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Date : 20220517


Dossier : T-1185-21

Référence : 2022 CF 702

Ottawa (Ontario), le 17 mai 2022

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

JOHN ROCK ET CHRISTELLE ROCK

demandeurs

et

LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT,

GÉRALD HERVIEUX, JEAN-NOËL RIVERIN ET MARIELLE VACHON

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Dans l’avis de demande [l’Avis] qu’ils déposent auprès de la Cour le 27 juillet 2021, M. John Rock et Mme Christelle Rock [les demandeurs] contestent (1) l’élection de MM. Gérald Hervieux et Jean-Noël Riverin et de Mme Marielle Vachon au poste de conseiller lors des élections du 17 septembre 2018 et de celles du 17 août 2020; et (2) le refus du Conseil de bande de Betsiamites (Conseil des Innus de Pessamit) [le Conseil], le 28 juin 2021, de déclencher des élections partielles. Dans leur Avis, les demandeurs sollicitent une série de réparations pour chacune des contestations précitées.

[2] Dans leur Avis, les demandeurs n’incluent pas de demande de transmission de documents, tel que le permet la Règle 317 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]. Les demandeurs ne signifient pas non plus de requête au Conseil pour demander la transmission des documents ou des éléments matériels pertinents quant à la demande qu’ils n’ont pas, mais qui sont en la possession du Conseil, tel que le permet aussi la Règle 317.

[3] Tel que les demandeurs le plaident, rien n’indique qu’ils soient obligés de présenter une demande selon la Règle 317. Cependant, le choix de ne pas présenter une telle demande ou le défaut de le faire peut entraîner des conséquences. En l’espèce, et conformément aux enseignements de la Cour d’appel fédérale dans Canada c Merchant (2000) Ltd, 2001 CAF 301 [Merchant], ces conséquences sont fatales à la demande puisque les demandeurs n’ont pas été en mesure de rencontrer leur fardeau de preuve. Ainsi, et pour les motifs énoncés ci-après, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Contexte procédural

[4] Je ne reprendrai pas en détail les faits ayant mené à la présente demande puisque cela n’est pas nécessaire compte tenu de mes motifs. Les parties les ont d’ailleurs exposés dans leur mémoire respectif. Il importe cependant d’examiner le contexte procédural de la présente demande.

[5] En effet, au soutien de leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs déposent chacun un affidavit dans lequel ils affirment notamment (1) au paragraphe 18 de l’affidavit respectif de chacun des demandeurs, que le 28 juin 2021, ils ont fait parvenir une mise en demeure au Conseil et aux conseillers pour que des élections partielles soient déclenchées pour combler les postes de MM. Hervieux et Riverin et Mme Vachon en vertu de l’alinéa 3.9(e) du Code électoral concernant les élections du Conseil de bande de Betsiamites [Code électoral]; et (2) au paragraphe 19 de l’affidavit respectif de chacun des demandeurs, que le 30 juin 2021, Me Marie-Christine Gagnon a fait parvenir une réponse à leur mise en demeure dans laquelle elle énonce que le Conseil et elle-même ne souscrivent pas aux prétentions de M. et Mme Rock et que MM. Hervieux et Riverin et Mme Vachon occuperaient leur poste de conseiller validement.

[6] Les demandeurs joignent à leur affidavit, copie de la mise en demeure qu’ils ont adressée au Conseil et copie de la réponse qu’ils ont reçue de Me Gagnon. Par voie de requête, le Conseil, MM. Hervieux et Riverin et Mme Vachon [les défendeurs] ont demandé la radiation de certains paragraphes de ces deux affidavits et la Cour a, par ordonnance, radié ces paragraphes, de même que la pièce P-6, des affidavits respectifs de M. Rock et de Mme Rock. Cette radiation n’est pas déterminante dans le présent cas et ma décision serait la même si j’avais conclu autrement dans le cadre de cette requête.

[7] Au soutien de leur demande de contrôle judiciaire, les demandeurs déposent aussi un affidavit de M. Jean-Marie Vollant, actuellement le Chef du Conseil, qui témoigne sur le mode de prise de décisions du Conseil et qui affirme notamment qu’il était à l’extérieur de Pessamit entre le 28 et le 30 juin, qu’il n’a jamais eu de discussion à propos de la réponse à donner à la mise en demeure précitée et qu’il a pris connaissance pour la première fois de la réponse de Me Gagnon le 4 juillet 2021.

[8] Lors de l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire, les demandeurs ont confirmé sans équivoque qu’ils renonçaient à contester l’élection de MM. Hervieux et Riverin et de Mme Vachon au poste de conseiller lors des élections du 17 septembre 2018 et de celles du 17 août 2020 et qu’ils ne sollicitaient conséquemment plus les réparations liées à cette contestation. Au terme de l’audience, la seule contestation dont la Cour est demeurée saisie est donc celle visant le refus du Conseil de déclencher des élections partielles.

[9] Dans leur exposé des faits et du droit, les demandeurs réfèrent à la réponse de Me Gagnon et ils soulèvent que ladite réponse n’a pas été envoyée après que le consentement ait été donné par une majorité des conseillers de la bande des Innus de Pessamit [la Bande] présents à une réunion du Conseil dûment convoquée tel que l’exigerait l’alinéa 2(3)b) de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, ch I-5 [la Loi sur les Indiens]. Dans leur exposé des faits et du droit au paragraphe 25, les demandeurs écrivent que « la réponse de Me Marie-Christine Gagnon, datée du 30 juin 2021 […] n’est pas valide et ne lie pas le Conseil car le chef, M. Jean-Marie Vollant, n’a jamais été consulté par cette dernière avant qu’elle envoie cette correspondance aux demandeurs […] » et au paragraphe 26, que « la réponse de Me Marie-Christine Gagnon […] n’a pas été envoyée à la suite du consentement donné par une majorité des conseillers de la bande […] ». Bien que les demandeurs réfèrent à la lettre de Me Gagnon, cette dernière ne constitue pas la décision contestée, laquelle est bien celle prise par le Conseil de ne pas déclencher d’élections partielles. En effet, c’est aussi ce que suggèrent l’argument des demandeurs quant au quorum à atteindre pour une décision valide au paragraphe 84 de l’exposé des faits et du droit des demandeurs : « [a]u surplus, il est impossible, pour le Conseil, d'atteindre le quorum de quatre (4) personnes pour prendre une décision valide en regard de la tenue d'une élection car les trois (3) conseillers défendeurs sont en conflit d’intérêts » et l’argument des demandeurs quant à la nécessité pour le Conseil d’avoir des membres validement élus, car le Conseil prend des décisions sur une multitude de sujets qui touchent la Bande (paragraphes 87 et suivants de leur exposé des faits et du droit). Pareillement, au paragraphe 109 de leur exposé, les demandeurs stipulent que « […] la demande de contrôle judiciaire n’est pas hors délai au sens de l’article 18.1 (2) [sic] de la Loi sur les cours fédérales puisque le Conseil n’a jamais pris de décision valide à l’égard du déclenchement des élections pour les trois (3) postes de conseillers vacants, tel que le prévoit pourtant l’article 3.9 du Code électoral ». Le paragraphe 111 de l’exposé des faits et du droit des demandeurs réfère à des « décisions prises par des sous-groupes de conseillers ».

[10] Or, le dossier des demandeurs ne contient pas de « décision » prise par la Conseil le ou vers le 28 juin 2021, ni d’information sur la teneur de cette décision et il ne contient pas non plus de documents susceptibles d’éclairer la Cour quant aux motifs de la décision alléguée.

[11] Le 10 février 2022, les défendeurs déposent une requête afin d’être autorisés à déposer un affidavit complémentaire, celui de M. Jean-Noël Riverin, en réponse aux arguments en lien avec l’alinéa 2(3)b) de la Loi sur les Indiens, formulés pour la première fois par les demandeurs dans leur exposé des faits et du droit. Les demandeurs consentent à la requête des défendeurs et ils renoncent à contre-interroger M. Riverin. La requête est accueillie et l’affidavit de M. Riverin est donc accepté pour dépôt. Dans son affidavit, M. Riverin affirme notamment que (1) le 30 juin 2021, six membres du conseil se sont rencontrés afin de discuter du contenu de la mise en demeure et d’y répondre; (2) la greffière du Conseil était présente; (3) à l’unanimité des vice-chefs présents à la réunion, le Conseil a refusé de déclencher des élections partielles alors que chacun des six vice-chefs présents a exprimé son opinion que les postes des trois conseillers concernés n’étaient pas vacants au sens du Code électoral; et (4) le Conseil n’était pas paralysé par une apparence de conflit d’intérêts.

[12] M. Riverin, témoignant pour les défendeurs, confirme donc que le Conseil a bien pris la décision, le 30 juin 2021, de refuser de déclencher des élections partielles.

III. La norme de contrôle, le fardeau de preuve et la Règle 317

[13] Les parties s’entendent qu’il convient d’appliquer la norme de la décision raisonnable. Les demandeurs citent Bacon St-Onge c Conseil des Innus de Pessamit, 2017 CF 1179 au paragraphe 71 et ajoutent que la norme de la décision raisonnable est, dans un cas comme celui qui nous occupe, similaire à celle de la décision correcte et que la décision doit être justifiée par le libellé du code électoral. Les défendeurs ajoutent quant à eux que la norme de la décision raisonnable s’applique et que les tribunaux reconnaissent l’importance de faire preuve de déférence lorsqu’il est question d’interprétation de lois autochtones écrites (Pastion c Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648 aux para 16 à 29; Porter c Boucher-Chicago, 2021 CAF 102 au para 27).

[14] Il est entendu que la déférence fait reposer sur les épaules du demandeur le fardeau de démontrer que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire est déraisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, citant notamment Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), [2018] 1 RCS 83 au para 108; Établissement de Mission c Khela, [2014] 1 RCS 502 au para 64; May c Établissement Ferndale, [2005] 3 RCS 809 au para 71; Northern Telecom c Travailleurs en communication, [1980] 1 RCS 115 at 130).

[15] Lors de l’audience, j’ai discuté avec les parties de l’impact de l’absence d’informations quant à la décision rendue par le Conseil, incluant l’absence de la décision elle-même, sauf pour la mention qu’en a fait M. Riverin, et de l’absence de motifs expliquant cette décision du Conseil de refuser de déclencher des élections partielles. J’ai communiqué aux parties certaines préoccupations et je leur ai accordé l’opportunité de présenter des arguments sur cette question. Tel que l’ont souligné les défendeurs, il ne s’agit pas ici d’un cas où la Cour dispose d’un dossier complet, mais constate l’absence de motifs dans la décision ou dans ledit dossier, ce qui peut, selon les circonstances, justifier de retourner l’affaire au décideur (voir ces circonstances et la jurisprudence citée dans Catalyst Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CF 505).

[16] La Cour est ici plutôt confrontée à une situation dans laquelle elle ignore si le dossier soumis à la Cour est complet. En l’instance, la Cour ne connaît pas la teneur exacte de la décision rendue ou ses motifs, et ignore aussi si une décision écrite, un procès-verbal ou des motifs sous une forme ou une autre existe ou non. Or, cette ignorance découle du fait que les demandeurs n’ont pas présenté de demande de documents en vertu de la Règle 317. Il ne s’agit pas non plus d’une situation où le choix des demandeurs de ne pas recourir à la Règle 317 est atténué par le fait que les parties déposent, dans leur dossier respectif, la preuve nécessaire pour examiner le bien-fondé de l’affaire.

[17] Tel que l’ont proposé les défendeurs, la situation est plutôt analogue à celle décrite dans la décision de la Cour d’appel fédérale dans Merchant.

[18] La Cour en l’instance ne dispose que de la mise en demeure adressée par les demandeurs au Conseil, de la réponse de Me Gagnon et des informations fournies par les défendeurs et contenues dans l’affidavit de M. Riverin. Les défendeurs n’ont pas confirmé que le dossier soumis à la Cour est complet, ni que des motifs existent et rien n’indique qu’ils aient l’obligation de le faire. La présence de la greffière à la réunion du Conseil du 30 juin 2021 pourrait suggérer que certains éléments de la discussion, de même que la décision, auraient été consignés par écrit, mais nous n’en savons pas plus.

[19] Dans la décision Gagnon c Canada (Procureur général), 2017 CF 373 au paragraphe 60 [Gagnon], la Cour a déterminé qu’« [i]l ne s’agi[ssait] pas d’une affaire où l’absence de la production du matériel en la possession (dossier certifié) de l’office fédéral – facultatif selon l’article 317 – rend[ait] impossible l’examen de la décision […] ». Dans ce cas, la Cour avait « […] des affidavits détaillés et de nombreux documents pertinents permettant à la Cour de rendre une décision éclairée sur leurs arguments respectifs, incluant la raisonnabilité [sic] de la décision de la sous-ministre de rejeter les griefs de la demanderesse » (Gagnon au para 60). Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[20] Pour paraphraser les paragraphes 8 à 10 de la décision de la Cour d’appel fédérale dans Merchant, les demandeurs dans la présente affaire peuvent uniquement obtenir une réparation s’ils établissent que le décideur a commis une erreur susceptible de révision. Les demandeurs portent le fardeau de démontrer que la décision est déraisonnable et que les vices qu’ils allèguent sont avérés. Cependant, aucun élément de preuve n’a été déposé entre autres pour confirmer la teneur exacte de la décision du Conseil ou son fondement, ou encore pour détailler la procédure suivie par les membres du Conseil.

[21] La Règle 317 autorise une partie à demander que des documents ou éléments matériels pertinents à la demande qui sont en la possession de l'office fédéral dont l'ordonnance fait l'objet d'une demande lui soient transmis. Les demandeurs n’ont pas demandé ces éléments. Puisque la décision du Conseil, son fondement, ou encore le détail de la procédure suivie pour adopter la décision n'est pas mis à la disposition de la Cour, les demandeurs ne peuvent pas démontrer que la décision est déraisonnable ou encore qu’elle n’est pas valide et que les règles relatives aux réunions et aux décisions du Conseil que les demandeurs invoquent, présumant qu’elles s’appliquent, n’ont pas été respectées.

[22] De plus, la Cour note que l’article 3.11 du Code électoral, invoqué par les demandeurs, prévoit que « [l]orsque le poste de chef ou de conseiller devient vacant plus de six mois avant la date de la tenue ordinaire de la nouvelle élection, une élection spéciale aura lieu en conformité avec le présent code afin de remplir cette vacance jusqu’à la prochaine élection ».

[23] Or, la date de la tenue ordinaire de la nouvelle élection est prévue en août 2022, soit dans moins de six mois. Ainsi, à tout évènement, la demande des demandeurs pourrait être devenue académique.

[24] En conclusion, puisque les demandeurs n’ont pas rempli leur fardeau, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier T-1185-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les dépens sont accordés en faveur des défendeurs.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1185-21

INTITULÉ :

JOHN ROCK ET CHRISTELLE ROCK et LE CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT, GÉRALD HERVIEUX, JEAN-NOËL RIVERIN ET MARIELLE VACHON

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS:

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 17 mai 2022

COMPARUTIONS :

Me François Boulianne

Pour les demandeurs

Me Guy Régimbald

Me Marie-Christine Gagnon

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

François Boulianne

Québec (Québec)

Pour les demandeurs

Gowling WLG (Canada)

Ottawa (Ontario)

Marie-Christine Gagnon

Kahnawake (Québec)

Pour les défendeurs

 

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