisonnement quant à la façon dont la preuve présentée par le ministre répondait au critère des motifs raisonnables de croire, ou les raisons pour lesquelles une personne raisonnable estimerait que les éléments de preuve sont convaincants et crédibles.

[28] Le défendeur a fait valoir que la SI a effectué un examen approfondi des éléments de preuve, y compris les forces et les faiblesses des deux personnes qui ont témoigné. Il a souligné que la SI a estimé que le demandeur avait été un piètre témoin, qui avait tenté de se présenter sous le meilleur jour possible en déclarant de façon peu convaincante qu’il niait tout ou qu’il avait des pertes de mémoire. De plus, il a affirmé que la SI a effectué un examen approfondi des rapports de police. Malgré un dossier désorganisé et répétitif, dont certains documents étaient lourdement caviardés, la SI a effectué une analyse de quatre pages uniquement sur les rapports d’incident qui étaient pertinents.

[29] Le défendeur a également fait valoir à l’audience que, dans la décision Betancour c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 767, aux para 47‑52, selon la Cour, un mandat d’arrestation aux États‑Unis suffisait pour étayer une conclusion fondée sur le critère « des raisons sérieuses de penser ». Il a affirmé que les circonstances en l’espèce étaient plus solides, en raison de l’intervention de la police, et que les rapports d’incident révélaient que le demandeur avait été trouvé en possession d’une fausse arme à feu, de cocaïne et de biens volés.

[30] J’estime que la SI n’a commis aucune erreur susceptible de révision quant au motif allégué par le demandeur. La SI a énoncé le critère juridique approprié pour évaluer les « motifs raisonnables de croire », tel qu’il est décrit dans l’arrêt Mugesera. Ce critère exige « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stric[t] que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » [...]. La croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi : Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100, au para 114. Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 RCF 344, au para 89. Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Gaytan, 2021 CAF 163, au para 40. La Cour d’appel fédérale a confirmé dans l’arrêt Mahjoub que chaque fait doit seulement être établi selon cette norme : Mahjoub, au para 88.

[31] Il incombait à la SI d’établir si les éléments de preuve étaient suffisamment clairs et convaincants pour démontrer les éléments énoncés à l’alinéa 37(1)a) en fonction du seuil juridique prévu à l’article 33. Les observations formulées par le demandeur ne m’ont pas convaincu que la SI n’a pas appliqué ce critère.

[32] Le défendeur a raison d’affirmer que la SI a estimé que le demandeur était un piètre témoin. Il était loisible à la SI, en tant que juge des faits, de tirer des conclusions quant aux éléments de preuve qu’elle jugeait crédibles et dignes de foi et, plus particulièrement, d’établir si elle se fierait au témoignage du demandeur. La SI n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle en agissant ainsi en l’espèce.

[33] De plus, je ne vois pas, en principe, pour quelle raison la SI ne pouvait pas invoquer les rapports de police, étayés par le témoignage d’un gendarme chevronné, à titre d’éléments de preuve pour établir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que les conditions énoncées à l’alinéa 37(1)a) étaient remplies. Le fait que la SI a relevé des faiblesses dans la preuve présentée par le ministre ne signifie pas nécessairement que la preuve n’était aucunement fiable ou devait être rejetée dans son ensemble.

[34] Je ne souscris pas à l’observation du demandeur selon laquelle la SI a omis de fournir un raisonnement suffisant quant à la façon dont la preuve présentée par le ministre répondait au critère des « motifs raisonnables de croire ». L’ensemble des motifs en 50 paragraphes donnés par la SI abordait cette question — celle de savoir si les éléments de preuve répondaient aux conditions énoncées à l’alinéa 37(1)a) en ce qui concerne le critère des « motifs raisonnables de croire » établi par l’article 33. Il ne fait aucun doute que les motifs donnés par la SI répondaient à l’obligation de présenter une explication motivée pouvant se discerner, et la dépassaient : Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 aux para 7, 32, 64‑66 et 70. De plus, le demandeur n’a pas démontré que les motifs renfermaient un raisonnement inadéquat quant aux « motifs raisonnables de croire » pour satisfaire aux critères relatifs à la justification qui sont décrits dans l’arrêt Vavilov et dans l’arrêt Farrier c Canada (Procureur général), 2020 CAF 25, aux para 13‑14 et 19. Même si le demandeur soutient le contraire, je ne relève aucune lacune dans le raisonnement de la SI qui soulèverait des préoccupations quant au caractère suffisant (Bragg Communications Inc c UNIFOR, 2021 CAF 59, aux para 6 et 9‑11) ou quant à l’intelligibilité (Vavilov, aux para 102‑104).

[35] En deuxième lieu, le demandeur a soutenu que la SI n’a présenté aucun raisonnement clair en ce qui concerne l’existence d’une organisation criminelle. Il est d’avis que la SI a omis d’établir si l’organisation alléguée avait une structure et qu’elle n’a pas expliqué en quoi sa conclusion quant à la continuité dans la pratique satisfaisait à l’obligation d’avoir des motifs raisonnables de croire que l’organisation criminelle était dotée d’une structure.

[36] Le défendeur a fait valoir à ce sujet que la décision de la SI reposait sur les rapports de police. Il a souligné que la SI était très consciente qu’il n’y avait pas de preuve que l’organisation était dotée d’une structure « importante », comme c’était le cas pour, par exemple, les motards. Dans son examen de la structure organisationnelle, la SI a conclu que les rapports de police établissaient des liens entre les participants aux activités de l’organisation, qui se livraient aux mêmes types de crimes de façon répétée. Le défendeur a soutenu que c’était cette association répétitive dans le contexte de crimes semblables qui donnait à penser qu’il y avait un certain degré d’organisation et de continuité dans la pratique : délimiter un territoire pour la journée (près des gares de Skytrain), identifier les victimes, les distraire; les agresser et voler leurs appareils électroniques.

[37] Je souscris en grande partie aux observations formulées par le défendeur. La SI a expressément affirmé qu’elle était « convaincu[e] que le seuil pour établir une structure a[vait] été atteint ». Elle a reconnu que l’organisation en cause était un gang de rue, sans véritable hiérarchie, mais qui reposait sur l’association répétitive de personnes impliquées dans le même type de crimes, desquels de nombreux exemples avaient été présentés. Il y avait un groupe de personnes qui était toujours le même, un but constamment le même, des actes criminels répétés, commis aux mêmes endroits ou à des endroits interreliés. Le seuil pour établir une structure a été atteint « au moyen d’inférences raisonnablement tirées de la preuve ». Le demandeur n’a pas établi de motif permettant de modifier ces inférences en appliquant les principes énoncés dans l’arrêt Vavilov. À la fin de son examen, la SI a établi un lien entre sa conclusion et le libellé de l’alinéa 37(1)a).

[38] Par conséquent, il n’y a aucune raison de modifier la conclusion tirée par la SI à cet égard.

[39] En troisième lieu, le demandeur a contesté la conclusion de la SI selon laquelle il était membre de la prétendue organisation criminelle. Il a soutenu qu’il n’y avait aucune preuve qu’il avait été accusé ou reconnu coupable d’une infraction punissable par mise en accusation en tant que membre de cette prétendue organisation. De plus, il affirme que la SI n’a pas effectué d’analyse expliquant les raisons pour lesquelles ou la façon dont les rapports de police établissaient automatiquement l’obligation d’avoir des motifs raisonnables de croire.

[40] Le défendeur a fait valoir que l’analyse effectuée au regard de l’alinéa 37(1)a) ne concernait pas nécessairement les accusations criminelles, mais bien le comportement criminel en fonction duquel le ministre peut démontrer des motifs raisonnables de croire qu’une personne s’est livrée à un plan d’activités criminelles lié à une organisation criminelle. Il a aussi souligné que la SI avait conclu, sur la foi des rapports de police, que le demandeur avait été vu à de nombreuses reprises en train de participer à des vols ou en possession de bien volés liés aux vols commis par SB‑47.

[41] De plus, le défendeur a soutenu que, sur le plan juridique, l’alinéa 37(1)a) ne requiert pas l’appartenance à une organisation. L’intéressé peut être interdit de territoire, comme c’est le cas en l’espèce, lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’il s’est livré à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction. Le défendeur a aussi soutenu que l’appartenance à un groupe du crime organisé ne nécessitait pas l’existence d’accusations criminelles ou d’une déclaration de culpabilité (en citant l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tran, 2016 CF 760; Castelly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 788 [2009] 2 RCF 327; Odosashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 958, et Lai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 258. Il a affirmé qu’aucun élément de preuve n’est nécessairement déterminant quant à la conclusion selon laquelle une personne se livre à des activités liées à des gangs; il faut examiner la totalité des éléments de preuve pour tirer cette conclusion (en citant la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration,) c Thanaratnam, 2005 CAF122).

[42] En somme, le défendeur a soutenu que les motifs donnés par la SI respectaient la norme établie dans l’arrêt Vavilov. Il estime que le raisonnement de la SI « se tient ». De plus, la SI n’a pas écarté des éléments de preuve pertinents susceptibles d’influer sur son analyse au regard de l’alinéa 37(1)a), particulièrement du fait que, en l’espèce, l’analyse effectuée par la SI portait sur un type de comportement au lieu d’un incident donné.

[43] Pour les motifs qui suivent, je souscris à la position du défendeur.

[44] La SI a reconnu que « [d]ans une organisation criminelle aussi peu organisée, il n’est pas facile de déceler des indices d’appartenance » chez le demandeur. Elle a aussi admis qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve dignes de foi concernant l’auto‑identification en tant que membre ni de renseignements confidentiels liant le demandeur à l’organisation. Le gendarme ne l’a jamais vu directement participer à quelque activité criminelle que ce soit. Toutefois, selon les rapports de police, le demandeur avait été identifié de nombreuses fois en train de participer à des vols qualifiés et, surtout, en possession de biens volés aux victimes : « la carte de crédit d’une victime, le sac à dos d’une autre et, dans un autre cas, un téléphone cellulaire volé ». Le demandeur était connu pour porter des armes ou de fausses armes. La SI a estimé que, même s’il n’avait peut‑être pas été déclaré coupable d’infractions contre les biens relativement à l’un ou l’autre de ces incidents, les rapports de police créaient des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait participé aux actes criminels associés à l’organisation. Pour ces motifs, la SI était convaincue qu’aux termes de la dernière phrase de l’alinéa 37(1)a), le demandeur s’était livré « à des activités faisant partie d’un tel plan ».

[45] Aucune des parties n’a remis en doute le fait que se livrer « à des activités faisant partie d’un tel plan » (comme il a été décrit précédemment dans le libellé de l’alinéa 37(1)a)) pouvait constituer le fondement factuel des « motifs raisonnables de croire » dans cette disposition. Les mentions par la SI de la fausse arme, de la carte de crédit, du sac à dos et du téléphone cellulaire volé renvoyaient à la description faite par la SI des rapports de police antérieurement dans ses motifs, notamment :

  • 8 octobre 2015 : le demandeur a été arrêté pour vol et pour possession de biens volés, dont la carte de crédit de la victime;

  • 26 février 2016 : vidéo du demandeur avec le sac à dos qui venait d’être volé;

  • 9 juin 2014 : le demandeur est en possession du téléphone cellulaire ayant été déclaré volé par une victime après de multiples vols qualifiés près des stations du Skytrain à Burnaby;

  • 15 février 2016: le demandeur est arrêté et est trouvé en possession d’une fausse arme à feu et de cocaïne présumée.

[46] Le demandeur n’a présenté aucune affaire selon laquelle il devait avoir été reconnu coupable d’une infraction criminelle pour que les motifs raisonnables de croire soient établis aux fins de l’article 33 de la LIPR, et n’a produit en principe aucune justification quant à l’obligation de fournir des éléments de preuve de telles condamnations en tant que condition préalable en vertu de ces dispositions. Le défendeur a cité les affaires suivantes à l’appui de la position selon laquelle la LIPR ne requiert pas de condamnations criminelles : Castelly, aux para 25‑26; Odosashvili, aux para 27, 76 et 83.

[47] La SI n’a pas affirmé que les rapports de police fournissaient automatiquement « des motifs raisonnables de croire » et elle n’a pas analysé ceux‑ci d’une façon qui porte à croire qu’elle s’était fiée aveuglément à eux ou qu’elle avait tiré une conclusion irréfléchie. Elle a reconnu les faiblesses dans la preuve du ministre, mais elle n’en était pas moins convaincue que l’ensemble du contenu des nombreux rapports de police correspondait au seuil juridique des motifs raisonnables de croire, avec l’apport du témoignage d’un gendarme chevronné. Il était loisible à la SI de tirer cette conclusion eu égard à l’ensemble de la preuve : Thanaratnam, aux para 32‑34; Nagulathas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1159, aux para 29 et 34.

[48] Par conséquent, je conclus que le demandeur n’a pas établi de motif justifiant l’intervention de la Cour : Vavilov, aux para 99‑101, 102‑104 et 125‑126.

IV. Conclusion

[49] Par conséquent, la demande est rejetée. Aucune partie n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel, et aucune ne sera énoncée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3493‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel aux termes de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3493‑21

INTITULÉ :

ABDIRASAAK IBRAHIM HASSAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (C.‑B.)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 NOVEMBRE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Gurpreet Badh

POUR LE DEMANDEUR

 

Edward Burnet

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gurpreet Badh

Avocat

Surrey (C.‑B.)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Arshana Lalani

Procureur général du Canada

Vancouver (C.‑B.)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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