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Date : 20220513

Dossier : IMM-6235-21

Référence : 2022 CF 717

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 mai 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

C.C.R.M.

demandeur

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS

ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, un citoyen de la Colombie, sollicite le contrôle judiciaire de la décision, datée du 25 août 2021, par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle il n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Dans l’exposé circonstancié joint à son formulaire Fondement de la demande, le demandeur affirme qu’il a fui la Colombie et qu’il est entré au Canada en mai 2019 après que des groupes paramilitaires lui eurent extorqué de l’argent et qu’ils l’eurent menacé de le tuer à différentes occasions et dans différentes régions de la Colombie.

[3] D’avril 2013 à février 2016, le demandeur était le propriétaire exploitant d’une entreprise de distribution à Acacias, en Colombie. Durant cette période, il a été victime d’extorsion de la part d’un groupe paramilitaire; jusqu’à la fin de 2015, il a versé à ce groupe 400 000 pesos par mois. Mais en décembre 2015, le groupe l’a informé qu’il devrait dorénavant verser 1 000 000 de pesos par mois, somme qu’il a refusé de payer. En janvier 2016, il a reçu la visite de divers membres du groupe qui ont également exigé un paiement d’extorsion majoré, mais le demandeur a maintenu son refus de payer.

[4] Le 11 février 2016, deux membres armés du groupe paramilitaire ont abordé le demandeur dans la rue près de son domicile et ont menacé de le tuer s’il ne faisait pas son paiement d’extorsion majoré. Cette nuit-là, le demandeur s’est installé chez un ami dans la partie opposée d’Acacias et, deux jours plus tard, chez sa mère, à Bogota.

[5] En juin 2016, le demandeur a déménagé à Barranquilla, une autre ville de Colombie, où il a fondé une entreprise de distribution de produits de beauté aux détaillants. Le demandeur a enregistré l’entreprise au nom de sa mère et de son frère afin que le groupe paramilitaire ne le retrouve pas.

[6] En mars 2017, un homme s’est présenté au domicile du demandeur et lui a fait une proposition commerciale. Le demandeur n’était pas à l’aise avec les modalités de la proposition, car il soupçonnait que l’homme projetait d’utiliser son entreprise comme couverture pour expédier des stupéfiants. Il a donc refusé la proposition. En avril 2017, l’homme est revenu le voir et a tenté de nouveau de le convaincre d’accepter sa proposition, mais le demandeur a répondu qu’il n’était toujours pas intéressé.

[7] En mai 2017, deux hommes soi-disant membres du Clan del Golfo ont interpellé le demandeur dans la rue et lui ont dit que, s’il voulait continuer à faire des affaires à Barranquilla, il fallait travailler avec eux. Pour gagner du temps, le demandeur leur a répondu qu’il avait besoin de réfléchir à leur proposition.

[8] Le 14 juin 2017, les hommes sont revenus voir le demandeur et ont exigé qu’il leur verse 500 000 pesos par mois en conséquence de son rejet de leur proposition commerciale. Il a refusé de payer. En raison de cette situation, il a déménagé à Bogota.

[9] Le 20 août 2017, le demandeur a quitté le pays avec sa conjointe de fait à destination du Venezuela. Toutefois, sa conjointe de fait y a reçu des menaces de mort, et ils ont finalement fui aux États-Unis, mais séparément. Aux États-Unis, la demande d’asile de la conjointe de fait du demandeur a été rejetée, après quoi ils ont décidé de venir au Canada.

[10] Le demandeur est entré au Canada de façon irrégulière (et séparément de sa conjointe de fait) en mai 2019 et a présenté une demande d’asile.

[11] Le 27 novembre 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. Elle a rejeté son argument fondé sur l’article 96, car le préjudice redouté n’était pas lié à un motif prévu par la Convention. En ce qui concerne l’article 97, la question déterminante dont était saisie la SPR était celle de savoir si le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] à Bucaramanga. La SPR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, les agents du préjudice ne seraient pas motivés à poursuivre le demandeur à Bucaramanga et qu’il ne serait pas déraisonnable que le demandeur y déménage. Pour parvenir à ces conclusions, la SPR a tiré deux conclusions défavorables en matière de crédibilité à l’encontre du demandeur : la première est liée à une omission dans son exposé circonstancié concernant son affirmation selon laquelle il disposait de renseignements sensibles sur le Clan del Golfo et à l’absence d’une explication raisonnable justifiant cette omission, et la seconde est liée au défaut de mentionner dans son exposé circonstancié ou dans son témoignage qu’une personne avait abordé son ami à Acacias pour savoir où il se trouvait (ce dont témoigne une lettre de son ami).

[12] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR, en faisant valoir que la SPR avait commis une erreur dans son appréciation du lien, de sa crédibilité et de la PRI. La SAR n’a relevé aucune erreur en ce qui a trait à la conclusion de la SPR selon laquelle les craintes du demandeur n’étaient pas liées à un motif prévu par la Convention, et elle a conclu que la SPR avait eu raison d’examiner la demande au regard de l’article 97 de la LIPR.

[13] La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en mettant en doute la crédibilité du demandeur. Dans tous les cas où la SPR avait tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité, la SAR a conclu qu’elle avait mal appliqué le concept de crédibilité, car il s’agissait non pas de faits ou d’expériences réelles relatées par le demandeur, mais de ses conjectures ou de ses opinions. La SAR a également conclu que la SPR n’avait pas avancé de motifs suffisants pour mettre en doute la crédibilité du demandeur; pour sa part, elle n’a tiré aucune conclusion défavorable en matière de crédibilité à l’encontre du demandeur.

[14] Cependant, la SAR a apprécié de façon indépendante la viabilité de la PRI à Bucaramanga et a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’elle n’était pas viable, car : i) il n’avait pas produit une preuve suffisamment crédible pour démontrer que les agents du préjudice étaient motivés à le rechercher à Bucaramanga; et ii) il n’avait pas établi que, dans sa situation particulière, il serait déraisonnable d’y déménager.

[15] Le demandeur affirme que la décision de la SAR doit être annulée et que l’affaire doit être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue, au motif que : a) la SAR n’a pas traité de la preuve objective relative aux conditions dans le pays; b) les motifs de la SAR sont inintelligibles; et c) globalement, la SAR n’a pas justifié son choix de proposer Bucaramanga comme PRI.

[16] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

I. La question préliminaire

[17] Le demandeur a joint à son dossier une demande d’ordonnance d’anonymat, sur laquelle la Cour ne s’est pas prononcée avant l’audition de la présente demande. Le défendeur ne s’oppose pas à ce que l’ordonnance d’anonymat sollicitée soit rendue, et la Cour est convaincue que les circonstances justifient qu’elle le soit.

II. Analyse

[18] La conclusion de la SAR concernant l’analyse de la PRI est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65; Iyere c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 67 au para 16].

[19] Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit trancher la question de savoir si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. Il incombe à la partie qui conteste la décision de démontrer qu’elle est déraisonnable [voir Vavilov, précité, aux para 15, 83, 85, 99, 100]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [voir Adeniji-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

[20] Le critère à deux volets relatif à la PRI a été décrit par le juge McHaffie aux paragraphes 8 et 9 de l’arrêt Olusola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 799 :

[8] Pour établir s’il existe une PRI viable, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que (1) le demandeur ne sera pas exposé à la persécution (selon une norme de la « possibilité sérieuse ») ou à un danger ou un risque au titre de l’article 97 (selon une norme du « plus probable que le contraire ») dans la PRI proposée; et (2) en toutes les circonstances, y compris les circonstances propres au demandeur d’asile, les conditions dans la PRI sont telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge : Thirunavukkarasu, aux pages 595 à 597; Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643, aux para 10 à 12.

[9] Les deux « volets » du critère doivent être remplis pour appuyer la conclusion qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable. Le seuil du deuxième volet du critère de la PRI est élevé. Il faut « une preuve réelle et concrète de l’existence » de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité des demandeurs tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr : Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CAF), au para 15.

[21] Le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur en ne traitant pas dans ses motifs de la preuve objective relative aux conditions dans le pays incluse dans ses documents, laquelle preuve établit que le Clan del Golfo est présent et influent dans le département du Meta, où se situe Bucaramanga. Je rejette cette affirmation. La preuve objective relative aux conditions dans le pays que le demandeur invoque à l’appui de son affirmation est pertinente relativement à la capacité du Clan del Golfo de le retrouver à Bucaramanga. Toutefois, nul n’a contesté devant la SPR ou la SAR que les agents du préjudice disposent des moyens de retrouver le demandeur. La question litigieuse dont la SPR et la SAR étaient saisies était celle de savoir si les agents du préjudice étaient motivés à le retrouver, et le demandeur n’a renvoyé la Cour à aucun document objectif précis relatif aux conditions dans le pays que la SAR aurait négligé.

[22] Le demandeur affirme en outre que les motifs de la SAR sont inintelligibles parce que contradictoires : d’une part, elle a conclu que la vie du demandeur n’était pas menacée parce que les agents du préjudice n’étaient pas motivés à le retrouver, et, d’autre part, elle a conclu que, dans la ville proposée à titre de PRI, le demandeur pourrait travailler dans une industrie différente afin de ne pas attirer l’attention des agents du préjudice. Il fait remarquer que, s’il n’y avait aucun risque qu’il soit retrouvé à Bucaramanga, la SAR n’avait aucune raison de lui suggérer un changement de profession.

[23] Je rejette cet argument. Le demandeur a mal interprété l’analyse et les conclusions de la SPR et la SAR. À l’audience devant la SPR, il a affirmé que, s’il retournait en Colombie, il n’aurait d’autre choix que de reprendre ses activités commerciales, ce qui l’exposerait au risque de se faire extorquer de nouveau. La SPR a conclu que la preuve ne suffisait pas à étayer l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’avait d’autre choix que d’exploiter une entreprise pour subvenir à ses besoins à Bucaramanga. Elle n’a pas conclu qu’il devrait travailler dans une autre industrie à Bucaramanga afin de ne pas attirer l’attention des agents du préjudice. Ensuite, lors de l’appel devant elle, la SAR s’est concentrée sur l’employabilité générale du demandeur, et, encore là, elle n’a pas tiré de conclusion de la nature de celle que lui attribue le demandeur.

[24] Enfin, le demandeur affirme qu’à la lumière des circonstances et de la preuve qu’il avait présentée concernant ses craintes pour sa sécurité, la SAR n’a pas présenté de motifs suffisants pour justifier sa conclusion selon laquelle Bucaramanga est une PRI viable. Je rejette cette affirmation. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il incombait au demandeur de démontrer que la PRI proposée n’était pas viable, et non pas à la SAR de démontrer qu’elle l’était [voir Ifaloye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1110 aux para 2 et 27]. À la lumière de l’ensemble des motifs de la SAR, je suis convaincue que la conclusion à laquelle elle est parvenue à l’égard de la PRI est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et qu’elle est justifiée au regard de la preuve dont elle disposait et des principes juridiques applicables.

[25] Dans son mémoire des faits et du droit supplémentaire, le demandeur a également affirmé que la SPR avait tiré des conclusions imprécises et inéquitables concernant sa crédibilité et des conclusions d’invraisemblance erronées qui avaient influé sur son analyse du premier volet du critère relatif à la PRI. Toutefois, dans le cadre de la présente demande, le rôle de la Cour consiste à contrôler non pas la décision de la SPR, mais celle de la SAR (qui a effectué une analyse indépendante de la PRI et qui n’a adopté qu’une petite partie des motifs de la SPR); il n’appartient donc pas à la Cour de se prononcer sur cet argument.

[26] En tout état de cause, la Cour fait remarquer qu’en ce qui concerne la crédibilité du demandeur, la SAR a rejeté les conclusions de la SPR et n’a tiré aucune conclusion défavorable à ce sujet. La SAR a également rejeté l’affirmation du demandeur selon laquelle la SPR avait tiré des conclusions relatives à la vraisemblance. Elle a plutôt jugé que la SPR avait simplement souligné l’insuffisance de la preuve pour étayer les affirmations et les observations du demandeur à propos des agents du préjudice. Je ne vois aucune erreur dans les motifs de la SAR à cet égard. La conclusion de la SAR selon laquelle la preuve du demandeur était crédible n’atténuait pas l’obligation, pour ce dernier, de fournir suffisamment d’éléments de preuve objectifs à l’appui de sa demande [voir Iyere c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 67 au para 37], et la SAR a raisonnablement conclu qu’il n’avait pas satisfait à cette obligation.

III. Conclusion

[27] Comme le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[28] Les parties ne proposent aucune question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6235-21

LA COUR STATUE :

  1. Tous les documents et le plumitif préparés par la Cour, dont certains éléments peuvent être rendus publics, doivent être modifiés ou caviardés dans la mesure nécessaire pour préserver l’anonymat du demandeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6235-21

INTITULÉ :

C.C.R.M. c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MAI 2022

COMPARUTIONS :

Agnes Tong

POUR LE DEMANDEUR

Aminollah Sabzevari

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Acumen Law Corporation

Avocats

Richmond (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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