Dossier : IMM-290-21
Référence : 2022 CF 769
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 27 mai 2022
En présence de monsieur le juge Favel
ENTRE :
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THEEPAN KULANAYGAM
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Nature de l’affaire
[1] Theepan Kulanaygam [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 4 janvier 2021 par laquelle un agent d’immigration [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en vertu de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Contexte
[3] Le demandeur est un homme tamoul et citoyen sri lankais de 39 ans. Il est entré au Canada le 20 juillet 2011 et a immédiatement demandé l’asile. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande d’asile en février 2012. En octobre 2012, notre Cour a rejeté sa demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR.
[4] En 2013, le demandeur a présenté sa première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et sa demande d’examen des risques avant renvoi [l’ERAR], qui ont toutes deux été rejetées. Le demandeur a sollicité le contrôle judiciaire des deux décisions. En février 2014, notre Cour a accordé un sursis d’exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur en attendant l’issue du contrôle judiciaire de la décision relative à l’ERAR. Notre Cour a rejeté les deux demandes de contrôle judiciaire en décembre 2013 et en janvier 2015, respectivement.
[5] Après le rejet de deux demandes de report du renvoi en décembre 2016 et janvier 2017, le demandeur ne s’est pas présenté pour le cautionnement et pour prendre des dispositions avec l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] quant à son renvoi. Un mandat d’arrêt a par la suite été délivré à son encontre le 10 janvier 2017.
[6] Le demandeur a présenté une nouvelle demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 13 décembre 2018, qui constitue le fondement du présent contrôle judiciaire. Dans sa demande, le demandeur a fait valoir qu’il serait maltraité par les forces de sécurité sri‑lankaises s’il retournait au Sri Lanka, notamment parce que ces dernières avaient déjà contacté sa famille au sujet de son affiliation présumée avec les anciens Tigres de libération de l’Eelam tamoul [les TLET]. Le demandeur a également fait valoir que son établissement au Canada justifiait une dispense pour considérations d’ordre humanitaire en raison de ses liens familiaux au Canada, de ses contributions à sa collectivité, ainsi que de sa viabilité et de son autonomie financières.
[7] Le demandeur a présenté des éléments de preuve sur la situation au Sri Lanka, qui ont été publiés après qu’il eut présenté sa première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et sa demande d’ERAR. La preuve sur la situation au pays indique ce qui suit :
- Les personnes qui retournent au Sri Lanka munies de documents de voyage temporaires sont systématiquement détenues et interrogées par les autorités;
- Les personnes qui rentrent au pays après le rejet de leur demande d’asile sont sévèrement interrogées;
- Les Tamouls sont régulièrement détenus pendant de longues périodes dans des conditions déplorables;
- La torture est ancrée dans les habitudes des autorités sri-lankaises, qui l’emploient de manière disproportionnée contre la collectivité tamoule;
- il existe des dizaines de récits d’agressions sexuelles et de tortures pratiquées régulièrement par la police et l’armée contre les hommes tamouls.
[8] Le 5 octobre 2020, le demandeur a comparu conformément au mandat d’arrêt en vigueur.
III.
Décision
[9] L’agent a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur. Il a examiné l’établissement du demandeur au Canada, et il a accordé un poids favorable à ses antécédents professionnels; à son autonomie financière; aux lettres provenant de ses amis, de membres de sa famille et de la collectivité; à son dévouement à sa famille et à son implication bénévole. L’agent a également accordé un poids favorable au fait que le demandeur n’avait pas de casier judiciaire et qu’il avait pris des mesures pour régler la question du mandat d’arrêt délivré par l’ASFC. Toutefois, l’agent a fait remarquer que le demandeur avait également esquivé l’ASFC pendant près de quatre ans, ce qui démontre un mépris des dispositions de la LIPR.
[10] L’agent a examiné la situation au Sri Lanka. Il a reconnu qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est distincte d’une demande d’asile ou d’une demande d’ERAR et que son rôle était d’évaluer les difficultés auxquelles le demandeur serait confronté s’il retournait au Sri Lanka. L’agent a également reconnu que les expériences passées du demandeur au Sri Lanka, en plus de son profil ethnique et des circonstances de son retour du Canada, pourraient attirer l’attention des représentants de l’État. L’agent a conclu que cela ajouterait aux difficultés émotionnelles du demandeur. Toutefois, l’agent a également fait remarquer que les antécédents professionnels du demandeur au Sri Lanka, et le fait qu’il n’était pas impliqué dans des [traduction] « organisations ou des associations au pays »
, ne laissaient pas supposer qu’il serait maltraité à son retour, au-delà de la possibilité de subir un interrogatoire de routine. L’agent a conclu que cela atténuait les difficultés émotionnelles auxquelles le demandeur serait confronté.
[11] L’agent a également fait remarquer que les parents du demandeur résident actuellement au Sri Lanka et que l’affidavit de 2014 du père donnait à penser que les incidents passés au Sri Lanka ajouteraient aux difficultés du demandeur s’il y retournait. L’agent a déterminé que la preuve ne suffisait pas à démontrer que la situation était toujours aussi dangereuse pour le demandeur. Il a également souligné les différents rejets que notre Cour a confirmés lors du contrôle judiciaire. L’agent a conclu que ces évaluations antérieures de la situation du demandeur ne justifiaient pas d’accueillir sa demande.
[12] Enfin, l’agent a conclu qu’en raison de la situation au Sri Lanka, le retour du demandeur dans ce pays constituerait une difficulté mesurable. Le demandeur est né au Sri Lanka, il y a grandi, des membres de sa famille y vivent encore et il a des liens culturels et personnels profondément ancrés dans le pays. De l’avis de l’agent, ces facteurs atténuaient les difficultés découlant du renvoi. L’agent a également accordé un poids favorable à l’établissement du demandeur au Canada, mais a conclu que ces facteurs positifs ne pouvaient être conciliés à ses [traduction] « antécédents de non-respect des exigences en matière d’immigration »
. Par conséquent, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur.
IV.
Questions en litige et norme de contrôle
[13] Les parties conviennent que la question déterminante en l’espèce est celle de savoir si la décision était raisonnable. Elles conviennent également que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qu’il convient d’appliquer aux décisions des agents de lever ou non les obligations applicables aux demandes de résidence permanente fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Les sous-questions à examiner sont celles de savoir si l’agent s’est appuyé de manière déraisonnable sur les décisions d’immigration antérieures visant le demandeur et si l’agent a correctement tenu compte de la preuve sur la situation au pays.
[14] La cour de révision qui procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable examine la décision du décideur à la recherche des caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 99). Tant le résultat que le raisonnement suivi doivent être raisonnables (Vavilov, au para 83).
V.
Analyse
[15] La dispense accordée pour des considérations d’ordre humanitaire constitue une mesure exceptionnelle et discrétionnaire; il ne s’agit pas d’un processus parallèle ou d’un mécanisme d’appel à l’égard des demandes de résidence permanente rejetées (Bakal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 417 au para 13). L’agent qui soupèse les considérations d’ordre humanitaire « doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids »
(Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 25. Souligné dans l’original).
[16] La décision est déraisonnable parce que l’agent s’est appuyé sur les décisions défavorables liées aux antécédents du demandeur en matière d’immigration et n’a pas suffisamment tenu compte de la preuve sur la situation au pays. J’analyserai ces deux erreurs ci‑dessous.
A.
L’agent s’est-il appuyé de manière déraisonnable sur les décisions antérieures?
[17] Le demandeur concède qu’un agent peut tenir compte de décisions défavorables antérieures, mais il fait valoir que cela doit impliquer un examen minutieux de ces décisions et du contenu des demandes dont chaque décideur était saisi. Le demandeur soutient qu’en l’espèce, l’agent s’est appuyé sur les décisions défavorables antérieures et a été influencé par celles‑ci sans procéder à une analyse plus approfondie (Liyanage c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1045 au para 41; Melchor c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1327 aux para 19‑21).
[18] Le défendeur fait valoir qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les décisions défavorables de la SPR et de l’agent d’ERAR constituent un facteur important concernant les craintes du demandeur et qu’elles servent à atténuer les difficultés émotionnelles qu’il vivrait à son retour au Sri Lanka. Le défendeur affirme qu’en l’espèce, comme les éléments de preuve présentés à l’agent étaient essentiellement les mêmes que ceux qui avaient été soumis à la SPR et à l’agent d’ERAR, l’agent était libre de parvenir à la même conclusion (Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000 au para 46). En outre, le défendeur affirme que l’agent a établi une distinction claire entre le processus fondé sur des considérations d’ordre humanitaire, d’une part, et l’audience précédente devant la SPR et la demande d’ERAR, d’autre part, et a fait remarquer que le rôle de l’agent d’immigration est d’évaluer les difficultés. Par conséquent, l’agent n’a pas commis d’erreur.
[19] J’estime qu’en l’espèce, la manière dont l’agent s’est appuyé sur les décisions antérieures était déraisonnable. L’agent n’a fait référence qu’à l’issue des décisions et n’a pas examiné les différences factuelles entre les circonstances de ces affaires et celles de l’espèce. L’agent a affirmé ce qui suit :
[traduction]
Les deux décisions ont été confirmées lors du contrôle judiciaire. De plus, le demandeur a ensuite présenté deux demandes de report du renvoi en raison de l’évolution des risques, mais elles ont été rejetées en 2016 et 2017, respectivement. Je reconnais que ces décisions sont distinctes d’un examen des considérations d’ordre humanitaire. Néanmoins, les décideurs ont évalué la situation du demandeur et ont conclu qu’elle ne justifiait pas l’octroi de l’asile ni le report du renvoi. Il s’agit d’un facteur important quant aux craintes [du demandeur] au Sri Lanka. À cet égard, ces décisions permettent d’atténuer les difficultés émotionnelles que le demandeur vivrait à son retour au Sri Lanka.
[Non souligné dans l’original.]
[20] C’est tout ce que l’agent a fait remarquer au sujet des circonstances de l’affaire et des décisions relatives aux antécédents du demandeur en matière d’immigration. En l’absence d’éléments démontrant que l’agent a examiné les conclusions des décideurs ou les dossiers dont ils disposaient dans les décisions précédentes, il était déraisonnable de traiter l’issue de ces décisions comme un facteur [traduction] « important »
à l’égard des craintes du demandeur au Sri Lanka.
B.
La manière dont l’agent a examiné la situation au Sri Lanka était-elle déraisonnable?
[21] Le demandeur fait valoir que le dossier soumis à l’agent indiquait clairement que toute personne retournant au Sri Lanka munie de documents de voyage temporaires serait détenue et interrogée et que les demandeurs d’asile déboutés, et les hommes tamouls en particulier, pouvaient s’attendre à un traitement particulièrement dur. Le demandeur soutient qu’il a présenté des éléments de preuve contredisant les conclusions de l’agent à l’égard du traitement qu’il pouvait s’attendre à recevoir des responsables de la sécurité à son retour.
[22] Le défendeur soutient que l’agent a tenu compte de la situation générale au pays, mais qu’il a raisonnablement conclu que « l’adversité généralisée doit être liée d’une façon ou d’une autre au demandeur »
(Trach c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 747 au para 21 [Trach]).
[23] Selon le demandeur, il s’agit d’une conclusion d’invraisemblance déraisonnable, mais j’estime qu’il convient davantage d’examiner ses observations à la lumière de l’examen de la preuve sur la situation au pays. Bien que l’agent ait reconnu que le profil ethnique du demandeur et les circonstances entourant son retour du Canada pourraient susciter l’intérêt des agents de l’État, je conviens avec le demandeur que l’agent n’a pas tenu compte de la preuve sur la situation au pays qui lui a été soumise. La preuve sur la situation au pays indiquait qu’une personne ayant le profil du demandeur (un homme tamoul également demandeur d’asile débouté) pouvait s’attendre à subir un traitement particulièrement dur à son retour au Sri Lanka. Ces traitements vont de la détention et de l’interrogatoire à la torture, en passant par la détention arbitraire prolongée et les abus sexuels commis par les autorités.
[24] Malgré cela, et sans expliquer ou concilier la contradiction inhérente à son raisonnement, l’agent a tiré des conclusions non étayées des antécédents professionnels du demandeur et du fait qu’il n’a pas fait état d’une [traduction] « participation à des organisations ou des associations au pays »
. L’agent a ensuite conclu que « [c]es détails de son profil personnel ne donnent pas vraiment à penser que les agents de l’État soumettraient vraisemblablement le demandeur à un traitement injustement dur à son retour, au-delà des interrogatoires de routine pour les personnes qui reviennent au pays »
. À mon avis, cette conclusion n’est pas justifiée par la preuve et est en contradiction totale avec les contraintes factuelles qui ont une incidence sur la décision.
[25] En tout respect, le défendeur invoque à tort la décision Trach. Dans cette décision, la preuve des difficultés personnelles du demandeur n’a pas suffi à convaincre l’agent, et aucun élément de preuve convaincant ne faisait état de difficultés familiales antérieures ou postérieures à l’arrivée du demandeur au Canada (au para 23). En l’espèce, le demandeur a démontré qu’étant un homme tamoul, il serait confronté à des difficultés s’il revenait au pays en tant que demandeur d’asile débouté. C’est exactement le type de lien entre la preuve sur les conditions défavorables au pays et l’incidence négative que ces conditions pourraient avoir sur un demandeur que la Cour avait à l’esprit dans la décision Trach.
[26] L’agent n’a fourni aucune explication intelligible pour justifier comment l’interrogatoire [traduction] « de routine »
pourrait ne pas être injustement sévère, en particulier à la lumière des éléments de preuve troublants qui indiquaient ce qu’un interrogatoire « de routine »
peut impliquer au Sri Lanka pour une personne ayant le profil du demandeur. L’agent n’a pas été en mesure de concilier sa conclusion avec l’affirmation du père du demandeur. Le père du demandeur atteste que les autorités ont précédemment recherché le demandeur en raison de son implication présumée dans les TLET. Comme le dossier de preuve indique que le profil et la situation du demandeur susciteraient l’intérêt des autorités du Sri Lanka, ce qui pourrait malheureusement l’exposer à la détention arbitraire et la torture – un fait largement documenté –, je conclus que le raisonnement de l’agent ou son évaluation des difficultés n’est ni intelligible ni justifié.
VI.
Conclusion
[27] La décision est déraisonnable. Les parties ne proposent pas de question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-290-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
Il n’y a pas de question à certifier.
« Paul Favel »
Juge
Traduction certifiée conforme
Jean-François Vincent
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
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Dossier :
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IMM-290-21
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INTITULÉ :
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THEEPAN KULANAYGAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 13 JANVIER 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE FAVEL
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 27 mai 2022
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COMPARUTIONS :
Felix Chakirov
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POUR LE DEMANDEUR
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Nicholas Dodokin
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Felix Chakirov
Avocat, associé
Toronto (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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