Date : 20220517
Dossier : IMM-4399-21
Référence : 2022 CF 731
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 17 mai 2022
En présence de monsieur le juge Henry S. Brown
ENTRE : |
YUXIN SU |
demanderesse |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision [la décision] du 1er juin 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel de la demanderesse et confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui a conclu que la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
II. Faits
[2] La demanderesse est une citoyenne chinoise. Elle craint d’être persécutée par les autorités chinoises pour avoir enfreint la politique de planification familiale de la Chine et parce qu’elle est une adepte du Falun Gong.
[3] La demanderesse et son mari ont une fille née en 1998. En 2006, la demanderesse est tombée enceinte pour la deuxième fois et elle a dû avorter et payer une amende. Après l’avortement, elle a été obligée de se faire poser un dispositif intra-utérin [DIU], ce qui lui a causé beaucoup de douleur et d’inconfort. En novembre 2010, la demanderesse a secrètement retiré son DIU et s’est rendue en Nouvelle-Zélande, où elle est restée jusqu’en août 2012 (elle est retournée en Chine).
[4] En 2014, la demanderesse est tombée enceinte à nouveau et a dû subir un nouvel avortement. Elle a encore une fois été contrainte de se faire poser un DIU. En février 2015, un médecin privé a retiré le DIU de la demanderesse à l’insu des autorités de planification familiale et sans leur consentement. En avril 2015, la demanderesse devait passer un examen médical de routine concernant son DIU. Elle ne s’est pas présentée à ce rendez-vous et s’est cachée.
[5] En avril 2015, la demanderesse a fui aux États-Unis avec l’aide d’un passeur, où elle a présenté une demande d’asile. La demanderesse allègue que des agents de planification familiale étaient à sa recherche et qu’ils se sont rendus à son domicile en Chine alors qu’elle se trouvait aux États-Unis.
[6] Après l’élection de 2017, la demanderesse s’est sentie vulnérable à l’expulsion compte tenu des politiques anti-immigration du président Trump.
[7] Un ami de la demanderesse l’a initiée au Falun Gong pendant cette période et elle a utilisé cette pratique pour l’aider à gérer son stress. En juillet 2018, les demandes d’asile de deux de ses amis ont été rejetées. Comme elle craignait d’être expulsée, la demanderesse s’est rendue au Canada avec l’aide d’un passeur, où elle a présenté une demande d’asile.
[8] Dans sa décision du 27 février 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. La question déterminante était celle de la crédibilité. La SPR a conclu que la crédibilité générale de la demanderesse était minée par les incohérences entre l’exposé circonstancié de son formulaire de fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA] et les documents présentés à l’appui de sa demande d’asile aux États-Unis quant aux problèmes de planification familiale qu’elle a eus en Chine avant de fuir aux États-Unis.
III. Décision faisant l’objet du contrôle
[9] Le 1er juin 2021, la SAR a rejeté l’appel de la demanderesse et confirmé la décision de la SPR de rejeter la demande d’asile sur le fondement de la crédibilité. La SAR a conclu que l’allégation de la demanderesse concernant sa violation de la politique de planification familiale de la Chine manquait de crédibilité. Il y avait des incohérences et des omissions importantes dans l’exposé circonstancié canadien et l’exposé circonstancié américain quant aux principaux événements qui l’ont poussée à fuir la Chine. La SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas fourni d’explication suffisante concernant ces incohérences et omissions.
[10] La SAR a également conclu que le témoignage de la demanderesse sur sa connaissance du Falun Gong, analysé de pair avec la preuve documentaire, ne démontraient pas qu’elle était une adepte authentique ayant présenté une demande d’asile sur place. Indépendamment du fait qu’elle était ou non une adepte authentique, la SAR a déterminé que la preuve démontrant que les autorités chinoises s’intéressaient à ses activités religieuses n’était pas suffisamment convaincante.
IV. Questions en litige
[11] La question en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.
V. Norme de contrôle
[12] En ce qui concerne le caractère raisonnable, dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], les juges majoritaires, par la voix du juge Rowe, expliquent ce sur quoi une décision raisonnable doit être fondée et ce que la cour de révision doit examiner lorsqu’elle procède au contrôle selon la norme du caractère raisonnable :
[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).
[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).
[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [...] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).
[Non souligné dans l’original.]
[13] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada affirme qu’« il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique »
, et elle donne des indications selon lesquelles la cour de révision doit trancher en fonction du dossier dont elle dispose :
[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : par 48.
[Non souligné dans l’original.]
[14] De plus, l’arrêt Vavilov indique clairement que le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve, à moins de « circonstances exceptionnelles »
. La Cour suprême du Canada donne les instructions suivantes :
[125] Il est acquis que le décideur administratif peut apprécier et évaluer la preuve qui lui est soumise et qu’à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait. Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : CCDP, par. 55; voir également Khosa, par. 64; Dr Q, par. 41‑42. D’ailleurs, bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire : voir Housen, par. 15‑18; voir Dr Q, par. 38; Dunsmuir, par. 53.
[Non souligné dans l’original.]
[15] La Cour d’appel fédérale a récemment conclu, dans l’arrêt Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237, que le rôle de notre Cour n’est pas d’apprécier à nouveau la preuve :
[3] La Cour fédérale avait tout à fait raison d’agir ainsi. Selon ce régime législatif, le décideur administratif, en l’espèce le directeur, examine seul les éléments de preuve, tranche les questions d’admissibilité et d’importance à accorder à la preuve, détermine si des inférences doivent en être tirées, et rend une décision. Lorsqu’elle effectue le contrôle judiciaire de la décision du directeur en appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision, en l’espèce la Cour fédérale, peut intervenir uniquement si le directeur a commis des erreurs fondamentales dans son examen des faits, qui minent l’acceptabilité de la décision. Soupeser à nouveau les éléments de preuve ou les remettre en question ne fait pas partie de son rôle. S’en tenant à son rôle, la Cour fédérale n’a relevé aucune erreur fondamentale.
[4] En appel, l’appelant nous invite essentiellement dans ses observations écrites et faites de vive voix à soupeser à nouveau les éléments de preuve et à les remettre en question. Nous déclinons cette invitation.
VI. Analyse
A. La décision est-elle raisonnable?
(1) Incohérences importantes entre la demande d’asile au Canada et la demande d’asile aux États-Unis de la demanderesse.
[16] La demanderesse soutient que la SAR a conclu à tort qu’elle manquait de crédibilité sur le fondement des incohérences entre les exposés circonstanciés canadiens et américains, car ses deux demandes reposaient sur des arguments différents.
[17] La demanderesse a présenté sa demande d’asile aux États-Unis par crainte d’être persécutée par les autorités chinoises responsables de la planification familiale, alors que sa demande d’asile au Canada était fondée sur sa pratique du Falun Gong.
[18] Pour sa part, la demanderesse soutient que la SAR a déraisonnablement conclu qu’elle manquait de crédibilité au motif que sa demande d’asile aux États-Unis contenait des détails importants sur sa peur des autorités responsables de la planification familiale qui ne figuraient pas dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA.
[19] À l’audience devant la SPR, la demanderesse a expliqué qu’elle a d’abord fui la Chine par crainte d’être persécutée pour avoir enfreint la politique de planification familiale, et qu’elle ne voulait pas revivre ces expériences traumatisantes, ce qui explique pourquoi sa demande d’asile au Canada reposait uniquement sur sa pratique du Falun Gong.
[20] Je comprends qu’une telle distinction soit possible. Cependant, en toute déférence, le dossier dont je dispose ne démontre pas qu’une telle distinction a été faite. En l’espèce, la demanderesse a affirmé ce qui suit dans son formulaire FDA, comme l’a mentionné la SAR au paragraphe 2 de sa décision :
[2] En 2015, l’appelante a fui la Chine à destination des États-Unis, parce qu’elle craignait d’être persécutée du fait d’avoir enfreint la politique de planification familiale. En 2017, pendant qu’elle était aux États-Unis, elle a souffert de stress et de problèmes de santé en raison des politiques anti‑immigration en vigueur à l’époque. Pour pallier ses problèmes de santé, l’appelante a commencé à pratiquer le Falun Gong en septembre 2017. En 2018, elle a appris que les demandes d’asile aux États-Unis de ses amis avaient été rejetées, et qu’un des amis avait été expulsé du pays. Cette nouvelle a incité l’appelante à venir demander l’asile au Canada.
[21] Après avoir examiné attentivement l’affaire, j’estime que les allégations de la demanderesse concernant ce qu’elle a subi en Chine relativement à la planification familiale constituent en fait le fondement et le point de départ de sa demande fondée sur sa pratique du Falun Gong. Je ne suis pas en mesure de les séparer pour me concentrer uniquement sur la question du Falun Gong et d’ignorer les questions de planification familiale qui, selon moi, sont soulevées à la fois dans sa demande d’asile au Canada et sa demande d’asile aux États-Unis.
[22] Le défendeur fait valoir, et je suis du même avis, que la cohérence du récit d’un demandeur est un facteur important pour l’évaluation de la crédibilité, et la SAR était en droit de conclure que la demanderesse manquait de crédibilité en raison des incohérences dans ses exposés circonstanciés. Dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA, la demanderesse indique qu’elle craignait d’être persécutée en Chine en raison de sa pratique du Falun Gong, mais consacre également une grande partie de son récit à décrire les événements entourant ses rencontres avec les autorités de planification familiale. La demanderesse n’a pas affirmé qu’elle ne risquait plus d’être persécutée par les autorités responsables de la planification familiale et n’a pas indiqué à la SPR ou à la SAR qu’elle ne voulait pas que sa demande soit examinée sur ce fondement. La SAR était en droit de tenir compte de l’absence de détails concernant ces incidents dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA. Le défendeur cite la décision Dokaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1416 [la juge Mactavish, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale], aux paragraphes 5 à 7 [Dokaj], dans laquelle la Cour a conclu qu’il était raisonnable pour le tribunal de se fonder sur les incohérences entre les éléments de preuve antérieurs fournis à l’appui de la demande d’asile aux États-Unis et le témoignage du demandeur devant la SPR. La SPR a communiqué ces omissions à la demanderesse et la SAR a examiné son explication.
[23] À cet égard, je conclus en faveur du défendeur. La demande d’asile sur place de la demanderesse au Canada était principalement fondée sur sa pratique du Falun Gong, mais le fait est qu’elle a introduit sa demande d’asile au Canada en présentant des références détaillées sur son opposition aux politiques de planification familiale de la Chine et la manière dont elle a été traitée par les fonctionnaires chinois avant de fuir aux États-Unis. Son récit à ce sujet a été exposé dans son formulaire FDA, qui, je le souligne, n’a pas été préparé par l’avocat qui a comparu devant notre Cour. Comme je l’ai déjà fait remarquer, ses allégations concernant ce qu’elle a subi en Chine relativement à la planification familiale constituent en fait le fondement et le point de départ de sa demande d’asile fondée sur sa pratique du Falun Gong.
[24] Selon la jurisprudence contraignante, les observations détaillées formulées par la demanderesse dans son formulaire FDA constituent une déclaration incompatible. La jurisprudence a établi qu’un demandeur d’asile peut être interrogé et que sa crédibilité peut être évaluée sur le fondement d’une déclaration incompatible antérieure. À cet égard, je m’appuie sur les motifs de la juge Mactavish dans la décision Dokaj, précitée, aux paragraphes 5 à 8 :
[5] Je reconnais avec l’avocat de M. Dokaj qu’un tribunal administratif ne peut se limiter à considérer les conclusions tirées auparavant par une instance décisionnelle sur un ensemble de faits et sur la crédibilité des témoins, pour ensuite faire siennes lesdites conclusions. Cela équivaudrait pour la Commission à abdiquer son obligation de procéder à une évaluation indépendante des faits, en se fondant sur la preuve qui lui est soumise. Autrement dit, il n’aurait pas été loisible à la Commission de dire que, parce que le juge américain de l’immigration ne croyait pas le récit de M. Dokaj, la Commission ne le croyait pas elle non plus. Cependant, ce n’est pas ce qui s’est produit dans la présente affaire.
[6] Un examen de la décision de la Commission montre clairement que ce que la Commission a fait en réalité, c’est de considérer le témoignage produit par M. Dokaj devant le juge américain et de le comparer à la version des faits qu’il a donnée à la Commission. La Commission a trouvé qu’il y avait d’importantes divergences entre les deux versions, surtout pour ce qui concernait les dates auxquelles il avait censément travaillé pour la chaîne de télévision française. La Commission s’est ensuite fondée sur ces contradictions pour dire que le témoignage de M. Dokaj n’était pas crédible.
[7] À mon avis, il n’y avait là rien d’irrégulier. Le témoignage produit par M. Dokaj devant le juge américain de l’immigration constituait une déclaration incompatible antérieure. Rien ne distingue le cas où la Commission s’en est rapportée à des contradictions entre un témoignage antérieur de M. Dokaj et son témoignage devant la Commission, et le cas où la Commission se serait fondée sur des contradictions entre le témoignage d’un demandeur d’asile devant elle et les déclarations faites par le demandeur d’asile au point d’entrée ou dans son Formulaire de renseignements personnels.
[8] M. Dokaj ne nie pas que son témoignage devant le juge américain de l’immigration était différent du témoignage qu’il a produit devant la Commission. Il explique les divergences en disant qu’il était attristé et confus lorsqu’il avait témoigné devant le juge américain, à cause des décès récents de son père et de son oncle. Il ressort clairement des motifs de la Commission que la Commission a examiné cette explication et l’a repoussée. Il s’agissait là d’une conclusion qu’elle avait le loisir de tirer, et je ne vois aucune raison de la modifier.
[25] La décision Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 877 au paragraphe 29, rendue par la juge Gagné, maintenant juge en chef adjointe, va dans le même sens :
[29] Premièrement, je suis d’accord avec les conclusions de notre Cour selon lesquelles il est « permis à la SPR d’évaluer la sincérité d’un demandeur et, par conséquent, la demande d’asile sur place de celui-ci au regard des préoccupations relatives à la crédibilité se rapportant à l’authenticité initiale d’une demande d’asile » (Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 5, au paragraphe 23). À mon avis, ce serait une erreur d’exiger de la SPR et de la SAR d’analyser chaque question soulevée par un demandeur d’asile, sans égard à la crédibilité des éléments de preuve qu’il a déposés à l’appui d’une autre question. Une évaluation de la crédibilité exige généralement de tenir compte de l’ensemble des éléments de preuve, et une conclusion défavorable relative à la crédibilité est susceptible de vicier tous les aspects de la demande.
[26] Je ne peux souscrire à l’argument de la demanderesse selon lequel la SPR ou la SAR aurait dû ignorer ses affirmations contradictoires sur les problèmes de planification familiale qu’elle a vécus en Chine avant de fuir aux États-Unis. Les déclarations incompatibles de la demanderesse ont été faites par écrit dans des formulaires ayant essentiellement la même portée juridique, l’un présenté aux autorités d’immigration des États-Unis, et l’autre aux autorités canadiennes sous forme d’un formulaire FDA.
[27] Je ne saurais non plus établir une distinction entre les deux exposés circonstanciés au motif que le formulaire américain n’équivaut pas à une décision d’un tribunal américain. Bien que cette affirmation soit vraie, le fait est que les deux déclarations proviennent de la demanderesse et qu’il y avait des incohérences entre elles. À mon avis, la SPR et la SAR devaient tenir compte de ces incohérences dans l’évaluation de sa demande d’asile au Canada, même si cette dernière était axée sur le Falun Gong.
[28] J’ajoute que les allégations formulées par la demanderesse dans son formulaire FDA sur les autorités responsables de la planification familiale et les avortements forcés constituaient des événements importants qui l’ont amenée à fuir la Chine. D’ailleurs, l’appel de la demanderesse devant la SAR avait pour principal objectif de lui permettre de se distancier des parties de son formulaire FDA traitant des questions de planification familiale en Chine avant son départ pour les États-Unis. Cependant, la demanderesse n’a pas été en mesure de délier les liens qu’elle avait choisi de nouer entre sa demande fondée sur le Falun Gong et celle fondée sur la planification familiale.
[29] La demanderesse ajoute que la SAR a conclu à tort qu’elle manquait de crédibilité, car elle s’est fondée sur les incohérences tirées de l’exposé circonstancié américain sans savoir si d’autres facteurs entourant la préparation de la demande d’asile aux États-Unis auraient pu influer sur l’exhaustivité de l’exposé circonstancié, à savoir son état mental et émotionnel au moment de préparer la demande d’asile aux États-Unis, si elle a été bien informée, s’il y a eu des erreurs de traduction ou si elle souhaitait modifier son exposé circonstancié américain. La demanderesse soutient que la conclusion de la SAR sur ce point constituait un manquement à l’équité procédurale.
[30] Je ne peux souscrire à ces observations; comme je l’ai déjà fait remarquer, la demanderesse a fait des affirmations dans son formulaire FDA qui sont incompatibles avec celles qu’elle a faites dans le formulaire américain équivalent.
[31] Le défendeur fait valoir, et je souligne également, que la SAR a examiné ces arguments et a conclu que la SPR avait donné de nombreuses occasions à la demanderesse d’expliquer les incohérences entre ses exposés circonstanciés canadiens et américains. Il incombait à la demanderesse de démontrer ses allégations, et la SAR a conclu qu’elle ne s’était pas acquittée de son fardeau à cet égard.
(2) Demande d’asile sur place fondée sur sa pratique du Falun Gong
[32] La demanderesse soutient que, pour déterminer si elle était une adepte authentique du Falun Gong, la SAR s’est déraisonnablement axée sur les activités susceptibles d’améliorer sa pratique, plutôt que sur ses connaissances et son adhésion. La demanderesse soutient que la SAR a conclu qu’elle avait démontré une connaissance suffisante du Falun Gong lorsqu’elle a été interrogée sur sa pratique, et que la SAR a seulement mis en doute l’authenticité des lettres de soutien qu’elle avait présentées parce qu’elles étaient rédigées de manière similaire.
[33] La demanderesse soutient que les documents fournis à l’appui de sa demande fondée sur sa pratique du Falun Gong, à savoir deux lettres de soutien et trois photos, bénéficient de la présomption de véracité. La demanderesse fait valoir que si la SAR avait des doutes sur l’authenticité de ces documents, il lui appartenait de contacter les auteurs des lettres ou de prendre d’autres mesures pour en évaluer l’authenticité au lieu de rejeter les documents au motif qu’ils n’avaient pas été produits sous serment. La demanderesse s’appuie sur la conclusion de notre Cour dans la décision Paxi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 905 [le juge Russell] [Paxi] pour soutenir cette affirmation :
[52] La lettre est écrite sur papier à en-tête de l’église, elle est datée et signée par le pasteur Eduardo. Il n’existe aucune disposition légale ou statutaire dans les Règles de la section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, exigeant que les documents soient légalisés ou que des documents d’identification soient fournis. Cependant, la raison pour laquelle « très peu de valeur probante » a été accordée à la lettre à des fins de crédibilité est qu’elle n’était pas datée, qu’elle n’était pas notariée, et qu’il n’y avait pas de documents d’identification objectifs. En fait, la lettre est datée. L’implication voulant que les documents soient notariés ou accompagnés par d’autres « documents d’identification objectifs » avant qu’une réelle valeur probante ne leur soit accordée ne tient pas compte de la solide preuve d’authenticité qui est contenue dans la lettre elle-même. Outre le papier à en-tête de l’église, la date et la signature du pasteur Eduardo, la lettre est détaillée et fait autorité, et elle fournit des coordonnées détaillées, y compris un numéro de téléphone. De plus, clairement, il est facile pour quiconque qui doute de son authenticité de procéder à une vérification. Ce ne sont pas là les signes d’un faux document, et si la Commission estime que l’absence de date était un fait important, alors l’erreur commise par la Commission quant à la date signifie qu’elle n’a pas tenu compte d’un fait substantiel. La lettre est d’une extrême importance pour la situation des demandeurs. Il semble curieux que si les candidats disent fuir ce que le pasteur Eduardo appelle [traduction] « une situation terrible », la Commission n’ait pas saisi l’occasion d’utiliser les coordonnées figurant sur le papier à en-tête avant d’exiger des documents notariés et d’autres documents d’identification objectifs. Des vies sont en jeu ici, et pourtant pas la moindre vérification n’a été faite. Le fait que la Commission a remis en cause l’authenticité du document sans s’être renseignée davantage alors qu’elle disposait des coordonnées appropriées pour le faire constitue une erreur susceptible de révision : Kojouri c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1389, aux paragraphes 18 et 19; Huyen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] A.C.F. no 1267, au paragraphe 5.
[34] Le défendeur ne conteste pas la conclusion de la SAR voulant que la demanderesse avait une connaissance suffisante du Falun Gong et qu’elle pourrait courir un risque à son retour en Chine si ses activités religieuses au Canada étaient portées à l’attention des autorités chinoises, et ce, même si elle n’était pas une véritable adepte. Le défendeur affirme toutefois qu’il était raisonnable pour la SAR d’accorder un faible poids au témoignage de la demanderesse sur sa pratique du Falun Gong, car elle doutait de la crédibilité de la demanderesse compte tenu des divergences relevées dans son témoignage. De même, la SAR a accordé peu de poids aux lettres de soutien en raison de la phraséologie similaire utilisée par les auteurs et parce qu’elles se limitaient à dire que la demanderesse était une adepte du Falun Gong sans autres précisions. La SAR a également conclu que les photos qui lui avaient été soumises ne suffisaient pas à l’emporter sur ses conclusions défavorables quant à la crédibilité générale de la demanderesse, ou à les rétablir.
[35] À mon avis, le fait que la demanderesse s’appuie sur la décision Paxi de notre Cour ne l’aide pas à faire valoir ses prétentions, car on peut établir une distinction entre cette décision et l’affaire dont je suis saisi. Contrairement à la décision Paxi, la raison pour laquelle la SAR a accordé peu de poids aux lettres de soutien n’était pas liée au fait qu’elles n’étaient pas notariées ou accompagnées de pièces d’identité. En l’espèce, les lettres ne comportaient que quelques lignes, et il est plutôt étonnant que des personnes qui étaient censées ne pas se connaître aient toutes utilisé le mot [traduction] « honnête »
et l’expression « gentille avec les gens »
pour qualifier la demanderesse. Je ne suis pas disposé à modifier les conclusions de la SAR et de la SPR en ce qui concerne ces deux lettres. De plus, je fais remarquer qu’il y a une différence entre connaître les pratiques du Falun Gong et être un adepte authentique : la SAR et la SPR ont conclu que la demanderesse connaissait les pratiques, mais qu’elle n’était pas une adepte authentique. Ces conclusions commandent la retenue. En outre, il incombe au demandeur d’établir le bien-fondé de ses prétentions auprès de la SAR.
[36] Sur le fondement du dossier dont elle disposait, la SAR était en droit de conclure que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait de prouver que sa pratique du Falun Gong était authentique. Comme l’a conclu la juge Gleason, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, dans la décision Su c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 518 de notre Cour, « il n’y a rien de déraisonnable à conclure que quelques lettres et photographies ne suffisent pas à prouver que le demandeur est un véritable adepte d’une religion »
(au para 17). La situation est identique en l’espèce; deux lettres extrêmement brèves et trois photographies ont été soumises à la Cour.
[37] La demanderesse soutient en outre que la SAR a appliqué le mauvais critère pour évaluer sa demande d’asile sur place. La SAR a conclu que rien ne démontrait que les autorités chinoises savaient que la demanderesse pratiquait le Falun Gong au Canada sur une base régulière. La demanderesse soutient que cela n’est pas un critère pour établir le bien-fondé d’une demande d’asile sur place. Lorsqu’il évalue une demande d’asile sur place, le tribunal doit examiner si, selon la prépondérance des probabilités, les activités du demandeur au Canada l’exposent à un risque de préjudice à son retour en Chine (Win c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 398 aux para 28‑30). Il suffit que la demanderesse démontre qu’elle est une adepte authentique qui ne pourrait pas exercer librement en Chine.
[38] Toutefois, je souscris à l’état du droit à cet égard, tel qu’il a été énoncé par les juges Diner et Gagné. Dans la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 765, le juge Diner a conclu ce qui suit aux paragraphes 27 à 30 :
[27] Au moment d’analyser la demande d’asile sur place, la SAR a déclaré qu’il n’y avait aucun élément de preuve indiquant que les activités des demandeurs au Canada avaient attiré l’attention des autorités en Chine. Par conséquent, la SAR a conclu que, selon Wang, la présente demande ne pouvait être soutenue :
[37] Dans son examen du dossier, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve fiables et probants soumis à la SPR, notamment durant l’audience de la SPR, pour démontrer que la pratique du Falun Gong des demandeurs a été portée à l’attention des autorités chinoises ou qu’ils seraient perçus comme étant d’authentiques adeptes du Falun Gong à leur retour en Chine. À cet égard, la SAR a été guidée par la Section de première instance de la Cour fédérale dans la décision Wang, qui a statué que la demande d’asile sur place ne pouvait être étayée en l’absence d’une preuve démontrant que la présentation de la demande d’asile était venue spécifiquement à l’attention des autorités du pays d’origine du demandeur d’asile.
[28] Les demandeurs soutiennent que la SAR a mal interprété la preuve et que Wang ne s’applique pas. Dans cette affaire, le demandeur avait fondé sa demande d’asile sur place sur le fait que sa demande de statut de réfugié avait été signalée dans les médias chinois. En d’autres termes, la demande d’asile sur place dans la décision Wang dépendait des éléments de preuve selon lesquels les médias y avaient porté leur attention et, par ce fait même, auraient alerté les autorités. Les demandeurs soutiennent que, contrairement à l’interprétation de la SAR, cela ne signifie pas que chaque demande sur place doit nécessairement être étayée par des éléments de preuve établissant que de la demande d’asile s’était ébruitée au point de parvenir à l’attention des autorités du pays d’origine du demandeur.
[29] Je ne suis pas d’accord et je conclus que l’analyse de la SAR sur ce point était raisonnable. Peu importe les faits particuliers dans Wang, le juge Pelletier a été clair dans ce cas en disant que « le problème fondamental dans le cas des demandeurs vient du fait que la [Section du statut de réfugié] ne disposait d’aucune preuve, documentaire ou autre, qui étayait leur revendication du statut de réfugié sur place » (paragraphe 20). En d’autres termes, la décision Wang tient simplement au fait qu’à l’instar de tout demandeur d’asile, un demandeur d’asile sur place doit avoir un certain fondement factuel à l’appui de ses allégations.
[30] Une conclusion semblable a été tirée dans la présente affaire : la SAR a évalué la preuve et n’a pas cru, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs étaient véritablement des adeptes du Falun Gong au Canada. De plus, il n’y avait aucun élément de preuve qui établissait que les autorités chinoises croyaient que les demandeurs pratiquaient effectivement le Falun Gong. La SAR a examiné les éléments de preuve devant elle de façon indépendante pour en arriver à cette conclusion, en conformité avec les directives de l’arrêt Huruglica CAF. Cela dit, il est vrai que la SAR aurait pu mieux formuler les conclusions de son évaluation, je ne crois pas qu’elle ait mal appliqué le droit relatif aux demandes sur place ou commis une erreur déraisonnable.
[39] De plus, dans la décision Li, précitée, la juge Gagné a conclu ce qui suit aux paragraphes 30 et 31 :
[30] Quant à la conclusion subsidiaire de la SAR selon laquelle aucun élément de preuve ne démontre que les autorités chinoises aient été informées de la pratique du Falun Gong de Mme Li au Canada, j’estime qu’elle est raisonnable, comme l’enseigne la décision de notre Cour dans l’affaire Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 765, aux paragraphes 27 à 30. Dans cette instance, le juge Alan Diner a conclu qu’il était raisonnable de rejeter une demande sur place en l’absence de tout élément de preuve démontrant que la demande d’asile avait été portée à l’attention des autorités du pays d’origine.
[31] Les éléments de preuve documentaire démontrant que le gouvernement chinois surveille la pratique du Falun Gong n’est pas en contradiction avec la conclusion de la SAR selon laquelle elle ne disposait d’aucun élément de preuve suggérant que les activités de Mme Li liées à la pratique du Falun Gong aient été portées à l’attention des autorités chinoises. Le fait d’arriver à une conclusion différente constituerait une confirmation que dès qu’un demandeur a participé à des activités du Falun Gong au Canada, sa demande d’asile sur place doit être accueillie. Je ne suis pas d’accord.
[40] La jurisprudence a établi qu’il était raisonnable pour la SAR de rejeter la demande d’asile sur place de la demanderesse en l’absence de preuve que les autorités chinoises étaient au courant de ses activités.
VII. Conclusion
[41] À mon humble avis, compte tenu des faits de l’espèce et de la jurisprudence contraignante, la décision de la SAR est raisonnable en ce qu’elle est transparente, intelligible et justifiée. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
VIII. Question à certifier
[42] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-4399-21
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.
« Henry S. Brown »
Juge
Traduction certifiée conforme
Jean-François Vincent
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-4399-21 |
INTITULÉ :
|
YUXIN SU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 10 MAI 2022 |
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE BROWN |
DATE DES MOTIFS :
|
LE 17 mai 2022 |
COMPARUTIONS :
Subuhi Siddiqui |
POUR LA DEMANDERESSE |
Catherine Vasilaros |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lewis and Associates
Avocats Toronto (Ontario) |
POUR LA DEMANDERESSE |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |