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Date : 20220513


Dossiers : IMM-6356-20

IMM-149-21

Référence : 2022 CF 719

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 mai 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

ANJA SIMIC

demanderesse

et

LE MINISTRE DE

LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Anja Simic est une citoyenne de la Serbie et de la Croatie. Elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’elle avait présentée depuis le Canada (IMM-149-21). Elle sollicite également le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un autre agent d’immigration a refusé de prolonger son statut de visiteur temporaire au Canada (IMM-6356-20).

[2] Les thèmes principaux de la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Simic étaient son expérience de discrimination en Serbie et son désir de rester au seul endroit où elle se sent acceptée. L’agent n’a pas réussi à « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux » formulés par la demanderesse à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-149-21 sera donc accueillie.

[3] La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-6356-20 sera rejetée au motif qu’elle est théorique.

II. Le contexte

[4] Mme Simic est âgée de 26 ans. Elle est née et a grandi en Serbie, où ses parents vivent toujours. Ses parents sont tous deux d’origine ethnique serbe. Ils sont nés en Croatie et y ont vécu jusqu’à ce qu’ils déménagent en Serbie à la suite du conflit survenu dans la région dans les années 1990. Mme Simic et ses parents ont un accent croate prononcé, ce qui a nui à leur intégration en Serbie.

[5] La sœur et le beau-frère de Mme Simic sont des citoyens canadiens. Ils ont obtenu le statut de réfugié au Canada en 2011 parce que le beau-frère craignait avec raison d’être persécuté en Croatie.

[6] Mme Simic est venue au Canada pour la première fois en 2015, munie d’un visa de résident temporaire [VRT]. Elle est restée chez sa sœur de février 2015 à août 2015, puis de janvier 2016 à avril 2017. Elle est revenue au Canada en novembre 2017 et est ici depuis.

[7] Le statut de résident temporaire de Mme Simic a été prolongé à quelques reprises, d’abord jusqu’au 10 novembre 2018, puis jusqu’au 25 mai 2019, et enfin jusqu’au 31 mai 2020, au titre de l’alinéa 181(1)a) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR]. En mai 2020, elle a présenté une autre demande de prolongation de son statut jusqu’au 31 mai 2021, qui a été rejetée.

[8] Un VRT pour entrées multiples permet à un résident étranger de rester au Canada pendant une période continue de six mois (RIPR, art 183(2)). Le VRT de Mme Simic est valide jusqu’au 21 septembre 2022.

[9] Dans sa demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, Mme Simic a expliqué avoir été constamment intimidée pendant son enfance en raison de son accent distinct et de son statut d’enfant de réfugiés. Elle a fourni des éléments de preuve documentaire quant au traitement réservé aux Serbes d’origine croate et à la situation politique en Serbie et en Croatie.

[10] Même si elle a un passeport croate, Mme Simic affirme qu’elle n’a aucun lien avec ce pays et qu’elle n’y a jamais vécu. De nombreux membres de sa famille élargie résident maintenant au Canada, et elle affirme que c’est le premier endroit où elle s’est sentie acceptée. Elle espère fréquenter un collège ou une université et poursuivre ses études au Canada.

III. La question en litige

[11] La seule question en litige soulevée dans la demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

IV. Analyse

[12] La décision de l’agent est susceptible de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’interviendra que si la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). La Cour doit tenir compte du résultat de la décision administrative eu égard au raisonnement sous-jacent à celle-ci (Vavilov, au para 15).

[13] L’agent a tenu compte de l’établissement de Mme Simic au Canada, y compris de ses liens avec sa famille et ses amis, ainsi que des difficultés auxquelles elle pourrait être exposée si elle retournait en Serbie ou en Croatie. L’agent n’était pas convaincu que la situation de Mme Simic justifiait la mesure extraordinaire et discrétionnaire prévue au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[14] Mme Simic s’appuie sur la toute récente décision Elbeibas c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2022 CF 468, dans laquelle le juge Henry Brown a appliqué le principe suivant de l’arrêt Vavilov dans le contexte d’une demande de contrôle judiciaire visant le rejet d’une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR (au para 12) :

[…] le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

[15] L’agent a reconnu que Mme Simic avait atteint un certain degré d’établissement au Canada, soulignant que sa sœur et son beau-frère y vivent et qu’ils sont des citoyens canadiens. L’agent a admis que de nombreux membres de la famille élargie de Mme Simic vivent au Canada, notamment des oncles, des tantes et des cousins, ainsi que des amis de la famille. Bon nombre d’entre eux ont fourni des lettres à l’appui de la demande de Mme Simic visant à rester au Canada.

[16] L’agent a conclu que Mme Simic pourrait entretenir une relation avec sa famille au Canada au moyen d’appels téléphoniques et de visites conformes au VRT valide. En ce qui concerne l’expérience de discrimination vécue par Mme Simic en Serbie, l’agent a conclu ce qui suit :

[traduction] De plus, je dispose de peu de renseignements indiquant qu’elle se démarquerait en tant qu’étrangère. Bien qu’elle ait pu adopter l’accent croate de ses parents à un jeune âge, étant donné qu’elle est née, a grandi et a fait ses études en Serbie, je conclus qu’elle aurait fini par assimiler la langue serbe (ou par adopter cet accent), tout comme ses parents ont adopté l’accent croate malgré leur origine serbe.

[17] Cette évaluation comporte quelques lacunes. Mme Simic a vécu en Serbie pendant plus de 20 ans avant de déménager au Canada en 2017. Elle n’a pas assimilé la langue serbe (ou adopté cet accent) pendant cette période, et il n’y a aucune raison de penser qu’elle le ferait maintenant. Ses parents n’ont pas non plus adopté l’accent croate. Ils sont nés et ont grandi en Croatie, et ont fui en Serbie comme réfugiés dans les années 1990. Comme leur fille, ils continuent d’être considérés comme des étrangers en Serbie.

[18] L’agent a fait remarquer que le VRT de Mme Simic faciliterait ses visites au Canada pendant la période requise pour que sa demande de résidence permanente soit traitée de la manière prescrite. L’avocate de Mme Simic qualifie cette observation d’incohérente. Aucun parent ne peut parrainer Mme Simic pour qu’elle obtienne la résidence permanente depuis l’étranger; il est également peu probable qu’elle soit admissible à titre de travailleuse qualifiée ou de membre d’une autre catégorie d’immigrants. De plus, les délais de traitement des demandes de résidence permanente présentées depuis l’étranger sont longs.

[19] Dans l’affaire Paul c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1081 [Paul], les demandeurs, un couple de personnes âgées, ont présenté une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire afin de pouvoir rejoindre leurs enfants au Canada. Les processus d’immigration habituels auraient pris jusqu’à sept ans. L’agent avait conclu qu’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée, car les enfants canadiens des demandeurs pouvaient leur rendre visite en Inde. Le juge Douglas Campbell a affirmé ce qui suit : « l’agent montre qu’il n’a pas compris le motif principal qui les a incités à faire une demande fondée sur l’article 25 : il ne s’agit pas de visites, mais du besoin urgent d’obtenir la résidence permanente au Canada » (Paul, au para 5).

[20] Le défendeur tente d’établir une distinction entre l’affaire Paul et l’espèce au motif que cette affaire concernait des personnes âgées qui risquaient de ne pas vivre assez longtemps pour bénéficier des processus d’immigration habituels. Bien que cette préoccupation particulière ne se pose pas dans la présente affaire, le principe sous-jacent est le même.

[21] Les thèmes centraux de la demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de Mme Simic étaient son expérience de discrimination en Serbie et son désir de rester au seul endroit où elle se sent acceptée. Elle dit qu’elle se sent [traduction] « chez elle » au Canada parce qu’elle est entourée de membres de sa famille et d’amis qui lui offrent un soutien émotionnel et financier. Plus de 200 membres de la famille élargie de Mme Simic ont quitté ou fui la Serbie et vivent maintenant dans la région de Toronto et les environs. L’agent n’a pas réussi à « s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux » formulés par la demanderesse à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à l’instar de l’agent dans l’affaire Paul.

[22] La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-149-21 sera donc accueillie.

[23] La demande de contrôle judiciaire dans le dossier IMM-6356-20 concerne la décision par laquelle un autre agent d’immigration a refusé de prolonger le statut de visiteur temporaire au Canada de Mme Simic. Mme Simic a demandé de rester au Canada en attendant qu’une décision soit rendue à l’égard de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a conclu qu’elle était restée au Canada assez longtemps pour remplir l’objectif initial de sa visite, qui était de passer du temps avec sa famille. L’agent n’était pas convaincu qu’elle était encore une résidente temporaire légitime qui quitterait le Canada à la fin de son séjour autorisé. Il a fait remarquer que Mme Simic avait présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, mais qu’aucune approbation de premier niveau n’avait été délivrée.

[24] La décision de l’agent d’immigration de ne pas prolonger le statut de visiteur temporaire de Mme Simic dans l’attente d’une décision à l’égard de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est devenue théorique lorsque cette décision a été rendue, le 2 janvier 2021, ou, subsidiairement, à la date à laquelle la prolongation de son statut aurait expiré, le 31 mai 2021. Mme Simic soutient que l’annulation du rejet de sa demande visant à rester au Canada lui donnerait la chance de démontrer qu’elle a constamment respecté les lois canadiennes en matière d’immigration, ce qui peut constituer un élément important à considérer pour la prise d’une nouvelle décision à l’égard de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[25] Je ne suis pas convaincu que l’agent d’immigration a commis une erreur susceptible de contrôle en rejetant la quatrième demande de prolongation de la résidence temporaire au Canada de Mme Simic. Je ne suis pas convaincu non plus que l’annulation de la décision aurait pour effet de régulariser rétroactivement le statut au Canada de Mme Simic, ou qu’il y aurait une autre utilité pratique à trancher l’affaire (Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 à la p 353).

[26] La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-6356-20 sera donc rejetée au motif qu’elle est théorique.

V. Conclusion

[27] La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-149-21 sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

[28] La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-6356-20 sera rejetée au motif qu’elle est théorique.

[29] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-149-21 est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

  2. La demande de contrôle judiciaire présentée dans le dossier IMM-6356-20 est rejetée au motif qu’elle est théorique.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-6356-20

IMM-149-21

 

INTITULÉ :

ANJA SIMIC c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE TORONTO (ONTARIO) ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Wennie Lee

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Idorenyin Udoh-Orok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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