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Date : 20220512


Dossier : IMM-3023-21

Référence : 2022 CF 707

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 mai 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

NIKOLAI ANOSHIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur est un citoyen de la Russie qui a présenté une demande d’asile dans un bureau intérieur en 2017. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a tenu une audience le 10 décembre 2020 et, le 10 janvier 2021, elle a accueilli la demande d’asile du demandeur fondée sur l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le 9 décembre 2020, la veille de son audience devant la SPR, le demandeur a été accusé d’avoir conduit un moyen de transport avec une alcoolémie égale ou supérieure à quatre-vingts milligrammes d’alcool par cent millilitres de sang, soit l’infraction prévue à l’alinéa 320.14(1)b) du Code criminel du Canada, LRC 1985, c C-46. Cette accusation est liée à des événements survenus le 10 novembre 2019. Le demandeur n’a pas révélé cette accusation à la SPR pendant ou après son audience. Il n’a pas été reconnu coupable de cette infraction ni d’aucun autre crime au Canada, et aucune autre accusation ne pèse contre lui.

[3] Après avoir été avisé de l’accusation portée contre le demandeur et de l’issue de la demande d’asile de celui-ci, le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] a présenté une demande de réouverture de la demande d’asile le 26 février 2021. Le ministre a fait valoir qu’en ne révélant pas l’accusation criminelle, le demandeur avait causé un manquement à la justice naturelle en le privant de la possibilité d’examiner la question de savoir s’il y avait lieu de surseoir à l’étude de sa demande d’asile, au titre de l’article 103 de la LIPR, en attendant l’issue des accusations.

[4] Au titre de l’article 62 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2002-228, la SPR a décidé, le 1er avril 2021, de rouvrir la demande d’asile du demandeur au motif qu’un manquement à la justice naturelle avait privé le ministre de la possibilité d’examiner la question de savoir s’il y avait lieu de surseoir à l’étude de la demande d’asile.

[5] Le 23 septembre 2021, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a avisé le demandeur et la SPR, conformément au paragraphe 103(1) de la LIPR, que l’étude de la demande d’asile du demandeur était interrompue en raison de l’accusation criminelle portée contre lui.

[6] La Cour fédérale a accueilli la demande d’autorisation le 6 janvier 2022. Le 24 février 2022, le défendeur a déposé une requête visant le rejet de la demande de contrôle judiciaire, faisant valoir pour la première fois que l’affaire était théorique et prématurée.

[7] J’accueille la requête du ministre visant le rejet de la demande au motif que la décision de la SPR de rouvrir la demande d’asile [la décision] est une décision interlocutoire qui ne peut pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

II. Analyse

A. La décision de la SPR de rouvrir la demande d’asile est-elle une décision interlocutoire?

[8] Le défendeur soutient que contrairement à un refus de rouvrir une demande d’asile, qui confirme que l’affaire est classée (Shahid c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1607 au para 10), une décision de rouvrir une demande d’asile a pour effet de permettre la reprise de l’étude de la demande et constitue donc une décision interlocutoire plutôt qu’une décision définitive. De plus, le défendeur s’appuie sur le passage suivant de la décision Weekes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 293 :

[23] Me fondant sur le raisonnement suivi dans le jugement Shahid, précité, je conclus que la décision en cause dans le cas qui nous occupe est une décision définitive et non une décision interlocutoire. J’estime que, comme la décision de la SAI a pour effet de priver le demandeur de la possibilité de faire définir ses droits substantiels, la décision a essentiellement mis un terme à toute autre mesure sur la question. Si la décision avait été favorable, la situation aurait alors été comparable à celle qui existait dans l’affaire Reebok Canada c. Canada (Sous-ministre du Revenu national, Douanes et Accise) (1995), 179 N.R. 300, et on aurait eu affaire à une décision interlocutoire, car elle aurait permis à l’appelante de faire définir ses droits substantiels. [...]

[9] De l’avis du défendeur, la principale raison pour laquelle la Cour ne procède pas au contrôle judiciaire d’une décision interlocutoire tient à l’économie des ressources judiciaires, car les procédures sont censées être expéditives, et le sujet en question peut devenir théorique.

[10] Il cite la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Chung, 2018 CF 238 au paragraphe 14, où la Cour a statué que le refus de la Section d’appel de l’immigration d’accorder une remise de l’audience au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, donnant ainsi lieu à la reprise de l’étude de la demande d’asile, constituait une décision interlocutoire.

[11] Le défendeur soutient que, selon les jugements précités, la décision de rouvrir la demande d’asile était de nature interlocutoire puisqu’elle n’a mis fin à aucune autre action en lien avec l’accusation criminelle portée contre le demandeur ni à la demande d’asile de celui-ci et qu’au lieu de priver l’une ou l’autre des parties de la possibilité de faire définir ses droits substantiels, elle a simplement permis à l’affaire de suivre son cours.

[12] Le demandeur souligne que les jugements cités par le défendeur ne se rapportent pas directement à la question en litige. Ils établissent qu’une décision de ne pas rouvrir une demande n’est pas interlocutoire. Or, il ne s’ensuit pas nécessairement que l’inverse est vrai.

[13] Je ne suis pas convaincue par l’argument du demandeur.

[14] Malgré les observations judicieuses de l’avocat du demandeur, je conclus que la décision de la SPR de rouvrir la demande d’asile n’est pas de nature définitive, mais bien interlocutoire. La décision fait en sorte que l’étude de la demande d’asile du demandeur demeure suspendue jusqu’à l’issue de l’accusation criminelle portée contre lui. Elle ne vise pas à rejeter la demande d’asile du demandeur. Une décision finale concernant la demande d’asile du demandeur sera rendue si une déclaration de culpabilité criminelle empêche celui-ci de mener à bien sa demande ou si celle-ci est accueillie ou rejetée sur le fond.

[15] Dans une décision récente, le juge McHaffie a rejeté une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel de l’immigration [la SAI] parce que les demandeurs n’avaient pas encore épuisé les voies d’appel prévues par la LIPR. Comme l’a expliqué le juge McHaffie au paragraphe 7 de la décision Watzke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 323 [Watzke] :

[7] Dans les observations présentées au nom des demandeurs, Mme Watzke a souligné que les demandeurs ne pouvaient pas savoir laquelle, de la Cour fédérale ou de la SAI, était la mieux placée pour leur offrir la réparation recherchée, et qu’ils craignaient que le fait de se désister de la présente demande de contrôle judiciaire puisse porter atteinte à leurs intérêts. Bien que je puisse comprendre que les demandeurs veuillent s’assurer d’avoir exploré toutes les avenues possibles pour poursuivre leur demande de parrainage, le législateur a établi une procédure claire pour trancher ces questions. Un appel doit avoir été présenté à la SAI et cet appel doit avoir été tranché avant qu’une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire puisse être présentée à la Cour à l’encontre de la décision de la SAI. La possibilité de présenter une demande à la Cour dans l’éventualité où leur appel auprès de la SAI serait rejeté constitue la réponse aux inquiétudes des demandeurs quant à un possible préjudice.

[Non souligné dans l’original.]

[16] Comme la décision Watzke traite d’un appel en matière de parrainage, les principes sous-jacents s’appliquent. La présente affaire concerne le régime législatif établi par le législateur dans le cadre duquel l’instance du demandeur devant la SPR peut être suspendue en application du paragraphe 103(1) de la LIPR, sur avis d’un agent de l’ASFC, en attendant l’issue de l’accusation criminelle portée contre lui. Si l’issue de l’accusation criminelle est favorable au demandeur, le ministre peut recommander la reprise de l’instance devant la SPR et une décision favorable peut être rendue. Si, en revanche, le demandeur est reconnu coupable et que sa demande d’asile est déclarée irrecevable ou qu’il est exclu de la possibilité de présenter une demande d’asile, d’autres options s’offriront alors à lui, y compris la possibilité de présenter une demande de contrôle judiciaire de toute décision que la SPR pourrait rendre.

[17] Le demandeur soutient que la présente affaire concerne davantage ses droits substantiels que des enjeux procéduraux puisqu’elle porte sur une décision définitive quant à la question de savoir si son statut de réfugié au sens de la Convention devrait être réexaminé. Je rejette cet argument. Je conviens avec le défendeur que le fait de rouvrir une demande d’asile ne signifie pas qu’une décision concernant le statut de réfugié d’un demandeur est « réexaminée », mais plutôt que l’étude de la demande d’asile peut reprendre. Comme le souligne le défendeur, l’étude de la demande d’asile a repris avec la levée de la suspension par l’ASFC, et c’est en raison de cette reprise que la décision relative à la réouverture est interlocutoire, et pas définitive, et qu’elle ne peut donc pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire.

[18] J’ajoute que si le demandeur avait déclaré l’accusation criminelle portée contre lui à l’audience de la SPR, il se serait tout de même trouvé dans la position dans laquelle il se trouve aujourd’hui. D’une manière ou d’une autre, l’étude de sa demande d’asile aurait tout de même été suspendue en attendant l’issue de l’accusation criminelle.

[19] En conclusion, la suspension de l’instance devant la SPR ne signifie pas la fin de la demande d’asile du demandeur. Comme l’étude de cette demande n’est que suspendue, la décision est de nature interlocutoire, et non définitive. Le sort de la demande d’asile du demandeur dépendra d’un certain nombre de facteurs, dont l’un étant l’issue de l’accusation criminelle portée contre lui.

B. Existe-t-il des circonstances exceptionnelles justifiant le contrôle de la décision?

[20] Le défendeur soutient que, si aucune question de compétence ne se pose, les décisions interlocutoires ne devraient pas être contestées tant que l’instance engagée devant le tribunal n’a pas été menée à terme (Zündel c Canada (Commission des droits de la personne), 2000 CanLII 17138 (CAF), [2000] 4 CF 255 au para 10), et que le critère à respecter pour établir l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant le contrôle d’une décision interlocutoire est élevé (Canada (Agence des services frontaliers) c C.B. Powell Limited, 2010 CAF 61 au para 33).

[21] Le demandeur fait valoir que le raisonnement suivi dans la décision Szczecka c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CAF), [1993] ACF no 934 au paragraphe 4, citée par le défendeur, montre pourquoi la requête du défendeur devrait être rejetée :

[...] il ne doit pas, sauf circonstances spéciales, y avoir d’appel ou de révision judiciaire immédiate d’un jugement interlocutoire. De même, il ne doit pas y avoir ouverture au contrôle judiciaire, particulièrement un contrôle immédiat, lorsqu’il existe, au terme des procédures, un autre recours approprié. Plusieurs décisions de justice sanctionnent ces deux principes, précisément pour éviter une fragmentation des procédures ainsi que les retards et les frais inutiles qui en résultent, qui portent atteinte à une administration efficace de la justice et qui finissent par la discréditer. [...]

[22] Avec égards, je ne vois pas en quoi le passage précité pourrait aider le demandeur. Au contraire, il confirme qu’il n’y a pas lieu de procéder au contrôle judiciaire d’un jugement interlocutoire. Je ne suis pas non plus d’avis que la suspension de l’étude de la demande d’asile du demandeur en attendant l’issue de l’affaire criminelle le concernant équivaut à une « fragmentation des procédures ».

[23] Le demandeur ajoute que le rejet de la présente demande de contrôle judiciaire entraînera « [d]es retards et [d]es frais » inutiles puisque le risque auquel il serait exposé s’il devait retourner en Russie — dont l’existence a déjà été établie par la SPR — devra être réexaminé, soit par la SPR , soit dans le cadre d’un examen des risques avant renvoi. Selon lui, cela l’obligera à revivre une fois de plus le traumatisme causé par les événements qui l’ont amené à présenter une demande d’asile. En outre, il soutient que le défendeur pourrait plutôt présenter une demande visant l’annulation de son statut de réfugié s’il était déclaré coupable. Ainsi, le demandeur fait valoir que même si la décision faisant l’objet du contrôle est considérée comme étant interlocutoire, les faits de la présente affaire constituent des circonstances particulières justifiant que la Cour entende la demande de contrôle judiciaire sur le fond.

[24] Même si je suis plutôt sensible à la situation du demandeur, la jurisprudence n’appuie pas son argument. Selon la jurisprudence récente de la Cour d’appel fédérale, même les questions de compétence ne justifient pas le contrôle judiciaire de décisions interlocutoires, mais seulement de décisions dont les conséquences sont à ce point « immédiates et radicales » qu’elles mettent en question la primauté du droit :Dugré c Canada (Procureur général), 2021 CAF 8 aux para 35-36. De plus, dans l’arrêt Herbert v Canada (Attorney General), 2022 CAF 11 aux paragraphes 7 à 19, la Cour a conclu qu’aucune exception ne devrait être faite, même dans les cas où les conséquences pratiques occasionnées par le fait qu’une décision interlocutoire soit soustraite au contrôle causeraient des difficultés. Je ne vois aucune circonstance « immédiate » ou « radicale » qui justifierait une exception en l’espèce.

[25] À mon avis, l’événement déclencheur qui a entraîné le retard n’est autre que l’accusation criminelle portée contre le demandeur. Le fait que le ministre ait d’autres recours que de chercher à faire rouvrir la demande d’asile du demandeur ne signifie pas que la présente affaire satisfait au critère rigoureux à respecter pour donner suite à la demande de contrôle judiciaire.

[26] Cela dit, je reconnais que la vie du demandeur a effectivement été mise en suspens, son avenir au Canada étant remis en question. Comme le laisse entendre le demandeur, il pourrait bien s’écouler des années avant qu’il ne soit finalement statué sur sa demande d’asile. Cependant, comme je l’ai mentionné précédemment, même si l’accusation criminelle avait été déclarée lors de l’audience de la SPR, le demandeur aurait tout de même été exposé à l’incertitude à laquelle il est exposé actuellement, et il y aurait tout de même eu un retard dans l’instance de la SPR.

[27] Si l’issue de l’affaire criminelle est favorable au demandeur, j’espère que le ministre trouvera un moyen d’accélérer la procédure relative à sa demande d’asile.

III. Conclusion

[28] La requête visant le rejet de la demande est accueillie. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3023-21

LA COUR STATUE :

  1. La requête visant le rejet de la demande est accueillie.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3023-21

 

INTITULÉ :

NIKOLAI ANOSHIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 31 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

le 12 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

James Lawson

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Mahan Keramati

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Arthur Yallen

Yallen Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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