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Date : 20220517


Dossier : IMM-4990-21

Référence : 2022 CF 730

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mai 2022

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

FAIZALMAHMED ISMAIL DESAI

FATMABIBI FAIZALMAHMED DESAI

SIDDIQAH FAIZALMAHMED DESAI

FARIHA FAIZALMAHMED DESAI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] Les demandeurs, un homme (le demandeur principal), sa femme et leurs deux enfants mineurs, sont tous des citoyens de l’Inde qui ont fui le pays pour se rendre au Canada, car ils craignaient d’être persécutés en raison de leur religion musulmane et des activités politiques du demandeur principal.

[2] La Section de la protection des réfugiés (SPR) et la Section d’appel des réfugiés (SAR) ont toutes deux rejeté leurs demandes d’asile.

[3] La SPR avait conclu que les demandeurs étaient crédibles, mais qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable à Hyderabad. La SAR a confirmé la décision de la SPR.

[4] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera accueillie. L’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

II. Le contexte factuel

[5] En 2016, le demandeur principal a été élu sarpanch adjoint de son petit village dans l’État du Gujarat.

[6] Le demandeur principal a déclaré qu’il était exposé à un risque parce qu’en juin 2019, il avait été accusé à tort par de puissants villageois hindous d’avoir forcé une fille hindoue à s’enfuir avec un garçon musulman. Le 11 août 2019, plusieurs villageois hindous ont encerclé la voiture du demandeur principal alors qu’il se trouvait à l’intérieur et ont menacé de violer son épouse et sa fille.

[7] Bien que le demandeur principal ait signalé l’incident à la police, celle‑ci n’a pris aucune mesure, car les assaillants avaient des liens étroits avec le monde politique.

[8] Le 22 août 2019, les demandeurs se sont enfuis au Canada au moyen de visas obtenus préalablement.

III. La décision de la SPR

[9] Le demandeur principal avait mentionné à la SPR qu’il souhaitait rester actif sur le plan politique et qu’il craignait d’être perçu comme un défenseur notoire des mariages interconfessionnels parce que les agents de persécution avaient de puissantes relations dans toute l’Inde.

[10] La SPR avait évalué le risque à Hyderabad de la manière suivante :

[traduction]
[13] Le seul problème que les demandeurs ont eu dans le passé était que le demandeur d’asile était soupçonné d’être impliqué dans la fuite d’un garçon musulman avec une fille hindoue. Existe-t-il une possibilité sérieuse que, si les demandeurs se réinstallaient à Hyderabad, un autre garçon musulman s’enfuie avec une fille hindoue et que le demandeur d’asile soit encore soupçonné de complicité? Je ne crois pas. Cette hypothèse est beaucoup trop conjecturale, et une décision ne peut reposer sur une pure conjecture.

[11] La SPR avait conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Hyderabad.

IV. Les observations présentées à la SAR

[12] Les observations présentées à la SAR étaient tirées du formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) et des conclusions de la SPR.

[13] Selon ces observations, la SPR était de manière générale convaincue de la crédibilité des demandeurs. Elle avait admis que des éléments de preuve corroborants démontraient que le demandeur principal avait été élu sarpanch et qu’il avait été pris pour cible par des extrémistes hindous après qu’un garçon musulman se soit enfui avec une fille hindoue. La SPR n’avait pas nié le fait que les demandeurs seraient également pris pour cibles s’ils retournaient dans l’État du Gujarat.

[14] Entre autres choses, les demandeurs ont précisément déclaré que le demandeur principal serait pris pour cible partout où il choisirait de résider en Inde pour deux raisons. La première est qu’il est perçu comme ayant appuyé une relation entre deux personnes de religion différente. La deuxième est que même si ce n’était pas le cas, le demandeur principal était actif sur le plan politique, et toute activité politique future l’exposerait à un risque aux mains des mêmes groupes de personnes qui le poursuivraient pour la première raison.

[15] Dans des observations détaillées présentées à la SAR, les demandeurs ont affirmé que la SPR avait complètement écarté l’argument important selon lequel le demandeur principal serait retrouvé et pris pour cible n’importe où parce qu’il était perçu comme un défenseur notoire des mariages interconfessionnels ou de la cause musulmane, car les personnes qui lui en voulaient avaient des relations puissantes dans tout le pays. Autrement dit, il ferait face à des représailles dans n’importe quel endroit proposé comme PRI compte tenu de ses activités politiques antérieures et du fait qu’il avait l’intention de rester actif sur le plan politique.

V. La décision de la SAR

[16] La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la preuve n’établissait pas que les demandeurs étaient exposés à une possibilité sérieuse de persécution à Hyderabad parce que le demandeur principal avait été accusé à tort d’avoir aidé un couple interconfessionnel à s’enfuir dans l’État du Gujarat. La SAR a également conclu qu’il n’y avait aucune preuve que les personnes qui lui en voulaient auraient la motivation et les moyens de retrouver les demandeurs à Hyderabad.

[17] Le problème avec la décision de la SAR se trouve au paragraphe 9 :

[9] Le conseil n’a pas contesté la conclusion de la SPR selon laquelle il était hypothétique de soutenir que les appelants auraient les mêmes problèmes à Hyderabad que dans l’État du Gujarat du fait qu’ils sont musulmans et que M. Desai souhaite continuer à participer à la vie politique là‑bas. Étant donné que les appelants ne contestent pas cette conclusion, cela me suffit pour déclarer que j’ai examiné l’ensemble des éléments de preuve concernant cette conclusion et que j’y souscris pour les motifs donnés par la PSR au paragraphe 13 de sa décision. Plus particulièrement, je ne suis pas d’avis que les éléments de preuve établissent que les appelants seraient exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou à une probabilité de préjudice grave à Hyderabad parce qu’un certain M. Desai, dans l’État du Gujarat, a faussement été accusé d’avoir aidé un couple interconfessionnel à s’enfuir.

[18] La SAR s’est fondée sur le risque très étroitement défini par la RPD : un garçon musulman s’est enfui avec une fille hindoue et aurait bénéficié de l’aide du demandeur principal.

VI. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[19] Les demandeurs soulèvent une seule question : la SAR a-t-elle commis une erreur en interprétant mal la nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés, interprétant ainsi de manière erronée le fondement de la demande d’asile du demandeur principal?

[20] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a examiné en profondeur le droit relatif au contrôle judiciaire des décisions administratives. Elle a confirmé l’existence d’une présomption selon laquelle la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique aux décisions administratives, sous réserve de certaines exceptions, dont aucune ne s’applique aux faits de la présente affaire : Vavilov, au para 23.

[21] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une approche visant à faire en sorte que les cours de justice interviennent dans les affaires administratives uniquement lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif. Il tire son origine du principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct des décideurs administratifs. Toutefois, il ne s’agit pas d’une « simple formalité » ni d’un moyen visant à soustraire les décideurs administratifs à leur obligation de rendre des comptes. Ce type de contrôle demeure rigoureux : Vavilov, au para 13.

[22] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La norme de la décision raisonnable exige d’une cour de révision qu’elle fasse preuve de retenue envers une telle décision : Vavilov, au para 85.

VII. Analyse

[23] Lorsque la SAR s’est appuyée sur le paragraphe 13 de la décision de la SPR, elle a répété l’erreur commise par cette dernière.

[24] Bien que le paragraphe 13 de la décision de la SPR ait déjà été cité, par souci de simplicité, je le reprendrai ici, précédé du paragraphe 12 :

[traduction]
[12] Le demandeur d’asile a déclaré que, s’il retournait en Inde, il souhaiterait poursuivre ses activités politiques, ce qui attirerait l’attention, de sorte qu’il se heurterait aux mêmes problèmes que par le passé.

[13] Le seul problème que les demandeurs ont eu dans le passé était que le demandeur d’asile était soupçonné d’être impliqué dans la fuite d’un garçon musulman avec une fille hindoue. Existe-t-il une possibilité sérieuse que, si les demandeurs se réinstallaient à Hyderabad, un autre garçon musulman s’enfuie avec une fille hindoue et que le demandeur d’asile soit encore soupçonné de complicité? Je ne crois pas. Cette hypothèse est beaucoup trop conjecturale, et une décision ne peut reposer sur une pure conjecture.

[25] Les [traduction] « mêmes problèmes » dont il est question au paragraphe 12 sont précisés au paragraphe 13 : « la fuite d’un garçon musulman avec une fille hindoue ».

[26] La crainte que le demandeur principal a exprimée à la SPR et à la SAR comportait plusieurs volets : le demandeur était un musulman qui était actif sur le plan politique, qui était considéré comme ayant facilité un mariage interconfessionnel, et qui serait pris pour cible par des groupes hindous fondamentalistes de l’aile droite et leurs partisans ou sympathisants en tant que défenseur notoire de la cause musulmane.

[27] Lors de l’évaluation du risque auquel une personne renvoyée dans son pays d’origine serait exposée, il est important de tenir compte du profil de la personne. En s’appuyant sur le paragraphe 13 de la décision de la SPR, la SAR a accepté, sans analyse, le profil de risque très étroit énoncé par la SPR plutôt que le profil de risque plus large présenté et documenté par le demandeur principal devant la SPR et la SAR.

[28] Le défendeur rétorque que, lors du contrôle d’une décision, il est important de ne pas examiner les expressions isolément ou de ne pas examiner la décision à la loupe pour tenter d’y trouver une erreur.

[29] Je suis d’accord. Toutefois, il n’est pas nécessaire d’isoler des expressions ou d’effectuer une analyse microscopique pour se rendre compte que la déclaration de la SPR concernant le profil du demandeur principal est une description très précise et étroite du risque à plusieurs volets que le demandeur principal a présenté.

[30] Même si on lit la décision dans son ensemble, à la lumière de l’analyse de la PRI et du dossier d’appel, il est difficile de comprendre quels motifs de la SPR la SAR a accueillis et a rejetés.

[31] La SAR a conclu qu’il n’y avait aucune preuve établissant une possibilité sérieuse de persécution à Hyderabad parce que le demandeur principal aurait été faussement accusé d’avoir aidé un couple interconfessionnel à s’enfuir au Gujarat, « pour les motifs donnés par la SPR au paragraphe 13 de sa décision ». Or, le paragraphe 13 soulève un point entièrement différent. La SPR avait conclu qu’il était hypothétique de soutenir qu’un autre mariage interconfessionnel, de la même nature que celui du Gujarat et entraînant les mêmes fausses accusations et attaques, puisse se produire à Hyderabad.

[32] Cette conclusion très étroite, qu’aucune des parties ne conteste, ne peut alors servir de fondement pour conclure de manière catégorique qu’il est hypothétique que les demandeurs subiront des représailles de la part de groupes fondamentalistes hindous et de leurs sympathisants en raison de l’incident survenu dans l’État du Gujarat.

[33] Étant donné qu’elle n’a pas examiné la demande telle qu’elle avait été présentée par les demandeurs, la SAR a mal interprété les faits sur lesquels reposait l’évaluation de la probabilité de persécution dans la ville proposée comme PRI. Une mauvaise interprétation des faits et des éléments de preuve qui constituent le fondement d’une demande d’asile est une erreur déraisonnable et susceptible de révision : Champagne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1204 aux para 57-58.

[34] Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision; le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte : Vavilov, au para 126. La demande d’asile des demandeurs était fondée sur le profil du demandeur principal en tant que [traduction] « musulman actif sur le plan politique, exposé à un risque sérieux d’être pris pour cible par des extrémistes hindous en raison de ses convictions, de sa religion, de ses activités politiques et de son activisme ». En l’espèce, en limitant le fondement de la demande des demandeurs comme l’avait fait la SPR, la SAR n’a pas tenu compte de la preuve versée au dossier et de la trame factuelle générale. À mon avis, cela rend la décision déraisonnable.

VIII. Conclusion

[35] Pour tous les motifs qui précèdent, la présente demande est accueillie.

[36] La décision est annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-4990-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4990-21

 

INTITULÉ :

FAIZALMAHMED ISMAIL DESAI, FATMABIBI FAIZALMAHMED DESAI, SIDDQAH FAIZALMAHMED DESAI, FARIHA FAIZALMAHMED DESAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

David Orman

 

Pour les demandeurs

 

Alexandre Lipska

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Orman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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