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Date : 20220516


Dossier : IMM-3000-20

Référence : 2022 CF 725

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 mai 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

KULWINDER KAUR JAGRUP CHAHAL

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Kulwinder Kaur Jagrup Chahal sollicite le contrôle judiciaire de la décision de rejeter sa demande de permis de travail présentée dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. L’agent des visas [l’agent] a conclu que Mme Chahal avait fait une présentation erronée sur ses antécédents professionnels en Inde et l’a déclarée interdite de territoire au Canada pour une période de cinq ans conformément à l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] L’agent n’a pas informé Mme Chahal du doute ou du problème sous-jacent qui a mené à la conclusion préliminaire selon laquelle elle avait peut-être fait une présentation erronée sur ses antécédents professionnels. La décision de l’agent était inéquitable sur le plan procédural. La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

II. Le contexte

[3] Mme Chahal est citoyenne de l’Inde. Elle a présenté une demande de permis de travail après s’être vu offrir un poste d’adjointe administrative dans une entreprise appelée Safety Solutions à Mississauga, en Ontario.

[4] À l’appui de sa demande, elle a présenté une lettre de son employeur, la Podar World School en Inde, qui confirmait qu’elle y occupait un poste d’adjointe administrative. Elle a également présenté des talons de paye, sur lesquels il était indiqué qu’elle occupait un poste d’agente administrative. La lettre, signée par la directrice de l’école, confirmait que Mme Chahal y travaillait à titre d’agente administrative et de coordonnatrice principale depuis avril 2014.

[5] Mme Chahal soutient qu’elle avait initialement été embauchée à titre de coordonnatrice principale. Cependant, en juillet 2018, elle a commencé à assumer également le rôle d’agente administrative après que la titulaire du poste eut démissionné. Elle a assumé les deux rôles de juillet 2018 jusqu’au moment où elle a présenté sa demande de permis de travail. Elle a demandé une augmentation de salaire et la modification officielle du titre de son poste, mais ses demandes ont été refusées en raison d’un conflit régional en cours concernant les droits de scolarité.

[6] L’agent a tenté de vérifier de manière indépendante les antécédents professionnels de Mme Chahal en effectuant des recherches sur Internet et en communiquant avec des employés de la Podar World School. Selon les notes qu’il a consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], les recherches menées sur Internet ont révélé qu’une personne autre que Mme Chahal occupait le poste d’agente administrative à l’école.

[7] De plus, l’agent s’est entretenu avec les personnes suivantes :

  • a) Sampada Palkar, directrice de la Podar World School. Mme Palkar a confirmé que Mme Chahal travaillait comme agente administrative à l’école.

  • b) Kalpesh Shah, agent administratif à la Podar International School. M. Shah a expliqué qu’il n’était pas employé par la Podar World School et que les deux écoles sont gérées par des fiducies distinctes. Il a fait remarquer qu’il n’y a pas beaucoup d’établissements de la Podar World School et qu’il est selon lui impossible qu’une seule personne agisse à la fois comme agent administratif et comme coordonnateur principal.

  • c) Sandeep Pinto, conseiller en ressources humaines auprès de la Podar World School. M. Pinto a confirmé que Mme Chahal travaillait à l’école et gagnait le salaire qu’elle avait déclaré; cependant, il a dit qu’elle occupait le poste de coordonnatrice principale plutôt que celui d’agente administrative.

[8] L’agent a fait parvenir à Mme Chahal une lettre d’équité procédurale le 29 avril 2020. Dans cette lettre, il informait Mme Chahal qu’il craignait que la lettre confirmant son emploi soit frauduleuse du fait qu’elle n’indiquait pas de façon exacte le titre de son poste et ses fonctions à la Podar World School. Mme Chahal a été informée que s’il s’avérait qu’elle avait fait de fausses déclarations, elle serait déclarée interdite de territoire au Canada pour une période de cinq ans aux termes du paragraphe 40(1) et de l’alinéa 40(2)a) de la LIPR.

[9] Mme Chahal a répondu par écrit à l’agent le 25 mai 2020. Elle a expliqué que ses fonctions à la Podar World School consistaient notamment à enseigner et à fournir du soutien au personnel administratif. Elle a affirmé qu’elle donnait des leçons, coordonnait des vidéoconférences à l’intention des élèves, dirigeait des examens, tenait les dossiers officiels, préparait des rapports, gérait les relations avec les médias et répondait aux demandes d’admission.

[10] De plus, Mme Chahal a affirmé que ses gestionnaires à la Podar World School n’étaient pas d’accord qu’elle quitte son poste pour travailler à l’étranger. Elle a admis leur avoir dit qu’elle avait besoin d’une lettre confirmant son emploi afin d’obtenir un visa de visiteur et non un permis de travail. À son avis, si elle avait été honnête quant à la raison pour laquelle elle demandait la lettre, elle ne l’aurait peut-être pas obtenue.

[11] Selon la réponse de Mme Chahal à la lettre d’équité procédurale, après que l’agent eut pris contact avec l’école, on lui a demandé d’envisager de rester un an de plus avant de partir. Elle a refusé et elle a eu l’impression que les responsables de l’école avaient insinué qu’ils fourniraient des réponses défavorables aux autorités canadiennes concernant son emploi.

[12] Dans les notes qu’il a consignées dans le SMGC le 20 juin 2020, l’agent a écrit ce qui suit : [traduction] « [...] Je ne suis pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse travaille comme agente administrative ». Il a aussi écrit, dans ses notes, qu’il ne croyait pas que l’employeur canadien de Mme Chahal avait réalisé une entrevue en profondeur auprès de celle-ci, comme elle l’avait affirmé dans sa réponse à la lettre d’équité procédurale : [traduction] « [...] la demanderesse n’a jamais déclaré que l’employeur est, en fait, son proche parent; par conséquent, je ne trouve pas cette déclaration crédible ».

[13] L’agent a refusé la demande de permis de travail de Mme Chahal le 25 juin 2020 et il l’a déclarée interdite de territoire pour fausses déclarations pour une période de cinq ans.

III. La question en litige

[14] Mme Chahal conteste la décision de l’agent pour de nombreux motifs. L’un de ces motifs est déterminant. La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie parce que la décision de l’agent était inéquitable sur le plan procédural.

IV. Analyse

[15] Une question d’équité procédurale est assujettie à un exercice de révision qui est particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54). La Cour doit décider si le processus suivi par le décideur satisfait au niveau d’équité requis dans toutes les circonstances (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79). La question fondamentale est de savoir si la demanderesse connaissait la preuve à réfuter et si elle a eu possibilité complète et équitable d’y répondre (Siffort c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 351 au para 18).

[16] Les notes consignées par l’agent dans le SMGC font partie des motifs de la décision faisant l’objet du contrôle (Ebrahimshani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89 au para 5).

[17] Mme Chahal cherche à produire de nouveaux éléments de preuve concernant la nature de ses fonctions à la Podar World School, notamment des lettres et des affidavits confirmant qu’elle exerçait effectivement les fonctions d’agente administrative et celles de coordonnatrice principale. Elle affirme qu’elle n’aurait pas pu présenter ces éléments de preuve à l’agent, car la lettre d’équité procédurale ne contenait pas suffisamment de détails au sujet des doutes de l’agent. Si elle avait été informée que ses doutes concernaient le double rôle qu’elle occupait à l’école, elle aurait répondu en conséquence.

[18] En règle générale, le dossier de preuve soumis à la Cour lors d’un contrôle judiciaire se limite à celui dont disposait le décideur. Les éléments de preuve qui n’ont pas été portés à la connaissance du décideur et qui ont trait au fond de l’affaire ne sont pas recevables (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright] au para 19).

[19] Il existe trois exceptions reconnues à cette règle d’application générale : 1) les affidavits qui contiennent des renseignements généraux qui sont susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent à l’instance; 2) les affidavits qui mettent en lumière des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve; et 3) les affidavits qui font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le décideur lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée (Access Copyright, au para 20).

[20] Mme Chahal soutient que les nouveaux éléments de preuve sont visés par la première exception et qu’ils ne fournissent que des renseignements généraux destinés à aider la Cour à comprendre. Je ne suis pas de cet avis. Cependant, les nouveaux éléments de preuve peuvent être admis au titre de la deuxième exception dans le but limité de démontrer les renseignements supplémentaires qui auraient pu être fournis si la lettre d’équité procédurale avait été plus claire. Les éléments de preuve se rapportent à la question d’équité procédurale, mais ils ne peuvent pas être invoqués pour contester la décision de l’agent sur le fond.

[21] La décision de délivrer un visa temporaire suppose habituellement un degré faible d’équité procédurale, attendu que le demandeur ne risque pas la détention ou le renvoi et qu’il peut présenter une nouvelle demande. Cependant, les conclusions connexes de fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR supposent un niveau plus élevé d’équité procédurale, car de telles conclusions empêchent l’intéressé de présenter une nouvelle demande pendant cinq ans. Il s’agit d’une conséquence sévère qui peut rejaillir sur la réputation du demandeur (Likhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 171 aux para 26-27).

[22] S’il envisage de tirer une conclusion de fausses déclarations, l’agent des visas a l’obligation d’informer le demandeur des doutes susceptibles de justifier une telle conclusion et de lui donner une véritable occasion d’y répondre (Bayramov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 256 au para 15, citant Lamsen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 815 au para 18). En général, l’agent envoie une lettre d’équité procédurale pour s’acquitter de cette obligation. La lettre doit contenir suffisamment de détails pour que le demandeur sache à quoi il doit répondre.

[23] La lettre d’équité procédurale envoyée à Mme Chahal décrivait ainsi la nature des doutes de l’agent :

[traduction]
Je crains que vous n’ayez présenté une lettre d’emploi frauduleuse qui ne décrit pas fidèlement le titre de votre poste et vos fonctions à la Podar World School.

[24] L’agent n’a rien dit sur le fondement de ses doutes ni sur les résultats de ses recherches sur Internet ou de ses communications avec les employés de la Podar World School et de la Podar International School, qui donnaient à penser que Mme Chahal n’occupait peut-être pas le poste d’agente administrative.

[25] Dans l’affaire Waheed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 265 [Waheed], des membres de l’unité antifraude du haut-commissariat du Canada à Islamabad, au Pakistan, s’étaient rendus à l’adresse de l’agence de commercialisation où le demandeur affirmait avoir travaillé. Ils n’ont pas été en mesure de confirmer que l’agence menait ses activités à cet endroit. L’agent a envoyé au demandeur une lettre d’équité procédurale dans laquelle il laissait entendre que le demandeur avait possiblement falsifié son expérience de travail ou fait une présentation erronée sur celle-ci. La juge Sandra Simpson, concluant que la lettre d’équité procédurale était inadéquate, a déclaré ce qui suit (Waheed, aux para 12-13) :

À mon avis, le but d’une lettre d’équité procédurale est de fournir au destinataire des renseignements qui lui permettent, dans la mesure du possible, de dissiper les doutes de l’agent. L’arrêt Sapru c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CAF 35, au paragraphe 31, rendu par la Cour d’appel fédérale, me conforte dans mon opinion. La Cour fait les remarques suivantes :

La conclusion du juge tenait pour acquis que la lettre d’équité donnait au demandeur une « possibilité équitable » de répondre à toutes les préoccupations du médecin. Pour ce faire, il est nécessaire que la lettre d’équité explique clairement toutes les préoccupations pertinentes pour que le demandeur sache ce qu’il a à démontrer et qu’il ait une véritable possibilité d’y répondre utilement.

En l’espèce, le demandeur n’a eu droit qu’à la conclusion de l’agent selon laquelle les éléments de preuve fournis à l’appui de son expérience de travail avaient été falsifiés.

[26] Mme Chahal dit qu’en raison de sa relation tendue avec ses gestionnaires à la Podar World School, elle n’a pas demandé à ceux-ci de fournir, par écrit, davantage de précisions concernant ses fonctions. Comme elle craignait qu’ils tentent de saboter sa demande de permis de travail, elle s’est contentée de fournir des détails supplémentaires sur les fonctions qu’elle exerçait à l’école.

[27] Mme Chahal avait le droit de comprendre le doute ou le problème sous‑jacent qui a mené à la conclusion préliminaire de l’agent selon laquelle elle avait peut-être fait une présentation erronée sur ses fonctions à la Podar World School (Waheed, au para 14). La lettre d’équité procédurale n’expliquait pas que le doute découlait des renseignements contradictoires obtenus quant à savoir si elle était agente administrative ou coordonnatrice principale. En fait, elle assumait les deux rôles.

V. Conclusion

[28] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie; l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3000-20

 

INTITULÉ :

KULWINDER KAUR JAGRUP CHAHAL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence entre Toronto (Ontario) et Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

le 16 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

David Orman

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Laoura Christodoulides

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Orman Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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