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Date : 20220513

Dossier : IMM‑3694‑20

Référence : 2022 CF 711

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 13 mai 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

A.B.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur demande à la Cour d’annuler la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) le 27 juillet 2020. La SAR a conclu qu’il n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 ni celle de personne à protéger aux termes du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR).

[2] Pour la SAR, la question déterminante était celle de l’exclusion au titre de l’article 98 de la LIPR et de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention. La SAR a conclu que le demandeur a commis un crime grave de droit commun en dehors du Canada lorsqu’il a utilisé de façon fréquente et prolongée un passeport frauduleux en sachant que celui‑ci était faux, ce qui constituait une infraction au sens du sous‑alinéa 57(1)b)(i) du Code criminel, LRC 1985, c C‑46.

[3] M’appuyant sur les principes du contrôle judiciaire énoncés dans l’arrêt Vavilov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CSC 65, je conclus que la décision de la SAR était raisonnable.

[4] La demande sera donc rejetée.

I. Le contexte et les faits à l’origine de la demande

[5] Le demandeur est un citoyen de l’Iran. Il a demandé l’asile parce qu’il craignait d’être pris pour cible par le gouvernement iranien après avoir refusé d’effectuer des opérations commerciales frauduleuses pour ce dernier.

[6] En 2010, le demandeur s’est rendu en Malaisie, où il a répondu à une annonce dans un magazine en farsi dans laquelle on affirmait offrir de l’aide aux personnes qui souhaitaient obtenir un passeport guatémaltèque. Il a payé un agent 70 000 $ US et lui a remis son acte de naissance iranien. Il lui a également fourni un faux nom à utiliser sur le passeport. Il a obtenu le passeport guatémaltèque en 2011.

[7] En septembre 2013, le demandeur a fui définitivement l’Iran en utilisant le passeport guatémaltèque.

[8] Avant de quitter l’Iran, le demandeur a utilisé le passeport guatémaltèque pour se rendre aux Seychelles et pour enregistrer une entreprise à Dubaï afin de pouvoir s’y installer.

[9] Après avoir fui l’Iran, le demandeur a utilisé le passeport guatémaltèque pour déménager à Dubaï et obtenir un permis de conduire. Il a également voyagé dans six pays de l’Europe de l’Ouest et dans plusieurs autres pays. Il a utilisé le passeport pour présenter une demande de visa de résident temporaire au Canada, qui a été rejetée. Il s’en est aussi servi pour se rendre en Nouvelle‑Zélande, où il l’a utilisé pour demander des visas et le statut de résident permanent. Il l’a utilisé de nouveau pour obtenir un visa de voyage pour l’Australie et demander un visa de visiteur, qui ne lui a pas été délivré. Il a également acheté une résidence en Nouvelle‑Zélande d’une valeur de 3 000 000 $.

[10] De plus, le demandeur a utilisé le passeport guatémaltèque pour demander la citoyenneté et un passeport à Antigua‑et‑Barbuda. Il a utilisé le passeport que lui avaient délivré les autorités antiguaises pour voyager.

[11] Le demandeur a affirmé qu’il a continué d’utiliser son passeport guatémaltèque afin d’éviter de se faire repérer par des agents iraniens. Cependant, il a commencé à soupçonner que le gouvernement iranien l’avait retrouvé en Nouvelle‑Zélande et qu’il fournissait de faux renseignements à son sujet au gouvernement néo‑zélandais. Il s’est donc enfui au Canada en mai 2015 et a présenté une demande d’asile peu de temps après son arrivée au pays.

[12] Le demandeur soutenait qu’il ne savait pas que son passeport était frauduleux avant juillet 2015.

II. Les décisions de la SPR et de la SAR

[13] La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié par application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR. Elle a conclu qu’il avait utilisé un faux passeport au Canada, ce qui constitue une infraction prévue aux articles 57 et 403 du Code criminel. Elle a jugé qu’il s’agissait d’un crime grave, car ces dispositions du Code criminel prévoient respectivement que ce type d’acte est passible d’une peine d’emprisonnement maximale de 14 ans ou 10 ans.

[14] En appel, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR concernant l’exclusion. Elle a jugé que les actes du demandeur équivalaient à l’usage d’un faux passeport aux termes du sous‑alinéa 57(1)b)(i) du Code criminel. Elle a conclu que la SPR avait commis une erreur en concluant que l’article 403 vise les actes du demandeur. Elle a également conclu que la SPR avait commis une erreur en tirant une présomption de crime grave compte tenu de la peine maximale prévue pour ce type d’acte criminel à l’article 57 et en n’appliquant pas les principes énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Febles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CSC 68, [2014] 3 RCS 431.

[15] Cependant, selon la SAR, la SPR avait conclu à juste titre que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié par application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention et de l’article 98 de la LIPR, parce qu’il avait fait l’usage d’un faux passeport. La SAR a jugé que son affirmation selon laquelle il croyait que le passeport était authentique était « une invraisemblance évidente ». Elle a fait remarquer qu’il avait payé un agent 70 000 $ US et qu’il n’avait eu aucun contact avec les autorités guatémaltèques pour obtenir le passeport en question. Il s’est inventé une identité et a choisi le nom qui devait figurer sur le passeport, sans enregistrer de changement de nom officiel dans quelque pays que ce soit.

[16] La SAR a souligné que le demandeur n’a pas utilisé le passeport guatémaltèque uniquement pour s’enfuir de l’Iran, mais aussi pour aller en Europe de l’Ouest, en Malaisie, à Oman et au Canada, pour démarrer des entreprises et pour demander la résidence en Nouvelle‑Zélande. Elle a conclu qu’il « a fait l’usage d’un passeport en sachant que celui‑ci était faux, car ce dernier avait été délivré à une identité qu’il avait inventée ». Elle était donc d’avis que ses actes tombaient sous le coup de l’article 57 du Code criminel.

[17] La SAR a conclu que le crime et les actes commis par le demandeur étaient graves. Comme je l’ai déjà mentionné, la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en ne tenant pas compte des principes énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Febles et en tirant une présomption de crime grave en s’appuyant sur la peine maximale qui pouvait être infligée pour une infraction prévue au paragraphe 57(1). La SAR a fait remarquer que l’arrêt Febles exige « une approche davantage mise en contexte et un examen de la peine qui aurait pu être infligée si le crime avait été perpétré au Canada ». Elle a tenu compte de la peine d’emprisonnement maximale prévue pour l’usage d’un faux passeport et de divers facteurs aggravants et atténuants.

[18] La SAR a procédé à une analyse en s’appuyant sur les principes de l’arrêt Febles afin de déterminer la gravité des actes du demandeur et de trancher la question de savoir si la présomption de crime grave avait été réfutée. Elle a conclu que les actes du demandeur étaient graves en raison de son usage fréquent et prolongé du passeport frauduleux et du fait qu’il continuait d’affirmer que celui‑ci était authentique, même s’il s’agissait d’une invraisemblance. Je reviendrai ci‑après au raisonnement de la SAR fondé sur l’arrêt Febles.

[19] La SPR et la SAR ont toutes deux tiré d’autres inférences et conclusions qui ne sont pas pertinentes dans le contexte de la présente demande de contrôle judiciaire.

[20] Devant la Cour, le demandeur a soulevé les arguments suivants pour faire valoir que la décision de la SAR devrait être annulée parce qu’elle est déraisonnable au regard des principes énoncés dans l’arrêt Vavilov :

  • la SAR a commis une erreur de droit en concluant que son comportement tombait sous le coup du sous‑alinéa 57(1)b)(i) du Code criminel;

  • la SAR a commis une erreur de droit en concluant que ses actes étaient ceux d’un « récidiviste »;

  • la SAR a commis une erreur en concluant qu’il savait que son passeport n’était pas authentique.

III. La norme de contrôle

[21] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, comme l’indique l’arrêt Vavilov. Le contrôle fondé sur le caractère raisonnable consiste en une analyse faisant appel à la déférence, mais rigoureuse, et consistant à vérifier si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12‑13 et 15.

[22] Les motifs fournis par le décideur constituent le point de départ de l’analyse : Vavilov, au para 84. La cour de révision doit interpréter les motifs de façon globale et contextuelle, et en corrélation avec le dossier dont disposait le décideur : Vavilov, aux para 91‑96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28‑33.

[23] Le contrôle effectué par la Cour s’intéresse au raisonnement suivi et au résultat : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, en particulier aux para 85, 99, 101, 105‑106 et 194; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 aux para 24‑35.

[24] La Cour suprême a recensé deux catégories de lacunes fondamentales dans les décisions administratives. La première est le manque de logique interne du raisonnement, et la seconde se présente dans le cas d’une décision indéfendable sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur cette décision : Vavilov, au para 101; Société canadienne des postes, aux para 32, 35 et 39.

[25] Une erreur mineure ou une lacune accessoire n’est pas suffisante pour annuler une décision. Pour intervenir, la cour de justice doit trouver une erreur suffisamment capitale ou importante dans la décision pour rendre celle‑ci déraisonnable : Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36; Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para 13.

[26] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour d’approuver ou de rejeter la décision faisant l’objet du contrôle ni d’apprécier à nouveau le bien‑fondé de celle‑ci ou la preuve : Vavilov, au para 125; Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 62. Son rôle est de juger si le décideur a commis une ou plusieurs des erreurs décrites dans les arrêts précités et, dans l’affirmative, de décider si la décision doit être annulée au motif qu’elle est déraisonnable.

IV. Analyse

[27] L’article 98 de la LIPR dispose que « [l]a personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger ». L’alinéa b) de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés prévoit que les dispositions de cette Convention ne seront pas appliquées aux personnes « dont on aura des raisons sérieuses de penser [...] [q]u’elles ont commis un crime grave de droit commun en dehors du pays d’accueil avant d’y être admises comme réfugiés ».

[28] L’alinéa b) de la section F de l’article premier n’a qu’un objectif principal — l’exclusion des personnes qui ont commis un crime grave : Febles, au para 35.

[29] Le terme « crime grave de droit commun » employé à l’alinéa b) de la section F de l’article premier n’est pas défini dans la Convention. Cette question doit donc être tranchée au cas par cas. D’après la Cour d’appel fédérale, pour apprécier la gravité d’un crime dans un cas donné, il faut tenir compte des éléments constitutifs du crime, du mode de poursuite, de la peine prévue, des faits particuliers de l’affaire et des circonstances atténuantes et aggravantes : voir Jayasekara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CAF 404, [2009] 4 RCF 164 au para 44; Gardijan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 421 aux para 38‑39.

[30] La peine maximale prévue en droit canadien est un facteur pertinent à prendre en compte. Dans l’arrêt Febles, la Cour suprême a conclu que « [l]e fait qu’une peine maximale d’au moins dix ans d’emprisonnement aurait pu être infligée si le crime avait été perpétré au Canada s’avère un guide utile, et les crimes qui, au Canada, rendent leur auteur passible d’une peine maximale d’au moins dix ans seront en général suffisamment graves pour justifier l’exclusion, mais il ne faudrait pas appliquer la règle des dix ans machinalement, sans tenir compte du contexte ou de manière injuste » : Febles, au para 62. Certains types d’infraction ne sont pas graves au sens requis du terme (p. ex. menu larcin), alors que d’autres (p. ex. meurtre) justifient vraisemblablement l’exclusion : Hasani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 125 au para 33; Febles, au para 62.

[31] C’est en gardant ce cadre juridique à l’esprit que j’examinerai les arguments du demandeur.

 

A. La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que le comportement du demandeur tombait sous le coup du sous‑alinéa 57(1)b)(i) du Code criminel?

[32] Le sous‑alinéa 57(1)b)(i) du Code criminel dispose que quiconque, étant au Canada ou à l’étranger, sachant qu’un passeport est faux, s’en sert, le traite ou lui donne suite, est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de 14 ans.

[33] Le paragraphe 57(2) prévoit pour l’essentiel que quiconque au Canada ou à l’étranger, afin d’obtenir un passeport, fait une déclaration écrite ou orale qu’il sait être fausse ou trompeuse, commet une infraction mixte qui est punissable soit par voie de mise en accusation, soit par voie de procédure sommaire. Dans le cas d’une infraction punissable par voie de mise en accusation, la peine prévue à l’alinéa 57(2)a) est un emprisonnement maximal de deux ans.

[34] La commission d’un faux est définie à l’article 366 du Code criminel, qui est ainsi libellé :

Faux et infractions similaires

Forgery and Offences Resembling Forgery

Faux

Forgery

366 (1) Commet un faux quiconque fait un faux document le sachant faux, avec l’intention, selon le cas :

a) qu’il soit employé ou qu’on y donne suite, de quelque façon, comme authentique, au préjudice de quelqu’un, soit au Canada, soit à l’étranger;

b) d’engager quelqu’un, en lui faisant croire que ce document est authentique, à faire ou à s’abstenir de faire quelque chose, soit au Canada, soit à l’étranger.

366 (1) Every one commits forgery who makes a false document, knowing it to be false, with intent

(a) that it should in any way be used or acted on as genuine, to the prejudice of any one whether within Canada or not; or

(b) that a person should be induced, by the belief that it is genuine, to do or to refrain from doing anything, whether within Canada or not.

Faux document

(2) Faire un faux document comprend :

a) l’altération, en quelque partie essentielle, d’un document authentique;

b) une addition essentielle à un document authentique, ou l’addition, à un tel document, d’une fausse date, attestation, sceau ou autre chose essentielle;

c) une altération essentielle dans un document authentique, soit par rature, oblitération ou enlèvement, soit autrement.

Making false document

(2) Making a false document includes

(a) altering a genuine document in any material part;

(b) making a material addition to a genuine document or adding to it a false date, attestation, seal or other thing that is material; or

(c) making a material alteration in a genuine document by erasure, obliteration, removal or in any other way.

Quand le faux est consommé

(3) Le faux est consommé dès qu’un document est fait avec la connaissance et l’intention mentionnées au paragraphe (1), bien que la personne qui le fait n’ait pas l’intention qu’une personne en particulier s’en serve ou y donne suite comme authentique ou soit persuadée, le croyant authentique, de faire ou de s’abstenir de faire quelque chose.

When forgery complete

(3) Forgery is complete as soon as a document is made with the knowledge and intent referred to in subsection (1), notwithstanding that the person who makes it does not intend that any particular person should use or act on it as genuine or be induced, by the belief that it is genuine, to do or refrain from doing anything.

Le faux est consommé même si le document est incomplet

(4) Le faux est consommé, bien que le document faux soit incomplet ou ne soit pas donné comme étant un document qui lie légalement, s’il est de nature à indiquer qu’on avait l’intention d’y faire donner suite comme authentique.

Forgery complete though document incomplete

(4) Forgery is complete notwithstanding that the false document is incomplete or does not purport to be a document that is binding in law, if it is such as to indicate that it was intended to be acted on as genuine.

Exception

(5) Nul ne commet un faux du seul fait qu’il a fait de bonne foi un faux document à la demande des forces policières, des Forces canadiennes ou d’un ministère ou organisme public fédéral ou provincial.

Exception

(5) No person commits forgery by reason only that the person, in good faith, makes a false document at the request of a police force, the Canadian Forces or a department or agency of the federal government or of a provincial government.

[35] Le demandeur a fait valoir que, dans les dispositions du Code criminel, une distinction essentielle est faite entre les faux documents et les documents authentiques obtenus frauduleusement, comme en témoignent les paragraphes 57(1) et 57(2). Selon lui, même si les faits constatés par la SPR avaient été reconnus, l’allégation la plus grave qui aurait pu être formulée contre lui est qu’il aurait dû savoir que son passeport guatémaltèque avait été obtenu frauduleusement, ce qui constituait une infraction visée au paragraphe 57(2). Il a également souligné que la SAR n’a pas conclu que le passeport avait été altéré de quelque façon que ce soit ni qu’il était au courant d’une telle altération pour l’application de la définition de la commission d’un faux à l’article 366. Il était donc d’avis que la SAR avait commis une erreur de droit en concluant que le passeport était faux.

[36] Aux fins de l’analyse de la question de savoir si ses actes constituaient un « crime grave de droit commun », le demandeur a insisté sur le fait que des peines maximales différentes s’appliquent aux infractions prévues aux paragraphes 57(1) et 57(2) – soit une peine d’emprisonnement de quatorze ans ou de deux ans à la suite d’une mise en accusation – et que l’infraction entraînant la peine la moins sévère n’était vraisemblablement pas « grave ». Selon lui, la SAR a commis une erreur de droit lorsque, dans son analyse de la gravité au titre de l’alinéa b) de la section F de l’article premier, elle s’est appuyée sur le fait qu’une peine maximale de 14 ans aurait pu lui être infligée.

[37] Je ne suis pas d’accord avec l’argument du demandeur. La question est de savoir si la SAR, lorsqu’elle a conclu que le comportement du demandeur était « grave », a commis une erreur susceptible de contrôle en ne respectant pas les contraintes juridiques énoncées aux articles 57 et 366 du Code criminel. À mon avis, la SAR n’a pas commis une telle erreur.

[38] La SAR a jugé que le sous‑alinéa 57(1)b)(i) s’appliquait au comportement du demandeur, parce qu’il avait utilisé un passeport non authentique en sachant que celui‑ci était faux. Elle a conclu qu’il s’agissait d’un faux passeport, car le témoignage du demandeur ne cadrait pas avec la procédure générale pour l’obtention d’un passeport authentique. Elle a fait remarquer que le demandeur avait payé un agent 70 000 $ US et qu’il n’avait eu aucun contact avec les autorités guatémaltèques. Il avait fourni son véritable acte de naissance iranien (sur lequel figurait son vrai nom). De plus, il avait choisi le nom qui devait figurer sur le passeport sans enregistrer un changement de nom officiel dans quelque pays que ce soit. Il ne s’agissait pas de son vrai nom, mais plutôt d’une identité qu’il s’était créée. La SAR a ensuite mentionné les différentes façons dont le demandeur avait utilisé le passeport en question en prenant soin de préciser qu’il s’agissait d’un faux passeport.

[39] Bien que le demandeur ait affirmé le contraire, je suis d’avis qu’il était loisible à l’agente de conclure, sur le plan du droit, que le sous‑alinéa 57(1)b)(i) s’appliquait aux faits. Pour les besoins de l’espèce, les éléments essentiels de l’infraction visée au sous‑alinéa 57(1)b)(i) qui a été commise par le demandeur sont que ce dernier s’était servi d’un passeport en sachant qu’il était faux. Le demandeur estimait qu’en droit, le passeport ne pouvait pas être considéré comme un « faux » au sens de l’article 366, parce que la preuve et les conclusions de la SAR donnaient à penser qu’il avait obtenu ce passeport de façon frauduleuse, ce qui constituait une infraction selon le paragraphe 57(2), et non pas qu’il avait altéré le passeport, laquelle infraction est prévue à l’article 366, ce qui affaiblissait donc la conclusion de la SAR selon laquelle le passeport était faux.

[40] Quoiqu’elle n’ait pas mentionné expressément la définition donnée à l’article 366, la SAR a déclaré explicitement que le passeport était faux et elle a tiré des conclusions de fait qui étaient compatibles avec cette conclusion. Le passeport guatémaltèque était un faux document parce qu’il contenait un nom fictif qui avait été inventé et fourni par le demandeur. La procédure suivie par ce dernier pour obtenir le passeport guatémaltèque n’était pas légitime, car il avait payé 70 000 $ US à un agent en Malaisie pour l’obtenir et il n’avait eu aucun contact avec les autorités guatémaltèques. Ces conclusions sont compatibles avec l’article 366, qui prévoit que quiconque fait un faux document le sachant faux, avec l’intention qu’il soit employé ou qu’on y donne suite comme authentique, commet un faux. Pour que la SAR juge que la disposition pertinente en droit canadien était le sous‑alinéa 57(1)b)(i), elle n’était pas tenue de conclure que le demandeur avait altéré un passeport authentique ou qu’il avait lui‑même participé à la fabrication du passeport guatémaltèque frauduleux. Il suffisait que le passeport guatémaltèque lui‑même soit un faux au sens du Code criminel et que le demandeur s’en soit servi en sachant qu’il était faux. Même si les faits pris en compte par la SAR pouvaient également ou subsidiairement démontrer qu’il avait commis une infraction visée au paragraphe 57(2), cela n’empêchait pas la SAR de conclure que son comportement constituait une infraction selon le paragraphe 57(1).

[41] Le demandeur s’est appuyé sur les décisions rendues dans les affaires Hasani et Mustafa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 116, pour faire valoir ses arguments. À mon avis, le raisonnement suivi dans ces affaires ne s’applique pas en l’espèce.

[42] Dans l’affaire Hasani, la SPR avait conclu que certains des titres de voyage pour réfugié étaient de faux passeports. Lorsqu’il a conclu que la décision de la SPR était déraisonnable, le juge Norris a déclaré qu’il était manifestement évident à la lecture de ces documents qu’il ne s’agissait pas de passeports. De plus, il a conclu qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de conclure que les documents étaient faux. Le juge Norris a souligné que la commission d’un faux a un sens précis en droit canadien. Le terme désigne la fabrication d’un faux document à des fins prohibées, ce qui comprend, aux termes du paragraphe 366(2) du Code criminel, l’altération, en quelque partie essentielle, d’un document authentique. Dans cette affaire, mon collègue a fait remarquer que les titres de voyage étaient des « documents authentiques qui n’avaient nullement été altérés » : Hasani, au para 61. Ainsi, « [e]n l’absence du moindre élément de preuve attestant que les documents n’étaient pas authentiques ou, s’ils l’étaient, qu’ils avaient été altérés en quelque partie essentielle, il était déraisonnable que la [...] SPR conclue qu’ils étaient faux ».

[43] La présente affaire est différente, car la SAR s’est appuyée sur les motifs déjà mentionnés pour conclure que le passeport guatémaltèque n’était pas authentique au vu de la preuve et que le demandeur le savait. Dans le cadre de la présente demande, le demandeur n’a pas contesté la conclusion selon laquelle le passeport n’était pas authentique, et je suis d’avis qu’il était loisible à l’agente de tirer une telle conclusion compte tenu de la preuve au dossier. La SAR a également conclu qu’il était invraisemblable que le demandeur croie que le passeport guatémaltèque était authentique.

[44] Dans l’affaire Mustafa, le juge Phelan a rejeté une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la SPR, selon laquelle les demandeurs étaient exclus de la protection des réfugiés en raison de crimes graves de droit commun commis aux États‑Unis. La question déterminante était la crédibilité. Cependant, le juge Phelan s’est également penché sur la question de l’exclusion (expressément en formulant des remarques incidentes). Le crime sous‑tendant l’allégation était le fait de s’être servi d’un faux passeport en étant au Canada ou à l’étranger en sachant qu’il était faux, laquelle infraction est prévue à l’alinéa 57(1)b) du Code criminel. Le fondement factuel reposait sur la confession du demandeur principal, qui avait avoué avoir obtenu un passeport frauduleux du Bangladesh en se procurant un faux acte de naissance indiquant un nouveau nom et une nouvelle date de naissance. Le passeport n’avait pas été altéré, et le demandeur ne l’avait pas non plus fabriqué lui‑même. Le juge Phelan a déclaré que la SPR avait commis une erreur en interprétant le paragraphe 57(1) du Code criminel de façon à inclure des documents qui n’avaient pas été falsifiés et a reconnu qu’il existe une distinction entre la peine prévue à l’alinéa 57(1)b) pour l’usage d’un faux document et la peine prévue au paragraphe 57(2) pour la formulation d’une fausse déclaration dans le but d’obtenir un passeport : Mustafa, aux para 26 et 29. Cette erreur a amené la SPR à conclure qu’un crime grave avait été commis à l’extérieur du Canada.

[45] En l’espèce, la SAR a raisonnablement conclu, compte tenu de la preuve, que le passeport était faux et a appliqué l’alinéa 57(1)b) aux utilisations répétées de celui‑ci par le demandeur, ce qui distingue les circonstances et le raisonnement de la présente affaire de ceux de l’affaire Mustafa.

[46] Enfin, la Cour ne peut pas apprécier à nouveau le bien‑fondé des conclusions de la SAR en se fondant sur les dispositions du Code criminel pour évaluer le comportement du demandeur (ou les conclusions qu’a tirées la SAR à cet égard) ou en concluant que la SAR aurait dû appliquer le paragraphe 57(2) au lieu de l’alinéa 57(1)b). Agir ainsi reviendrait à examiner la présente demande selon la norme de la décision correcte et à se mettre à la place du décideur, ce que la Cour ne peut pas faire dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[47] Je conclus que le demandeur n’a pas démontré que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que son comportement tombait sous le coup du sous‑alinéa 57(1)b)(i) du Code criminel.

B. La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que les actes du demandeur étaient ceux d’un « récidiviste »?

[48] Le demandeur a fait valoir que, depuis l’arrêt Febles, l’élément central de l’analyse de la [traduction] « gravité » d’un crime consiste à tenir compte de la peine qui peut être infligée si l’infraction a été commise et que son auteur est accusé et condamné au Canada : Febles, au para 62. On ne saurait exclure de façon présomptive un demandeur qui serait condamné à une peine parmi les plus légères.

[49] Le demandeur s’est appuyé sur les décisions Jung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 464, et Tabagua c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 709, pour affirmer que la question cruciale était de savoir si son comportement était passible de l’une des peines les moins sévères qui pouvaient être infligées pour ce type d’actes. Il a relevé deux erreurs susceptibles de contrôle dans l’analyse de la SAR. J’examinerai ces erreurs séparément.

[50] Dans ses motifs, la SAR a décrit de façon détaillée la manière dont le demandeur a utilisé le passeport :

[43] [Le demandeur] a fait les usages suivants du passeport :

voyage en Europe de l’Ouest (Allemagne, Royaume‑Uni, France, Pays‑Bas, Italie, Espagne);

  • voyage aux Émirats arabes unis, à Oman, aux Seychelles, en Malaisie;

  • obtention de la citoyenneté à Antigua‑et‑Barbuda en faisant un don de 100 000 $ US à un organisme de charité dans ledit pays;

  • visa de transit pour l’Australie ainsi que demande d’un visa de visiteur, qui n’a jamais été délivré;

  • visa de résidence temporaire pour le Canada pour un voyage en 2014;

  • visite en Nouvelle‑Zélande et demande de statut de résident permanent sous une identité guatémaltèque;

  • enregistrement d’une entreprise à Dubaï (Émirats arabes unis).

[51] Après avoir invoqué plusieurs affaires s’intéressant à la question de la détermination de la peine, la SAR a fait les déclarations suivantes :

[45] [Le demandeur] se serait probablement vu infliger une peine légère au Canada (étant donné qu’il s’agit de sa première infraction). Cependant, la peine serait probablement plus longue, car [le demandeur] n’a pas simplement limité son usage du faux passeport à sa fuite de l’Iran. S’il en avait ainsi limité son usage, cela ne serait probablement pas du tout considéré comme un crime.

[…]

[47] Je dois déterminer la gravité sans critère. Manifestement, les actes [du demandeur] sont moins graves que des voies de fait graves, mais ils ne sont pas dénués de gravité, comme le vol à l’étalage, par exemple.

[48] [Le demandeur] affirme que l’éventail de peines va de 4 à 23 mois, et que les récidivistes sont passibles d’une peine d’emprisonnement de 23 mois. Les actes [du demandeur] équivalent à ceux d’un récidiviste en raison de son usage fréquent du passeport guatémaltèque. Il se serait donc vu infliger une peine plus grave au Canada.

[49] Après avoir examiné les actes [du demandeur], je conclus que son comportement est grave.

[52] Comme premier argument, le demandeur a allégué que les motifs de la SAR contenaient une incohérence : au paragraphe 45 de ses motifs, la SAR a déclaré que le demandeur « se serait probablement vu infliger une peine légère au Canada (étant donné qu’il s’agi[ssait] de sa première infraction) », mais, au paragraphe 48, elle l’a qualifié de « récidiviste ». Le demandeur s’est appuyé sur les paragraphes 102 et 103 de l’arrêt Vavilov pour faire valoir ce point.

[53] Je ne suis pas convaincu que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle, comme il est allégué. Juste avant le paragraphe 45 de ses motifs, la SAR a mentionné que le demandeur avait fait un « usage prolongé » du passeport guatémaltèque et qu’il s’agissait d’un facteur aggravant pour ce qui est de l’appréciation de la gravité de ses actes. L’argument du demandeur concernant l’existence d’une incohérence ne tient pas compte de la phrase qui suit immédiatement la mention, au paragraphe 45, du fait qu’il s’agissait de sa première infraction. Dans cette phrase, la SAR mentionne expressément que la peine qu’il se serait vu infliger serait probablement plus longue en raison de son usage fréquent du passeport frauduleux. Par la suite, la SAR s’est appuyée sur ce motif pour examiner, au paragraphe 48, la question de la peine qui lui aurait été infligée. Je suis d’avis que, mise en contexte, la décision de la SAR ne contient aucune incohérence qui constitue une faille décisive et qu’elle n’est pas fondée sur une analyse irrationnelle qui pourrait donner lieu à une erreur susceptible de contrôle au sens de l’arrêt Vavilov. Le raisonnement de la SAR à cet égard « se tient » et est intelligible. Voir l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 100 à 103.

[54] Le deuxième argument du demandeur concernant l’existence d’une erreur susceptible de contrôle reposait sur les principes de détermination de la peine en droit pénal et sur le passage suivant tiré du paragraphe 112 de l’arrêt Vavilov :

Il peut y avoir des circonstances dans lesquelles il est tout simplement déraisonnable que le décideur administratif n’applique ou n’interprète pas une disposition législative en conformité avec un précédent contraignant. Par exemple, dans les cas où une cour de justice compétente en matière d’immigration est appelée à décider si un acte constitue une infraction criminelle en droit canadien [...], il serait à l’évidence déraisonnable que le tribunal retienne une interprétation d’une disposition pénale qui soit incompatible avec l’interprétation que lui ont donnée les cours criminelles canadiennes.

[55] Le demandeur a affirmé que la SAR n’a pas appliqué le « principe de Coke », un principe bien établi qui régit la détermination de la peine à infliger aux récidivistes : R c Skolnick, [1982] 2 RCS 47 aux p 50 et 57‑59. Il a fait valoir que ce principe l’empêcherait de se voir infliger la même peine que celle qui serait prononcée contre un récidiviste. Comme il n’a pas été déclaré coupable ni condamné dans un autre pays, il ne serait pas considéré comme un récidiviste aux yeux du droit pénal canadien et il ne se verrait pas infliger une peine plus longue.

[56] Le défendeur a soutenu que la SAR avait raisonnablement conclu que l’usage répété du faux passeport constituait un facteur aggravant qui militait en faveur de l’infliction d’une peine plus grave sur déclaration de culpabilité et que le demandeur aurait donc pu se voir infliger une sanction criminelle plus grave. Il a fait valoir que le principe énoncé dans l’arrêt Skolnick avait pour objectif d’avertir le demandeur avant de lui infliger une peine criminelle et qu’il ne s’appliquait pas dans le contexte de l’immigration.

[57] Le principe de Coke a été décrit de diverses manières. Essentiellement, il prévoit que, si une personne est déclarée coupable d’une infraction et qu’elle commet une autre infraction par la suite, la déclaration de culpabilité qui s’ensuit ne peut être utilisée comme facteur aggravant pour déterminer la peine appropriée pour la première infraction : R v Wilson, 2020 ONCA 3 aux para 60 et 67. Autrement dit, les peines plus sévères ne s’appliquent qu’aux infractions subséquentes (p. ex. lorsque l’accusé a déjà été déclaré coupable d’une ou de plusieurs infractions antérieures). Dans l’arrêt R v Wilson, la Cour d’appel a fait observer que, dans le cas d’un récidiviste qui a déjà été condamné pour une infraction, il peut être nécessaire d’infliger une peine plus lourde pour exercer un effet dissuasif particulier sur le contrevenant, car il n’a pas tiré de leçons de sa peine antérieure. Le mépris du processus de détermination de la peine que peut témoigner la conduite ultérieure du récidiviste accroît son degré de responsabilité. Ces facteurs ne doivent pas être pris en compte si le contrevenant a commis l’infraction visée par la peine avant d’être condamné pour les infractions subséquentes : R v Wilson, au para 61.

[58] Le principe de Coke est certes un principe bien établi, mais son application comporte des restrictions. Il peut être écarté par le libellé d’une disposition législative ou par déduction nécessaire, car il ne s’applique pas lorsque son utilisation ne sert pas son objectif : R v Wilson, aux para 67‑68. Dans l’affaire R v Wilson, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que le principe de Coke ne s’applique pas durant le processus de détermination de la peine à infliger à un délinquant dangereux en vertu du Code criminel, lequel processus vise à établir l’existence de modes de comportement et à évaluer les risques futurs pour la sécurité publique selon les critères prévus par la loi.

[59] Le principe de Coke n’est pas enfreint si la cour de justice s’appuie sur une déclaration de culpabilité subséquente pour apprécier les possibilités de réadaptation d’un délinquant lors de la détermination de sa peine : R v RM, 2020 ONCA 231 au para 37; R v Pete, 2019 BCCA 244 au para 40.

[60] La portée du principe de Coke a également fait l’objet de débats quant à savoir s’il s’agit d’une règle générale en matière de détermination de la peine (comme l’a fait valoir le demandeur en l’espèce) ou d’une règle d’interprétation législative : comparer R v Pete avec Jollie v R, 2020 NBCA 58; Andrade v R, 2010 NBCA 62; et GD c R, 2013 QCCA 726. Dans d’autres provinces, les tribunaux de première instance semblent souscrire à l’opinion exprimée dans l’arrêt Andrade : voir R c Shaikh, 2020 ONSC 438 aux para 27‑32 ainsi que la jurisprudence qui y est citée. L’approche fondée sur la règle générale donne à penser qu’il appartient au juge qui prononce la peine de décider s’il considère que, au vu de l’ensemble des autres faits, la ou les infractions commises antérieurement constituent un facteur aggravant lors de la détermination de la peine.

[61] En ce qui concerne la présente affaire, je suis d’avis, après avoir lu l’ensemble de la section de l’analyse de la SAR où celle‑ci applique les principes de l’arrêt Febles, que la SAR n’a pas commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle a déclaré, au paragraphe 48 de ses motifs, que les « actes [du demandeur] équivalent à ceux d’un récidiviste en raison de son usage fréquent du passeport guatémaltèque ».

[62] Pour trancher la présente demande, il n’est pas nécessaire de déterminer la portée ou le contenu du principe de Coke, qui peut être appliqué pour tirer une conclusion au regard de l’alinéa b) de la section F de l’article premier et de l’article 98. Pour les besoins de l’espèce, il suffit de présumer que le demandeur a raison d’affirmer que, s’il n’a pas été accusé ou déclaré coupable d’une infraction dans le passé, une cour criminelle canadienne ne le condamnerait pas en tant que récidiviste pour avoir utilisé un faux passeport. Toutefois, même si cette affirmation était exacte, il ne s’agit pas d’un facteur déterminant pour décider si la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en l’espèce.

[63] Le demandeur n’a pas remis en question la capacité de la SAR de s’appuyer sur les faits liés à toutes ses utilisations antérieures du passeport lorsqu’elle a apprécié la gravité de ses actes. Il a fait valoir qu’en droit, il est [traduction] « indéniable » qu’aucune cour criminelle canadienne ne l’aurait condamné à titre de récidiviste.

[64] Lorsqu’elle a rendu sa décision, la SAR n’avait pas pour tâche de déterminer une peine précise et ce n’est pas ce qu’elle a fait. Elle a apprécié la gravité des actes du demandeur par rapport aux différentes peines qui auraient pu lui être infligées au regard de l’alinéa b de la section F de l’article premier et de l’article 98 de la LIPR. Par conséquent, elle n’a tranché qu’une partie de la question lorsqu’elle a conclu que le demandeur « se serait donc vu infliger une peine plus grave au Canada » en raison de son usage fréquent du passeport guatémaltèque frauduleux.

[65] Était‑il déraisonnable que la SAR tire cette conclusion? Je ne le crois pas. Dans son analyse de la gravité du comportement du demandeur, la SAR a affirmé qu’elle devait déterminer la gravité de ses actes « sans critère », c’est‑à‑dire sans se servir de la jurisprudence comme d’un guide en ce qui concerne les divers éventails de peines applicables aux actes précis du demandeur. La SAR avait déjà mentionné que le demandeur avait utilisé le passeport guatémaltèque frauduleux pour se rendre dans plus de dix pays, ainsi que pour demander des visas, obtenir la citoyenneté à Antigua‑et‑Barbuda, présenter une demande de résidence permanente en Nouvelle‑Zélande et enregistrer une entreprise à Dubaï.

[66] Lorsqu’elle a qualifié le demandeur de « récidiviste » au paragraphe 48 de ses motifs, la SAR répondait à une affirmation qu’avait formulée le demandeur dans les observations écrites qu’il lui avait présentées concernant l’éventail des peines. Dans ces observations écrites, qui ont été versées dans le dossier certifié du tribunal, le demandeur soutenait que la peine la moins grave était de 4 mois et la peine la plus grave était de 23 mois, pour les récidivistes. Il ne mentionnait aucun autre principe de détermination de la peine, dont le principe de Coke. Dans son raisonnement, la SAR a comparé les actes du demandeur à ceux d’un récidiviste, étant donné la fréquence à laquelle il a utilisé le passeport frauduleux.

[67] Je ne suis pas convaincu que, suivant le principe de Coke, la SAR devait faire abstraction du fait que le demandeur avait utilisé fréquemment et sciemment le passeport frauduleux lorsqu’elle s’est demandé si les actes du demandeur étaient graves pour l’application de l’alinéa b) de la section F de l’article premier et de l’article 98 de la LIPR. Devant la Cour, ainsi que devant la SAR, le demandeur n’a invoqué aucune autre affaire particulière qui avait été tranchée au regard de l’article 57 et dont les faits étaient similaires à ceux de l’espèce. Dans la situation du demandeur, plusieurs scénarios auraient été possibles. Par exemple, il aurait pu faire l’objet de nombreuses accusations au titre du sous‑alinéa 57(1)b)(i) du Code criminel devant une cour criminelle canadienne, chacune de ces accusations reposant sur une seule utilisation du passeport frauduleux. Après avoir quitté l’Iran, le demandeur a franchi les frontières d’une douzaine de pays à l’aide d’un passeport qu’il s’était procuré et qu’il savait être frauduleux. Il s’en est également servi pour présenter plusieurs demandes de citoyenneté, de résidence permanente, de visa et de permis d’entreprise à différentes autorités gouvernementales. Il est difficile de croire que, s’il se voyait infliger une peine au Canada pour avoir utilisé sciemment et régulièrement le passeport frauduleux, le demandeur serait traité de la même manière qu’une personne qui s’est servi d’un passeport frauduleux pour franchir les frontières d’un pays à une ou deux reprises ou, comme l’a souligné la SAR, qu’il serait traité de la même façon qu’une personne qui a utilisé un passeport frauduleux pour fuir son pays d’origine et venir directement au Canada pour y demander l’asile. Le demandeur n’a effectivement pas fait valoir d’argument en ce sens devant la Cour.

[68] Il se pourrait que l’expression « équivalent à » employée par la SAR ne soit pas tout à fait appropriée si elle était utilisée par une cour criminelle canadienne lors de la détermination de la peine d’un délinquant qui en est à sa première infraction. Cependant, l’observation de la SAR portait précisément sur la fréquence des actes du demandeur, et non sur son statut de délinquant qui en est à sa première infraction (« les actes [du demandeur] équivalent à ceux d’un récidiviste en raison de son usage fréquent du passeport guatémaltèque »). L’usage prolongé ou fréquent du passeport par le demandeur, de même que le fait qu’il continuait d’affirmer qu’il croyait que le document était authentique (ce que la SAR a jugé invraisemblable), constituaient des facteurs aggravants lorsque la SAR a apprécié la gravité des actes du demandeur pour décider si ce dernier devait être exclu de la protection accordée aux réfugiés aux termes de l’article 98 de la LIPR et de l’alinéa b) de la section F de l’article premier. S’appuyant sur ces facteurs et sur les principes énoncés dans l’arrêt Febles, la SAR a conclu de façon générale que les actes du demandeur étaient graves. Il était loisible à la SAR d’en arriver à cette conclusion en se fondant sur les facteurs qu’elle a pris en considération et sur les conclusions de fait qu’elle a tirées : Jayasekara, au para 44.

[69] En somme, les arguments du demandeur ne m’ont pas convaincu que le raisonnement de la SAR contrevenait à un principe contraignant en matière de détermination de la peine en droit pénal au point de le rendre déraisonnable. La SAR n’a pas omis de respecter les contraintes juridiques qui avaient une incidence sur sa décision, comme l’a allégué le demandeur.

[70] Par souci d’exhaustivité, je tiens à souligner que le défendeur a fait valoir que les décideurs en matière d’immigration ne sont pas nécessairement des avocats qualifiés et qu’ils ne devraient pas être tenus de respecter les normes les plus élevées qui soit en ce qui a trait au raisonnement juridique (citant Mason, au para 39). Le défendeur a également affirmé que la position du demandeur est un exemple de la [traduction] « judiciarisation » des processus administratifs à l’égard de laquelle la Cour a fait une mise en garde dans l’arrêt Mason. Il est inutile de se prononcer sur la façon dont les observations de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Mason peuvent ou non s’appliquer au raisonnement de la SAR en l’espèce.

C. La SAR a‑t‑elle commis une erreur susceptible de contrôle en concluant que le demandeur savait que son passeport n’était pas authentique?

[71] Le demandeur a contesté la conclusion de la SAR selon laquelle il était invraisemblable qu’il croie que son passeport était authentique.

[72] La SAR a conclu que bien que le recours à des agents n’avait rien d’inhabituel ou d’illégal, le témoignage du demandeur ne cadrait pas avec la procédure générale pour l’obtention d’un passeport authentique. En 2010, le demandeur a versé 70 000 $ US à un agent en Malaisie qu’il avait trouvé grâce à une annonce dans un magazine en farsi en Malaisie et il n’a eu aucun contact avec les autorités guatémaltèques lorsqu’il a demandé le passeport par l’intermédiaire de cette personne. La SAR a reconnu qu’il n’y avait rien d’intrinsèquement répréhensible dans le fait de demander l’aide d’un agent pour obtenir un passeport.

[73] Devant la Cour, le demandeur a affirmé que la SAR a fait fi des éléments de preuve attestant qu’il avait eu des contacts avec des fonctionnaires guatémaltèques et qu’il avait pris des mesures pour s’assurer que le document était délivré par l’État guatémaltèque. Pour étayer sa position, le demandeur a cité un rapport de renseignement sur l’immigration en Nouvelle‑Zélande daté du 26 juin 2015, qui faisait état de l’existence de liens entre le passeport en question et un réseau criminel d’agents publics qui avaient été arrêtés pour avoir facilité la migration illégale au Guatemala. Cependant, le contenu de ce rapport ne révèle pas que le demandeur a effectivement eu des contacts avec les autorités guatémaltèques en 2010 lorsqu’il a demandé le passeport en Malaisie ni qu’il avait des motifs raisonnables de croire que tel était le cas.

[74] Par conséquent, le demandeur n’a pas démontré l’existence d’une erreur susceptible de contrôle dans la conclusion factuelle ou la conclusion sur l’invraisemblance qu’a tirée la SAR : Vavilov, aux para 99‑101 et 125‑126.

[75] Les autres arguments du demandeur sur la question visaient à démontrer que la décision de la SAR était incorrecte. La Cour ne peut tenir compte de ces arguments.

V. Conclusion

[76] La demande est donc rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’ayant proposé de question à certifier aux fins d’appel, aucune ne sera énoncée.

[77] Le 14 avril 2022, la Cour a remis une version provisoire et confidentielle des présents motifs aux avocats des parties afin qu’ils puissent relever tout renseignement confidentiel qui devrait être caviardé. Les avocats des parties ont confirmé qu’aucun renseignement ne devait être caviardé.

JUGEMENT dans le dossier IMM‑3694‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel aux termes de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

 

« Andrew D. Little »

Blanc

Juge

Traduction certifiée conforme

Manon Pouliot, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3694‑20

 

INTITULÉ :

A.B. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 OCTOBRE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

 

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Jared Will

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Bernard Assan

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will

Jared Will and Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Bernard Assan

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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