Date : 20220524
Dossier : IMM-3019-21
Référence : 2022 CF 753
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 24 mai 2022
En présence de madame la juge McDonald
ENTRE :
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CHRISTIAN JEOVANY LOPEZ CARRILLO
VALERIA GUADALUPE GAMEZ LOPEZ
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demandeurs
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision, datée du 12 mars 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger.
[2] Pour les motifs qui suivent, je rejetterai la présente demande de contrôle judiciaire puisque la décision de la SAR est raisonnable et qu’aucun problème d’équité procédurale ne se pose.
I.
Le contexte
[3] Les demandeurs, Christian Jeovany Lopez Carrillo (M. Carrillo) et sa conjointe de fait, Valeria Guadalupe Gamez Lopez (Mme Lopez), sont des citoyens du Mexique.
[4] M. Carrillo affirme qu’il était policier au Sinaloa. Il ajoute que le cartel de Sinaloa lui a demandé de collaborer avec lui et qu’après qu’il eut refusé de le faire, des membres de ce cartel ont essayé de les tuer, Mme Lopez et lui. Il déclare qu’il a été congédié en février 2017 et qu’il a fui au Canada après avoir reçu des menaces de mort de membres du service de police et du cartel de Sinaloa.
[5] M. Carrillo est entré au Canada le 4 avril 2019 et Mme Lopez, le 11 juillet 2019. Ils ont présenté une demande d’asile le 3 octobre 2019. Ils affirment avoir été représentés devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) par un homme appelé « Oleg »
, qui ne détenait pas de permis d’exercice et qui n’était pas compétent.
A.
La décision de la SPR
[6] Le 11 février 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs au motif que M. Carrillo n’était pas crédible en raison de plusieurs incohérences relevées entre le formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) et son témoignage. Il y avait des incohérences concernant ses dates de service dans la police et les raisons de la fin de son emploi, à savoir s’il avait démissionné ou s’il avait été congédié. De plus, M. Carrillo a prétendu qu’il avait été congédié pour avoir refusé de participer à des activités illégales, mais a aussi affirmé qu’il avait été congédié pour avoir échoué à un examen. Enfin, M. Carrillo a aussi déclaré dans son formulaire FDA qu’il travaillait pour la police fédérale, au Sinaloa, mais a affirmé dans son témoignage qu’il travaillait plutôt pour la police d’État du Sinaloa.
[7] La SPR a aussi tiré une conclusion défavorable du défaut de M. Carrillo de présenter une preuve crédible qui corroborerait sa prétention selon laquelle il était policier. Elle a souligné que même si les demandeurs avaient présenté deux documents — une lettre du service de police certifiant que M. Carrillo était membre du corps policier et une autre indiquant qu’il avait été congédié —, ces documents étaient rédigés en espagnol et traduits par l’outil de Google. La SPR leur a accordé peu de poids puisqu’il était difficile de déterminer leur importance ou leur pertinence en l’absence d’une traduction officielle.
[8] La SPR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve crédibles pour démontrer que M. Carrillo était policier, ce qui a miné toute la demande d’asile.
B.
La décision de la SAR
[9] Les demandeurs étaient représentés par un consultant en immigration pour leur appel devant la SAR.
[10] Les demandeurs ont voulu présenter de nouveaux éléments de preuve à la SAR. Cette dernière a renvoyé au paragraphe 32(1) des Règles de la Section de la protection des réfugiés, qui prévoit que le demandeur d’asile doit fournir une traduction française ou anglaise de tout document rédigé dans une autre langue, ainsi qu’à un avis de pratique qui précise que les documents non traduits pourraient ne pas être acceptés par la SPR. Elle a ajouté que le conseil des demandeurs n’avait pas expliqué la raison pour laquelle les traductions n’avaient pas été fournies à la SPR, et n’a donc pas admis les documents comme nouveaux éléments de preuve.
[11] La SAR a souligné que l’un des documents n’aurait pas été utile, même s’il avait été admis comme nouvel élément de preuve, étant donné qu’il indique que M. Carrillo a été dans la police de novembre 2013 à février 2017, alors que ce dernier a affirmé, dans son témoignage, qu’il avait été policier jusqu’en décembre 2016.
[12] La date de la lettre d’emploi du Secrétariat de la sécurité publique du Sinaloa est postérieure à la date de l’audience devant la SPR. La SAR a refusé d’admettre ce document au motif que son contenu n’était pas nouveau, et a déclaré ce qui suit : « Le caractère nouveau ou non d’un document ne saurait dépendre uniquement de la date de sa création; ce qui importe, c’est le fait que l’on cherche à établir par l’élément de preuve. Les anciens éléments de preuve demeurent anciens, même s’ils figurent dans un nouveau document dont la date est récente. »
La SAR a conclu que les demandeurs auraient pu présenter cet élément de preuve à la SPR avant que cette dernière rende sa décision.
[13] La SAR a aussi refusé d’admettre en preuve quatre relevés de paie datant de 2013, 2014, 2015 et 2016 parce qu’ils étaient antérieurs à la décision de la SPR, et a rejeté la demande d’audience des demandeurs.
[14] En ce qui concerne le fond de l’appel, la SAR a examiné les arguments des demandeurs selon lesquels les incohérences relevées entre le témoignage de M. Carrillo et le contenu de son formulaire FDA étaient dues à sa mauvaise compréhension de l’anglais et à sa nervosité. Les demandeurs soutiennent que ces deux facteurs expliquent aussi les incohérences au sujet des dates d’emploi, de la question de savoir si M. Carrillo avait démissionné ou s’il avait été congédié ainsi que de la question de savoir s’il avait travaillé pour la police fédérale ou la police d’État.
[15] La SAR a rejeté cet argument au motif qu’il ne s’agissait pas de petites incohérences dans des dates et que M. Carrillo n’avait pas été cohérent dans son usage des mots « fédéral »
et « État »
. La SAR a aussi souligné que M. Carrillo avait utilisé les deux mots dans son annexe A et qu’« il savait distinguer les deux corps de police »
.
C.
La requête préliminaire
[16] L’avocat du défendeur a produit un affidavit auquel étaient joints un formulaire FDA vierge et des annexes, étant donné que le dossier certifié du tribunal ne contenait pas de copie complète du formulaire FDA et des annexes pertinentes.
[17] Comme personne ne s’est opposé à ce que la Cour dispose d’un formulaire FDA complet, l’affidavit a été accepté.
II.
Les questions en litige
[18] Les questions suivantes sont soulevées par les demandeurs :
Les demandeurs se sont-ils vu refuser la tenue d’une audience équitable devant la SPR?
La SAR a-t-elle commis une erreur en n’admettant pas de nouveaux éléments de preuve?
Les conclusions relatives à la crédibilité sont-elles raisonnables?
La conclusion selon laquelle les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque prospectif au Mexique est-elle raisonnable?
III.
La norme de contrôle
[19] Les demandeurs soutiennent que la norme de contrôle pour ce qui est de la question de savoir s’ils ont été privés du droit à une audition équitable devant la SPR est celle de la décision correcte. Cependant, comme il est question en l’espèce du contrôle judiciaire de la décision de la SAR et non de celle de la SPR, je suis d’avis que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Comme il est souligné au paragraphe 13 de la décision Ahmad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 214, « [l]a conclusion tirée par la SAR quant à l’existence d’un manquement à l’équité procédurale pendant l’audience devant la SPR est un aspect du fond de sa décision et la norme de contrôle de la décision raisonnable est présumée s’appliquer, conformément à l’arrêt Vavilov »
.
[20] Les autres questions sont examinées au regard de la norme de la décision raisonnable, c’est-à-dire qu’il s’agit de savoir si la décision « possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci »
(Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 99).
IV.
Analyse
A.
Les demandeurs se sont-ils vu refuser la tenue d’une audience équitable devant la SPR?
[21] Les demandeurs soutiennent que leur audience devant la SPR n’était pas équitable parce que leur représentant était incompétent. En fait, ils soutiennent qu’ils ont agi pour leur propre compte devant la SPR parce que leur représentant n’était pas efficace et ne détenait pas de permis d’exercice.
[22] Cet argument vise l’audience devant la SPR. Or, la question de l’équité n’a pas été soulevée devant la SAR lors de l’audience relative à l’appel. Comme il s’agit en l’espèce du contrôle judiciaire de la décision de la SAR, la Cour ne devrait pas examiner des arguments qui n’ont pas été présentés à ce tribunal.
[23] Les demandeurs invoquent la décision Cervenakova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 525, mais cette affaire ne leur est à mon avis d’aucune utilité, car ils n’ont pas soumis cette question à la SAR directement et l’ont soulevée pour la première fois dans le cadre du présent contrôle judiciaire.
B.
La SAR a-t-elle commis une erreur en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve?
[24] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre les documents suivants : une lettre d’emploi du Secrétariat de la sécurité publique du Sinaloa et quatre relevés de paie du gouvernement du Sinaloa. Ils affirment que ces documents auraient dû être admis en vertu du paragraphe 110(4) de la LIPR et conformément au critère énoncé au paragraphe 13 de l’arrêt Raza (Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, critère appliqué à l’art 110(4) dans Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96).
[25] La SPR avait aussi refusé d’admettre ces documents, et les demandeurs font valoir que cette décision découlait de l’incompétence de leur représentant à l’audience devant la SPR. Par conséquent, selon ces derniers, la SAR aurait dû admettre les documents.
[26] La SAR a appliqué les facteurs pertinents à la demande de présentation des nouveaux éléments de preuve, mais a conclu que ces éléments de preuve ne répondaient pas aux exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR étant donné qu’ils étaient accessibles lors de l’audience devant la SPR.
[27] Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, l’argument selon lequel les demandeurs n’étaient pas bien informés et ne connaissaient pas les procédures de la SPR ne suffit pas pour démontrer que la SAR a rendu une décision déraisonnable. Les documents concernent des événements survenus avant l’audience devant la SPR et portent directement sur les motifs invoqués par les demandeurs à l’appui de leur demande d’asile.
[28] La SAR a raisonnablement apprécié les éléments de preuve et conclu qu’ils n’étaient pas admissibles.
C.
Les conclusions relatives à la crédibilité sont-elles raisonnables?
[29] Les demandeurs soutiennent que la SAR a exagéré l’importance des erreurs dans le formulaire FDA de M. Carrillo et, que si elle avait admis les nouveaux documents, ses préoccupations en matière de crédibilité auraient été dissipées. Cependant, pour les motifs exposés ci-dessus, j’ai conclu qu’il était raisonnable de la part de la SAR de ne pas admettre les documents que les demandeurs souhaitaient présenter.
[30] La SAR a conclu que la SPR avait eu raison de conclure que M. Carrillo n’était pas crédible en raison des incohérences suivantes :
ses dates de service en tant que policier;
la question de savoir s’il avait travaillé pour la police d’État ou la police fédérale;
la question de savoir s’il avait démissionné de son poste de policier ou s’il avait été congédié;
la raison pour laquelle il avait été congédié.
[31] Me fondant sur le dossier, je suis d’avis qu’il était raisonnable que la SAR souscrive aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité.
[32] Par les arguments qu’ils ont présentés dans le cadre du contrôle judiciaire, les demandeurs cherchent essentiellement à obtenir une nouvelle appréciation de la preuve de la part de la Cour. Cependant, il est énoncé clairement dans l’arrêt Vavilov que la Cour doit, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve, à moins qu’il n’existe des « circonstances exceptionnelles »
(para 125). Or, il n’y a aucune circonstance exceptionnelle en l’espèce.
D.
La conclusion selon laquelle les demandeurs ne seraient pas exposés à un risque prospectif au Mexique est-elle raisonnable?
[33] Compte tenu des préoccupations en matière de crédibilité et de la preuve sur la situation au Mexique en ce qui concerne la criminalité et la corruption, la SAR a conclu que la preuve était insuffisante pour établir les éléments importants de la demande du demandeur tout comme l’existence d’un risque prospectif pour les demandeurs.
[34] Les demandeurs soutiennent qu’il est seulement nécessaire, en vertu de l’article 96 de la LIPR, de démontrer les préjudices subis par des personnes se trouvant dans une situation semblable à la leur au sein d’un groupe comme celui auquel ils appartiennent. Ils ajoutent que, puisque M. Carrillo était un policier qui travaillait contre le crime organisé, ces faits avaient été établis devant la SAR. Ils affirment en outre que le témoignage de M. Carrillo selon lequel il était ciblé par les cartels de la drogue en raison de ses activités en tant que policier avait permis de démontrer l’existence d’un risque particulier au sens de l’article 97 de la LIPR.
[35] La SAR a cependant conclu que les demandeurs n’avaient pas établi, à l’aide d’une preuve crédible, que M. Carrillo était un policier. Comme l’allégation de risque formulée par les demandeurs reposait sur cette prémisse non retenue, il était raisonnable que la SAR conclue qu’ils ne seraient pas exposés à un risque prospectif de préjudice à leur retour au Mexique.
V.
Conclusion
[36] Les demandeurs n’ont pas démontré que la décision de la SAR était déraisonnable ou qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. La décision est justifiée, transparente et intelligible. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3019-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Ann Marie McDonald »
Juge
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-3019-21
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INTITULÉ :
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CARRILLO ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 11 avril 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE MCDONALD
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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Le 24 mai 2022
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COMPARUTIONS :
Vakkas Bilsin
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Pour les demandeurs
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Stephen Jarvis
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lewis & Associés
Toronto (Ontario)
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Pour les demandeurs
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour le défendeur
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