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Date : 20220511


Dossier : IMM-2163-20

Référence : 2022 CF 664

TRADUCTION FRANÇAISE

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

NELLY NSEKELE TSHIENDELA

MARIE-ANGE KALUBI TSHIENDELA

NAOMI BUBANJI TSHIENDELA

SHEKINA NSEKELE TSHIENDELA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle une agente principale (l’agente ou le décideur) a refusé de lever, pour des considérations d’ordre humanitaire, l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

[2] L’agente a rejeté la demande au motif que les demanderesses n’avaient pas établi que des considérations d’ordre humanitaire justifiaient l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La demande de contrôle judiciaire est présentée au titre de l’article 72 de la LIPR.

I. Les faits

[3] La demanderesse principale, Mme Nelly Nsekele Tshiendela, est née en République démocratique du Congo [le Congo] et elle est citoyenne de ce pays. Elle a trois enfants mineures, soit Marie-Ange Kalubi Tshiendela, Naomi Bubanji Tshiendela et Shekina Nsekele Tshiendela [les demanderesses mineures]. Elles sont les autres demanderesses en l’espèce [collectivement, les demanderesses]. Les demanderesses ont présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire visant l’obtention du statut de résidentes permanentes après que leur demande d’asile eut été rejetée par la Section de la protection des réfugiés [la SPR]. Elles se sont vu refuser le statut de réfugiées en application de l’article 98 de la LIPR. Cet article prévoit qu’une personne visée à la section E de l’article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger. La section E de l’article premier est ainsi libellée :

[4] Le ou vers le 25 août 2001, la demanderesse principale a fui le Congo et s’est installée en Afrique du Sud où elle a obtenu le statut de réfugiée. Dans ses observations fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse principale soutient qu’elle a fui le Congo en 2001 après que des manifestations politiques eurent mis sa famille en danger (observations présentées par Nelly Nsekele Tshiendela et sa famille dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, page 2 des observations, page 186/504 du DCT). En 2005, elle a obtenu un permis d’études en Afrique du Sud et elle a commencé à cohabiter avec son époux actuel, Jean-Paul Tshiendela [M. Tshiendela], un citoyen d’Afrique du Sud d’origine congolaise (décision de la SPR, au para 4).

[5] Le 13 août 2009, le couple s’est marié. M. Tshiendela travaille actuellement au Congo grâce à un permis de travail. Il est le père des demanderesses mineures et il soutient financièrement les demanderesses.

[6] Après le mariage, le statut d’immigration de Mme Tshiendela en Afrique du Sud s’est amélioré. Elle a obtenu un visa de membre de la famille en raison de la citoyenneté sud-africaine de son époux, visa qu’elle aurait aussi pu obtenir, semble-t-il, grâce à la citoyenneté sud-africaine de ses enfants. Ce visa est devenu valide pour deux ans et il a été renouvelé à deux reprises par la suite. Son visa de membre de la famille le plus récent a été délivré en 2016 et il était valide jusqu’au 30 avril 2018 (décision de la SPR, au para 4).

[7] La demanderesse principale a affirmé qu’en 2008, l’Afrique du Sud avait connu une vague d’agressions à caractère xénophobe. Elle a allégué qu’elle avait été une des victimes de cette vague d’agressions. Par exemple, elle a expliqué qu’elle s’était vu refuser l’accès à l’hôpital alors qu’elle était en train d’accoucher parce qu’elle ne pouvait pas produire de carte d’identité sud-africaine (observations présentées par Nelly Nsekele Tshiendela et sa famille dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, page 2 des observations, page 186/504 du DCT).

[8] La demanderesse principale a affirmé qu’elle possédait son propre commerce à Johannesburg et qu’elle travaillait également pour une organisation appelée African Marketing Global Empowerment and Projects. Elle a soutenu qu’elle avait reçu des menaces motivées par la xénophobie, en raison à la fois de son origine congolaise et de sa participation à un documentaire sur la xénophobie. Elle a expliqué que des inconnus armés étaient entrés par effraction chez elle à plusieurs reprises (observations présentées par Nelly Nsekele Tshiendela et sa famille dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, page 2 des observations, page 186/504 du DCT). Elle a ajouté qu’à compter de 2010, elle avait été menacée et giflée à son commerce à trois occasions distinctes (décision de la SPR, au para 6).

[9] Le 15 juin 2017, à la suite du troisième incident survenu dans son commerce, la demanderesse principale a cherché refuge à l’église de son pasteur. Elle y est restée jusqu’au 10 juillet 2017, date à laquelle elle et les demanderesses mineures ont fui vers les États-Unis (observations présentées par Nelly Nsekele Tshiendela et sa famille dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, page 3 des observations, page 187/504 du DCT). Les demanderesses se sont par la suite rendues au Canada où elles ont présenté des demandes d’asile au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[10] Leurs demandes ont été rejetées le 1er juin 2018. La question déterminante était l’exclusion de la demanderesse principale au titre de la section E de l’article premier de la Convention. En outre, la SPR a conclu qu’il existait une possibilité de refuge intérieur [la PRI] en Afrique du Sud.

[11] La SPR a souligné qu’au cours de la dernière décennie, la demanderesse principale avait eu accès à la résidence permanente en Afrique du Sud au moment de son mariage puis à la naissance de ses enfants. Cependant, elle n’a jamais présenté de demande pour l’obtenir. La SPR a aussi conclu que les entrées par effraction et les actes de violence allégués étaient probablement le résultat d’une criminalité répandue et généralisée à Johannesburg, et non pas liés à la xénophobie.

[12] Les demanderesses ont sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la SPR. La Cour fédérale a confirmé la décision de la SPR en mars 2019. Dans sa décision, le juge Bell s’est appuyé sur la présence de membres de la famille immédiate des demanderesses dans l’une des villes pouvant tenir lieu de PRI et sur le fait que les éléments de preuve produits à l’appui des allégations de persécution ne suffisaient pas à satisfaire au premier volet de l’analyse de la PRI, à savoir qu’il n’existait pas de possibilité sérieuse que les demanderesses y soient persécutées. En outre, le juge Bell a conclu que, parce que les menaces proférées à Johannesburg ne visaient pas « personnellement » la demanderesse principale et que leur auteur n’avait pas été identifié, il y avait peu de chances que celui-ci la recherche dans les villes proposées comme PRI (Tshiendela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 344 [Tshiendela] au para 40).

II. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[13] Après le rejet de leurs demandes d’asile, les demanderesses ont présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Le paragraphe 25(1) est un recours qui s’offre aux étrangers se trouvant au Canada qui demandent le statut de résident permanent depuis le pays ou, plus généralement, qui ne satisfont pas aux exigences de la LIPR pour demander une dispense en se fondant sur des considérations d’ordre humanitaire, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

[14] À l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demanderesses ont fait valoir leur établissement au Canada, l’intérêt supérieur des demanderesses mineures et les difficultés auxquelles elles seraient exposées si elles devaient retourner en Afrique du Sud ou au Congo. Le facteur de l’établissement reposait sur l’emploi de la demanderesse principale et sur l’enracinement de la famille au Canada. Les observations concernant l’intérêt supérieur des demanderesses mineures tenaient compte des liens sociaux que celles-ci avaient noués, des études qu’elles avaient entreprises et de la disponibilité des services d’orthodontie au Canada. Enfin, les allégations liées aux difficultés auxquelles les demanderesses seraient exposées si elles devaient retourner en Afrique du Sud ou au Congo étaient fondées sur la situation dans le pays et la xénophobie.

[15] Le 4 mars 2020, une agente principale a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La décision explique les raisons pour lesquelles la demande devait être rejetée. L’agente a conclu que les considérations d’ordre humanitaire ne suffisaient pas à justifier l’octroi d’une dispense, qui est présentée comme une mesure exceptionnelle qui ne peut être accordée que lorsque les circonstances le justifient. L’agente a tiré les conclusions suivantes.

A. L'établissement au Canada

[16] L’agente a accordé un poids favorable à l’établissement. Elle a souligné que les demanderesses vivaient au Canada depuis un peu plus de deux ans et demi et qu’elles avaient fait la preuve de leur situation d’emploi, de leurs amitiés et de leurs liens sociaux, de la présence d’un membre de la famille au Canada et de leur participation à des activités bénévoles.

[17] Cependant, l’agente a fait remarquer qu’il était normal, au cours des deux ans et demi que les demanderesses avaient passés au Canada, qu’elles aient noué des liens sociaux, que la demanderesse principale ait obtenu un emploi et que les demanderesses mineures se soient fait des amis. En d’autres termes, un poids favorable, mais modeste, a été accordé à leur établissement. De plus, l’agente a tiré une conclusion défavorable du fait que la demanderesse principale ne disposait pas de ressources suffisantes pour subvenir aux besoins de sa famille et qu’elle recevait une aide financière de son mari resté au Congo.

[18] Elle a aussi conclu que les difficultés auxquelles la demanderesse principale pourrait être exposée en quittant le Canada ne seraient pas comparables à celles qu’elle devait avoir vécues au moment de quitter sa famille, ses amis et ses connaissances en Afrique du Sud pour venir au Canada.

[19] Dans l’ensemble, elle a conclu que l’établissement des demanderesses était un facteur favorable, mais pas déterminant, et qu’il ne suffisait pas à justifier une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

B. L’intérêt supérieur des enfants

[20] L’agente a tenu compte des observations des demanderesses qui indiquaient que les demanderesses mineures s’étaient bien intégrées au système scolaire canadien, qu’elles avaient des amis et qu’elles prenaient part à des activités religieuses.

[21] En ce qui concerne les observations des demanderesses selon lesquelles la demanderesse mineure, Marie-Ange, recevait des traitements orthodontiques au Canada et ne pourrait pas les poursuivre en Afrique du Sud, l’agente a conclu qu’il était peu probable que ce soit le cas. Elle a fait remarquer que Johannesburg, Le Cap et Port Elizabeth sont des villes modernes et que leurs habitants ont probablement accès à des soins dentaires. Elle a ajouté que les demanderesses n’avaient pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour démontrer que Marie-Ange ne serait pas en mesure de poursuivre ses traitements en Afrique du Sud.

[22] L’agente s’est, en outre, penchée sur l’observation selon laquelle Marie-Ange était un modèle pour les membres de sa communauté religieuse. Elle a accordé un poids favorable à ce facteur, mais elle a expliqué que ces personnes pourraient rester en contact avec Marie-Ange et qu’elles auraient d’autres modèles. Elle a aussi expliqué que Marie-Ange pourrait utiliser, en Afrique du Sud, les qualités et les compétences acquises au Canada, et que rien n’indiquait qu’elle ne pourrait pas se joindre à une église dans ce pays.

[23] En ce qui concerne la demanderesse mineure Naomi, l’agente a mentionné qu’elle aurait soi-disant été victime d’intimidation et de harcèlement à l’école en Afrique du Sud. Elle a fait remarquer qu’il était déplorable qu’un enfant fasse l’objet de tels traitements, mais que le harcèlement et l’intimidation étaient aussi présents dans les écoles canadiennes. Elle a expliqué que la demanderesse principale aurait pu chercher à placer sa fille dans une autre école en Afrique du Sud, mais qu’elle n’en a rien fait. Elle a ajouté que les éléments de preuve ne suffisaient pas à établir que le harcèlement subi par Naomi était motivé par la xénophobie. De plus, elle a souligné que la SPR avait déjà conclu que l’intimidation et le harcèlement dont Naomi avait été victime pourraient cesser si elle déménageait au Cap ou à Port Elizabeth.

[24] L’agente a conclu que la xénophobie existe en Afrique du Sud, mais que les demanderesses mineures sont nées dans ce pays et ont la citoyenneté sud-africaine, de sorte qu’elles ne seraient pas nécessairement victimes de harcèlement si elles devaient y retourner.

C. Les difficultés que poserait un retour en Afrique du Sud ou au Congo

[25] Les demanderesses ont allégué que leur renvoi du Canada leur occasionnerait des difficultés déraisonnables. Elles ont fait valoir que les demanderesses mineures ont la citoyenneté sud-africaine, mais qu’elles ne pouvaient pas aller au Congo, où elles n’ont jamais vécu. Elles ont souligné que, dans cette situation, la demanderesse principale, qui est congolaise, serait séparée de ses filles. En réponse, l’agente a conclu que, puisque les demanderesses mineures et leur père possédaient la citoyenneté sud-africaine, il serait raisonnable que la demanderesse principale obtienne un visa de résidence pour l’Afrique du Sud. Elle a ajouté que la possibilité d’un retour au Congo ne serait pas prise en compte dans le cadre de l’analyse étant donné qu’au moment de la décision, le Canada avait suspendu temporairement les renvois dans ce pays.

[26] Se penchant sur la possibilité d’un retour des demanderesses en Afrique du Sud, l’agente a écrit que celles-ci retourneraient dans un pays où elles ont des liens familiaux, de sorte que les difficultés qu’elles vivraient en quittant le Canada seraient considérablement moindres que celles qu’elles avaient probablement vécues au moment de quitter l’Afrique du Sud. Elle a ajouté que les demanderesses avaient passé beaucoup plus de temps en Afrique du Sud qu’au Canada, où elles n’ont passé que deux ans et demi.

D. La situation dans le pays

[27] En ce qui concerne la situation dans le pays, les demanderesses ont allégué qu’elles avaient été victimes d’agressions à caractère xénophobe avant leur départ d’Afrique du Sud. Rappelant ce que la Cour fédérale avait conclu dans la décision Tshiendela, l’agente a déclaré que les demanderesses invoquaient la situation générale dans le pays plutôt qu’un risque personnalisé. Elle a, en outre, souligné que les demanderesses n’avaient pas démontré qu’elles courraient un risque si elles déménageaient au Cap ou à Port Elizabeth étant donné que la preuve ne suffisait pas à établir que les femmes et les enfants en Afrique du Sud étaient exposés à un risque de discrimination ou que les demanderesses faisaient partie d’un groupe visé par des agressions à caractère xénophobe.

[28] Après avoir examiné l’établissement, l’intérêt supérieur des enfants et la situation dans le pays, l’agente a conclu que les considérations d’ordre humanitaire invoquées ne suffisaient pas à justifier qu’il soit fait droit à une demande fondée sur de telles considérations au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

III. Les arguments des parties

A. Les observations des demanderesses

[29] Dans leur demande de contrôle judiciaire, les demanderesses ont soulevé trois questions, notamment celle de savoir si l’agente avait commis une erreur en évaluant chaque facteur d’ordre humanitaire [traduction] « sous l’angle des difficultés », ainsi que celle de savoir si l’agente avait commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants et des difficultés que poserait un retour en Afrique du Sud.

[30] Les demanderesses ont fait valoir que l’agente avait commis une erreur en évaluant leur demande, notamment leur établissement et l’intérêt supérieur des enfants, [traduction] « sous l’angle des difficultés ». Par exemple, elles ont affirmé qu’au lieu de se demander si les difficultés constituaient un facteur qui militait pour ou contre l’accueil de leur demande, l’agente avait évalué leur établissement sous l’angle des difficultés. Elles ont soutenu que les difficultés n’auraient dû être qu’un facteur parmi tous ceux que l’agente devait évaluer. Elles ont ajouté que l’agente avait commis une erreur en s’appuyant sur les difficultés qu’elles avaient vécues en quittant l’Afrique du Sud pour écarter celles qu’elles pourraient vivre en quittant le Canada, et qu’elle avait ainsi confondu les difficultés et l’établissement.

[31] De même, les demanderesses ont fait valoir que l’intérêt supérieur des enfants avait été analysé sous l’angle des difficultés. Elles ont soutenu que l’agente avait examiné l’intimidation dont aurait été victime la demanderesse mineure Naomi [traduction] « sous l’angle des difficultés » en concluant que l’intimidation était aussi présente au Canada et que les demanderesses mineures auraient pu changer d’école.

[32] En ce qui concerne la demanderesse mineure Marie-Ange, les demanderesses ont fait valoir que l’agente avait écarté leurs observations portant sur les traitements orthodontiques de celle-ci au Canada en raison du manque d’éléments de preuve établissant qu’elle ne pourrait pas poursuivre ces traitements en Afrique du Sud. En outre, elles ont soutenu que l’agente avait commis une erreur en tenant compte du fait que Marie-Ange pourrait continuer ses traitements orthodontiques à l’étranger.

[33] Par ailleurs, les demanderesses ont allégué qu’au moment d’évaluer le bénévolat fait par Marie-Ange à l’église, l’agente s’était aussi concentrée sur les difficultés, expliquant que les enfants avec qui celle-ci interagissait pourraient trouver un nouveau modèle et qu’elle pourrait utiliser ses compétences en Afrique du Sud. Elles ont fait valoir que ces exemples montraient que l’agente avait évalué des éléments favorables liés à l’établissement et à l’intérêt supérieur des enfants « sous l’angle des difficultés ».

[34] De plus, les demanderesses ont critiqué l’évaluation globale faite par l’agente de l’intérêt supérieur des enfants en faisant valoir que celle-ci n’avait pas tiré de conclusion quant à la question de savoir s’il serait davantage dans l’intérêt supérieur des demanderesses mineures de rester au Canada ou de retourner en Afrique du Sud.

[35] Enfin, les demanderesses ont soutenu que l’agente avait commis une erreur dans l’évaluation des difficultés que poserait un retour en Afrique du Sud en raison de la situation dans le pays. Elles ont affirmé que l’agente n’avait pas tenu compte de la preuve concernant la discrimination exercée contre les femmes et les filles en Afrique du Sud ni de la preuve concernant la xénophobie manifestée à l’égard de tous les étrangers, peu importe leur statut. Elles ont fait valoir que la décision de l’agente s’appuyait trop lourdement sur la décision de la SPR, dont la tâche était complètement différente. Plus précisément, elles ont expliqué que l’agente avait commis une erreur en se concentrant sur une analyse semblable à celle de la SPR visant à déterminer si leur vie était en danger, au lieu de se demander si la violence dont la demanderesse principale avait été victime et si la situation générale en Afrique du Sud leur occasionneraient des difficultés.

[36] En résumé, les demanderesses ont soutenu que l’agente avait commis une erreur en évaluant leur établissement et l’intérêt supérieur des enfants [traduction] « sous l’angle des difficultés », et qu’elle avait incorrectement évalué l’intérêt supérieur des demanderesses mineures et les difficultés qu’occasionnerait un retour en Afrique du Sud.

B. Les observations du défendeur

[37] Le défendeur a soutenu que la décision contenait une analyse globale et une appréciation raisonnable de tous les facteurs, y compris l’établissement, l’intérêt supérieur des demanderesses mineures et la situation dans le pays. Il a expliqué que les arguments des demanderesses ne tenaient pas compte du fait que l’agente avait répondu aux observations présentées dans le cadre de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[38] Le défendeur a d’abord expliqué que l’agente n’avait pas limité son analyse de l’établissement aux [traduction] « difficultés », mais qu’elle avait tenu compte de la situation d’emploi, des amitiés, des liens familiaux et des activités bénévoles des demanderesses, ainsi que de l’aide financière que recevait la demanderesse principale. Ainsi, il a soutenu que l’agente avait tenu compte de tous les facteurs pertinents, conformément à l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy]. Par exemple, il a expliqué que l’agente avait accordé un poids favorable à la situation d’emploi de la demanderesse principale et au fait que les demanderesses avaient tissé des liens sociaux au Canada et qu’elles avaient un cousin au pays. Il a ajouté que l’agente avait tenu compte du fait que la demanderesse principale recevait une aide financière de la part de son époux. Il a aussi soutenu que l’agente n’avait pas commis d’erreur en soulignant que, même si l’établissement des demanderesses était favorable, ce facteur n’était pas, à lui seul, déterminant.

[39] Le défendeur a, par ailleurs, fait remarquer que l’agente avait consacré une section entière à l’intérêt supérieur des enfants et qu’elle n’avait pas limité son analyse aux difficultés. Il a plutôt fait valoir que l’agente s’était penchée sur l’intégration des enfants dans le système scolaire canadien, sur leur relation avec l’église et les autres membres de celle-ci, sur le problème de l’intimidation, ainsi que sur la disponibilité des traitements orthodontiques et les problèmes de xénophobie en Afrique du Sud.

[40] Par exemple, le défendeur a fait valoir que le fait que l’agente ait écrit que Marie-Ange pourrait poursuivre ses activités religieuses en Afrique du Sud montrait que celle-ci était attentive et sensible à son intérêt et à la façon dont elle pourrait poursuivre ses activités à l’étranger. De plus, le défendeur a soutenu que l’agente n’avait pas commis d’erreur en évaluant la disponibilité des traitements orthodontiques ailleurs. Il a affirmé qu’accepter les arguments des demanderesses signifierait qu’un agent devrait s’abstenir de formuler des commentaires sur la disponibilité d’un service médical dans un autre pays même si cela lui avait été présenté comme étant un facteur d’ordre humanitaire. En ce qui concerne la question de savoir s’il est dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada ou de retourner en Afrique du Sud, le défendeur a fait valoir que les agents d’immigration sont présumés être conscients que le fait de vivre au Canada peut offrir aux enfants des possibilités auxquelles ils n’auraient pas accès ailleurs.

[41] En outre, le défendeur a contesté les affirmations des demanderesses selon lesquelles l’agente avait écarté ou n’avait pas cru les éléments de preuve concernant la discrimination. Il a plutôt soutenu que l’agente avait reconnu l’existence de la xénophobie en Afrique du Sud, mais qu’elle avait conclu que les demanderesses n’avaient pas démontré que ce problème ne pourrait pas être résolu si elles déménageaient au Cap ou à Port Elizabeth. Il a aussi soutenu qu’il n’était pas déraisonnable de la part de l’agente de se reporter aux conclusions factuelles pertinentes de la SPR pour se prononcer sur les difficultés.

[42] En conclusion, le défendeur a fait valoir que l’agente avait fait une évaluation globale raisonnable de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et qu’elle avait analysé et soupesé toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes.

IV. La norme de contrôle et le cadre juridique applicables

[43] Les demanderesses soutiennent que la première question soulevée, soit celle de savoir si l’agente a commis une erreur en évaluant chaque facteur [traduction] « sous l’angle des difficultés », devrait être examinée selon la norme de la décision correcte. Elles n’expliquent pas pour quelle raison ce serait la norme appropriée, si ce n’est qu’elles affirment que cette norme s’applique aux questions de droit. Ce n’est pas exact. Les demanderesses soutiennent aussi que les deux autres questions soulevées, notamment celle de savoir si l’agente a commis une erreur dans l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants et des difficultés liées à un retour en Afrique du Sud, devraient être examinées selon la norme de la décision raisonnable.

[44] Le défendeur affirme que la norme de contrôle qui s’applique à une décision rendue par un agent d’immigration à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable.

[45] Je suis d’avis que la norme de la décision correcte ne s’applique à aucune des questions en litige. Ce n’est pas la norme qui a été retenue dans l’arrêt Kanthasamy (au para 44). Les questions de droit sont examinées selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême a écrit qu’il existe une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable chaque fois qu’une cour contrôle une décision administrative (Vavilov, au para 16). L’arrêt Vavilov dresse une liste restreinte d’exceptions à cette présomption, dont aucune ne s’applique en l’espèce. Par conséquent, la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable.

[46] La conclusion selon laquelle la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable a des répercussions. Il revient au demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable. Comme il a été conclu dans l’arrêt Vavilov, la décision doit souffrir de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et il faut se demander si la décision est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles. Il n’est pas approprié pour une cour de révision d’adopter une approche autre que celle de la retenue judiciaire (Vavilov, au para 13) et du respect à l’égard du rôle que le législateur a conféré aux décideurs administratifs (Vavilov, au para 14).

[47] Les lacunes dont souffre une décision ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36). Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur, par exemple, s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été présentée ou n’en a pas tenu compte.

[48] Le rôle d’une cour de révision n’est pas « d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » : Vavilov, au para 125, citant Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a déclaré que « bon nombre des mêmes raisons qui justifient la déférence d’une cour d’appel à l’égard des conclusions de fait tirées par une juridiction inférieure, dont la nécessité d’assurer l’efficacité judiciaire, l’importance de préserver la certitude et la confiance du public et la position avantageuse qu’occupe le décideur de première instance, s’appliquent également dans le contexte du contrôle judiciaire » (Vavilov, au para 125; Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2003] 2 RCS 235 aux para 15-18).

[49] Par conséquent, un demandeur doit démontrer que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable et pas seulement qu’une meilleure décision sur le fond devrait être retenue par la cour de révision. Les cours de révision sont tenues de reconnaître la légitimité et la compétence des décideurs administratifs dans leur domaine. En l’espèce, les demanderesses ne se sont pas acquittées du fardeau de démontrer que la décision de l’agente était déraisonnable.

V. Analyse

[50] Comme je l’ai déjà mentionné, les demanderesses soulèvent trois questions qui, selon elles, justifient une intervention de la Cour. Il s’agit notamment de savoir si l’agente a commis une erreur en évaluant chaque facteur d’ordre humanitaire [traduction] « sous l’angle des difficultés », ainsi que de savoir si l’agente a commis une erreur dans son évaluation de l’intérêt supérieur des enfants et des difficultés liées à un retour en Afrique du Sud.

[51] Les demanderesses font d’abord valoir que le fait que l’agente ait effectué son évaluation [traduction] « sous l’angle des difficultés » constitue une erreur susceptible de contrôle. Elles affirment que l’agente a, à tort, évalué chacun des facteurs invoqués dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [traduction] « sous l’angle des difficultés », à commencer par leur établissement.

[52] Après la publication de l’arrêt Kanthasamy, certains ont semblé laisser entendre que la notion de difficultés avait disparu. Cependant, dans cet arrêt, la question des difficultés demeure considérée comme étant pertinente dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Non seulement un examen plus approfondi de l’arrêt Kanthasamy permet de déboulonner ce mythe, mais le critère retenu par la majorité dans cet arrêt confirme que l’article 25 de la LIPR est axé sur les malheurs des autres et, par conséquent, sur les difficultés qu’ils ont vécues. La dispense prévue à l’article 25 constitue une mesure spéciale. Dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême a adopté le critère établi dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCAI no 1 [Chirwa] en faisant observer que « les considérations d’ordre humanitaire s’entendent "des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” » (Kanthasamy, au para 13, citant Chirwa). Comme le déclarent les juges majoritaires au paragraphe 23 de l’arrêt Kanthasamy, l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés. Ce qui est encore plus révélateur, c’est que la Cour suprême a souligné que l’article 25 n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle.

[53] Selon l’expression « inciter [...] à soulager les malheurs d’une autre personne », les difficultés sont considérées comme étant un facteur pertinent dans le cadre de l’évaluation globale des considérations d’ordre humanitaire. De plus, il s’agit d’une mesure spéciale. Il n’est fait mention nulle part dans l’arrêt Kanthasamy d’un soi-disant [traduction] « angle des difficultés ». La Cour suprême qualifie plutôt de « descriptifs » et d’« instructifs » les trois adjectifs employés pour caractériser les « difficultés » dans les Lignes directrices rédigées à l’intention des agents, à qui a été délégué le pouvoir conféré par l’article 25 (au para 33). Comme le prévoit le critère établi dans la décision Chirwa, ce ne sont pas n’importe quels malheurs qui « justifient l'octroi d'un redressement spécial ».

[54] Les juges majoritaires ont plutôt conclu que « ce que l’agent ne doit pas faire, dans un cas précis, c’est voir dans le par. 25(1) trois adjectifs à chacun desquels s’applique un seuil élevé et appliquer la notion de "difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées" d’une manière qui restreint sa faculté d’examiner et de soupeser toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes » (Kanthsamy, au para 33).

[55] En l’espèce, l’agente a examiné l’établissement et l’intérêt supérieur des enfants indépendamment des difficultés. Lorsqu’elle a évalué l’établissement, elle a apprécié favorablement l’emploi et les activités bénévoles de la demanderesse principale, de même que ses liens sociaux et ses activités religieuses. Elle a aussi apprécié favorablement la présence d’un cousin des demanderesses au Canada. Cependant, elle a expliqué que l’établissement des demanderesses était ordinaire puisqu’elles ne vivaient au Canada que depuis un peu plus de deux ans et demi. En outre, elle a tiré une conclusion défavorable du fait que les ressources de la demanderesse principale ne suffisaient pas à subvenir aux besoins de sa famille.

[56] Dans son analyse de l’établissement, l’agente a aussi expliqué que, même si la demanderesse principale serait invariablement exposée à des difficultés en quittant le Canada, ces difficultés ne seraient pas comparables à celles que ses filles et elle avaient dû vivre au moment de quitter leur famille, leurs amis et leurs connaissances en Afrique du Sud pour venir au Canada. Il ne s’agit pas d’une erreur. L’agente répondait aux observations présentées par les demanderesses, notamment :

[traduction]
Nelly et ses enfants n’ont pas quitté le Canada depuis 2017. Elles considèrent qu’elles sont chez elles au Canada et elles se sont bâti une vie de famille ici. Déraciner les membres de la famille pour retourner en Afrique du Sud ou au Congo entraînerait certainement des difficultés inhabituelles, injustifiées ou démesurées et irait à l’encontre de l’intérêt supérieur des enfants, car elles se sont enracinées au Canada et qu’elles vivent enfin dans un endroit sûr.

(Observations présentées par Nelly Nsekele Tshiendela et sa famille dans le cadre de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, page 11 des observations, page 196/504 du DCT.)

Comme je l’ai mentionné précédemment, les difficultés demeurent un facteur pertinent dans le cadre d’une analyse des considérations d’ordre humanitaire. Il s’agit d’une notion qui comporte divers degrés de gravité, comme en ce qui concerne les « malheurs ». Il n’est donc pas surprenant que, dans l’arrêt Kanthasamy, les juges majoritaires aient considéré que les trois adjectifs (« inhabituelles », « injustifiées » et « démesurées ») conservaient une vocation descriptive et instructive à l’égard des difficultés vécues.

[57] En l’espèce, il n’a pas été démontré que la façon dont l’agente avait qualifié l’établissement des demanderesses au Canada était déraisonnable. À mon avis, le degré d’établissement des demanderesses n’a pas été minimisé par le décideur; il a plutôt été examiné du point de vue d’une personne qui sait ce qui doit être pris en compte pour accorder une mesure spéciale, sans transformer une disposition censée offrir une mesure spéciale en un régime d’immigration parallèle. L’agente a tenu compte de tous les facteurs pertinents invoqués par les demanderesses dans son évaluation de leur établissement, auquel elle a accordé un poids favorable dans le cadre de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cependant, elle n’était pas convaincue, conformément au pouvoir discrétionnaire dont elle dispose, que l’établissement des demanderesses suffisait à justifier l’octroi d’une mesure spéciale pour des considérations d’ordre humanitaire. Les demanderesses devaient démontrer que l’évaluation était déraisonnable compte tenu des autres considérations. Il s’agit d’une évaluation raisonnable.

[58] Par ailleurs, les demanderesses devaient démontrer que l’agente avait évalué de façon déraisonnable l’établissement des demanderesses mineures. Je ne crois pas que ce soit le cas. L’établissement et l’intérêt supérieur des enfants sont des concepts relatifs qui s’inscrivent dans un continuum et qui ont divers degrés d’importance, de sorte qu’ils doivent être évalués en vue de l’octroi de la mesure spéciale prévue par l’article 25. Ces facteurs, considérés ensemble, sont-ils suffisants pour inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne, étant entendu que quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés et que l’article 25 n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle? En effet, les difficultés doivent nécessairement être d’une certaine gravité. L’agente a bien évalué les facteurs en l’espèce; c’est aux demanderesses qu’il incombait de démontrer que les évaluations étaient déraisonnables.

[59] En l’espèce, après avoir examiné toutes les observations présentées concernant l’intérêt supérieur des demanderesses mineures, l’agente a conclu qu’elles ne suffisaient pas à justifier une décision favorable.

[60] Les demanderesses avaient fait valoir que la demanderesse mineure Marie-Ange ne pourrait pas poursuivre ses traitements orthodontiques en Afrique du Sud en raison du caractère inadéquat de ces traitements dans le pays. L’agente a répondu à cette observation en expliquant que Johannesburg, Le Cap et Port Elizabeth étaient des villes modernes et que leurs habitants étaient assurément en mesure d’obtenir des soins dentaires et orthodontiques. Elle a ajouté que les demanderesses ne s’étaient pas acquittées du fardeau de prouver que la demanderesse mineure ne serait pas en mesure de poursuivre ses traitements orthodontiques en Afrique du Sud.

[61] Dans son analyse, l’agente n’a pas minimisé de façon déraisonnable l’intérêt supérieur de la demanderesse mineure; elle a plutôt répondu à l’observation des demanderesses selon lesquelles Marie-Ange ne serait pas en mesure de poursuivre ses traitements orthodontiques en Afrique du Sud et elle a expliqué qu’elles ne s’étaient pas acquittées du fardeau d’établir cette allégation. Accepter la position des demanderesses sur cette question reviendrait à empêcher les agents de formuler des commentaires sur la disponibilité de traitements à l’étranger, même en réponse à des observations présentées par les demandeurs eux-mêmes.

[62] J’ajoute que la Cour a déjà confirmé des décisions d’agents qui s’étaient penchés sur la disponibilité de traitements médicaux à l’étranger. Par exemple, dans la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 503 [Zhang], la juge McDonald a conclu que l’agent n’avait pas commis d’erreur en tenant compte de la capacité du demandeur à obtenir des services médicaux en Chine (Zhang, aux para 34-35). De même, dans la décision Mashal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 900 [Mashal], le juge Southcott a expliqué que « [l]a capacité d’adaptation d’un demandeur à son retour dans un autre pays est une question pertinente » (Mashal, au para 36).

[63] De plus, les demanderesses soulèvent une préoccupation concernant le fait que l’agente a expliqué que la demanderesse mineure Marie-Ange pourrait poursuivre ses activités religieuses en Afrique du Sud, car elles soutiennent que ce point n’est pas pertinent dans le cadre d’une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, il ressort clairement de la lecture des motifs de l’agente que la participation de Marie-Ange à des activités religieuses a été évaluée en réponse aux observations présentées par les demanderesses à ce sujet. L’agente a accordé un poids favorable au rôle joué par la demanderesse mineure auprès d’une église et elle a reconnu qu’elle avait probablement exercé une bonne influence au sein de sa communauté religieuse.

[64] Néanmoins, ce facteur ne pèse que relativement peu dans l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire. Les contributions de Marie-Ange au sein de l’église demeureraient marquantes, et elle pourrait rester en contact avec ses amis au Canada. L’agente a aussi conclu que rien dans la preuve n’indiquait que Marie-Ange ne serait pas en mesure de poursuivre ses activités religieuses en Afrique du Sud. L’intérêt de celle-ci à poursuivre ses activités a été pleinement pris en compte et, de fait, l’agente s’est montrée réceptive, attentive et sensible à cet intérêt. Elle a conclu que l’intérêt de Marie-Ange serait préservé puisqu’elle pourrait poursuivre ses activités religieuses à l’étranger, mais que ces activités ne suffisaient pas à justifier l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[65] Enfin, l’agente a renvoyé à la troisième demanderesse mineure, Naomi, qui prétend avoir été victime de harcèlement à l’école pendant qu’elle vivait en Afrique du Sud. Elle a conclu qu’il était déplorable qu’un enfant ait été victime d’une quelconque forme d’intimidation ou de harcèlement, mais que les enfants ne sont pas à l’abri du harcèlement au Canada. Elle a indiqué que rien dans la preuve ne permettait de conclure que l’intimidation était inévitable dans toutes les écoles d’Afrique du Sud, ou qu’il était impossible d’y remédier. Elle a ajouté que la demanderesse principale aurait pu changer sa fille d’école, mais qu’elle n’en a rien fait. Enfin, elle a jugé que rien n’indiquait que le harcèlement était motivé par la xénophobie. Elle a d’ailleurs fait remarquer que le harcèlement et l’intimidation pourraient peut-être être évités si les demanderesses déménageaient au Cap ou à Port Elizabeth.

[66] Par conséquent, contrairement à ce que les demanderesses prétendent, l’agente s’est penchée sur les questions soulevées concernant les demanderesses mineures, y compris leur intégration dans le système scolaire canadien, la disponibilité des traitements orthodontiques, leur participation à des activités religieuses, ainsi que les allégations d’intimidation et de discrimination dans leur école à Johannesburg. Il n’est pas déraisonnable qu’une évaluation des difficultés ou des avantages soit entreprise. Les difficultés et les avantages sont les deux côtés d’une même médaille (Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (CAF), [2003] 2 CF 555 au para 4), et on s’attend à ce qu’un agent se livre à cette analyse.

[67] L’agente a démontré que, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, elle avait pleinement pris en compte l’intérêt supérieur des enfants en abordant les diverses questions soulevées. Elle s’est montrée réceptive, attentive et sensible à cet intérêt. Cependant, l’intérêt supérieur des enfants ne constitue pas un facteur déterminant dans le cadre des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Il ne suffit pas de soulever cette question pour obtenir gain de cause. Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817, la Cour suprême a reconnu ce qui suit :

[75] […] Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

En l’espèce, l’intérêt supérieur des enfants ne suffisait pas à justifier l’octroi de ce qui est décrit comme une « mesure spéciale » créée par le législateur.

[68] Le ministre, par l’entremise de son délégué, peut se garder d’accorder la mesure spéciale si cela aurait pour effet de « détrui[re] la nature essentiellement exclusive » du régime d’immigration. Dans l’arrêt Kanthasamy, les juges majoritaires ont reconnu que l’article 25 avait aussi été rédigé en tenant compte du fait qu’il risquait d’avoir une portée excessive :

[14] Le critère issu de la décision Chirwa visait non seulement à assurer l’accès à la dispense pour considérations d’ordre humanitaire, mais aussi à faire obstacle à une portée indûment excessive de la disposition en cause. Comme le dit la Commission :

Il est clair qu’en promulguant [le sous-al.] 15(1) b) (ii), le Parlement a jugé approprié de donner au présent Tribunal le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux, mais il est également évident que le Parlement n’a pas voulu que [le sous-al.] 15(1) b) (ii) de la Loi sur la Commission d’appel de l’immigration soit interprété d’une façon si large qu’il détruise la nature essentiellement exclusive de la Loi sur l’immigration et de ses règlements. [p. 364]

En l’espèce, les demanderesses ne seraient pas, du fait de leur établissement et de l’intérêt supérieur des enfants, exposées à des malheurs tels qu’ils inciteraient une personne à les soulager et que l’octroi d’une mesure spéciale serait justifié. Il ne suffit pas de dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Encore faut-il l’appliquer. Il n’a pas été démontré que la décision était déraisonnable.

[69] Enfin, il reste l’argument concernant les difficultés liées à la situation dans le pays. La Cour ne souscrit pas à l’observation des demanderesses selon laquelle l’agente a commis une erreur dans l’évaluation des difficultés liées à un retour en Afrique du Sud en raison de la situation qui existe dans le pays. Je répète qu’il est nécessaire de démontrer que le décideur « s’est mépris » au point de rendre sa décision déraisonnable. L’agente a raisonnablement conclu que les demanderesses avaient présenté la situation générale en Afrique du Sud, et non un risque personnalisé. La situation dans ce pays ne pèse pas lourdement en faveur de l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

[70] En outre, l’agente a conclu que les demanderesses ne s’étaient pas acquittées du fardeau de démontrer que les femmes et les filles faisaient l’objet de discrimination en Afrique du Sud, ou qu’elles seraient visées par des agressions à caractère xénophobe au Cap ou à Port Elizabeth. Cette conclusion n’était pas déraisonnable.

VI. Conclusion

[71] Les questions soulevées par les demanderesses dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qu’elles soient examinées ensemble ou séparément, ne permettent pas de conclure que le décideur a agi de façon déraisonnable. Compte tenu de l’établissement, de l’intérêt supérieur des enfants et de la situation dans le pays, il était raisonnable pour l’agente de conclure que le seuil à atteindre pour justifier l’octroi d’une mesure spéciale n’était pas respecté. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[72] Les parties conviennent qu’il n’y a pas de question à certifier au titre de l’article 74 de la LIPR. Je partage cet avis.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-2163-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier au titre de l’article 74 de la LIPR.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2163-20

INTITULÉ :

NELLY NSEKELE TSHIENDELA ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

le 13 octobre 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

le 11 MAI 2022

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LES DEMANDERESSES

 

Norah Dorcine

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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