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Date : 20220511


Dossier : IMM-3279-21

Référence : 2022 CF 695

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

MARCIA VICTORIA WILLIAMS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

défendeur

 

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, une citoyenne de la Jamaïque âgée de 60 ans, sollicite le contrôle judiciaire de la décision défavorable, datée du 30 avril 2021, par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa deuxième demande de résidence permanente présentée depuis le Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La demanderesse est arrivée au Canada en mars 2012 et elle est restée au pays pendant plusieurs années après l’expiration de son statut de résidente temporaire avant de présenter une demande d’asile, laquelle a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié le 5 septembre 2017.

[3] La demanderesse a présenté une première demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, qui a été rejetée le 21 juin 2018, puis une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR], qui a été rejetée le 25 janvier 2019. Même si la demanderesse a d’abord collaboré avec l’Agence des services frontaliers du Canada pour prendre des dispositions afin de quitter le pays, elle ne s’est finalement pas présentée en vue de son renvoi, et un mandat d’arrestation a été délivré à son encontre le 17 avril 2019.

[4] Le 2 septembre 2020, la demanderesse a déposé une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Elle a fait valoir ce qui suit : a) le fait qu’elle a été préposée aux services de soutien à la personne de première ligne pendant la pandémie de COVID-19 devrait se voir accorder un poids important; b) elle est bien établie au Canada malgré les difficultés qu’elle éprouve pour régulariser son statut, et elle est financièrement indépendante; c) pendant son séjour au Canada, elle a apporté un soutien financier à ses enfants adultes et à ses petits-enfants en Jamaïque; d) pendant son séjour au Canada, elle a poursuivi des études et établi des liens solides avec son église, ses amis et son petit-ami; e) si elle était forcée de retourner en Jamaïque, elle serait confrontée à des difficultés considérables, notamment la perte de la stabilité financière dont sa famille et elle-même bénéficient grâce à son emploi au sein de l’économie canadienne, imputable à la pénurie d’emplois et à la discrimination en milieu de travail ayant cours en Jamaïque, la perte de sa communauté religieuse au Canada, de son meilleur ami et de son petit-ami, ainsi que les difficultés entourant le fait de retourner dans un pays où elle a été maltraitée par son ex-époux; f) l’intérêt supérieur de ses seize petits-enfants en Jamaïque, qui subiraient un préjudice si sa demande était rejetée, car ils sont au seuil de la pauvreté et dépendent de son soutien financier pour leurs études et leurs soins médicaux.

[5] Dans sa décision du 30 avril 2021, l’agent a conclu ce qui suit : a) le degré d’établissement favorable démontré par la demanderesse est peu élevé; b) la demanderesse n’a pas établi, de façon suffisante, qu’elle serait exposée à des difficultés à son retour en Jamaïque; c) il serait dans l’intérêt supérieur de ses petits-enfants qu’elle retourne en Jamaïque. L’agent n’était pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaire présentées par la demanderesse justifiaient l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[6] Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse soutient que la décision de l’agent devrait être annulée parce que celui-ci : a) a commis une erreur en atténuant le poids accordé à son établissement au Canada au motif qu’elle avait travaillé et séjourné au pays sans y être autorisée; b) a commis une erreur lorsqu’il a accordé peu de poids à l’affidavit qu’elle a souscrit au sujet de son travail de première ligne comme préposée aux services de soutien à la personne pendant la pandémie sans expliquer la raison pour laquelle il a atténué la valeur probante de cette preuve qu’elle a présentée sous serment, au risque de s’exposer à des sanctions pénales si elle mentait; c) a fait abstraction, dans son évaluation, de la situation au pays, dénaturé la preuve, et s’est montré incohérent; d) a porté atteinte à ses droits en matière d’équité procédurale en tirant une conclusion voilée en matière de crédibilité à son encontre sans lui donner l’occasion de dissiper ses doutes à ce sujet dans le cadre d’une entrevue.

[7] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

I. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[8] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. La décision de l’agent était-elle raisonnable?

  2. Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?

[9] En ce qui concerne la première question, la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable, et je conclus qu’aucune exception à cette présomption n’a été soulevée ni ne s’applique [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 SCC 65 aux para 23, 25]. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit trancher la question de savoir si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti [voir Vavilov, précité, aux para 15, 85]. La Cour n’interviendra que si elle est convaincue que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence [Adenjij-Adele c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 418 au para 11].

[10] En ce qui concerne la deuxième question, l’examen, par la Cour, des questions d’équité procédurale n’appelle aucune déférence à l’égard du décideur. La Cour doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, en mettant l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46‑47]. En définitive, la question est de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre [voir Laag c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 890 au para 10].

II. Analyse

A. La décision de l’agent était raisonnable

[11] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser un étranger des exigences habituelles de cette loi et de lui accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire justifient une telle dispense. L’examen des considérations d’ordre humanitaire au regard du paragraphe 25(1) de la LIPR est global, c’est-à-dire que toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour déterminer si la dispense est justifiée dans les circonstances. Une dispense est considérée comme étant justifiée si la situation est de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne [voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 13, 28; Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 10].

[12] L’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est réputé être une mesure de nature exceptionnelle, qui « mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » [voir Qureshi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 335 au para 30]. Aucun « algorithme rigide » ne détermine l’issue [voir Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 7].

1) L’établissement

[13] La demanderesse soutient que l’agent a indûment réduit le poids accordé à son établissement au Canada parce qu’elle a travaillé et séjourné au pays sans y être autorisée. La demanderesse invoque la décision Baeza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 362, pour faire valoir que la Cour a expressément conclu qu’il est injuste de faire jouer une preuve d’emploi stable, mais non autorisé, contre un demandeur alors que les lignes directrices ministérielles accordent un poids favorable à ce facteur. La demanderesse soutient que la question à trancher dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de savoir si une personne sans statut peut rester au Canada et que, dans cette optique, le fait de punir un demandeur pour avoir travaillé sans statut en réduisant le poids accordé à ses antécédents professionnels va à l’encontre de l’objet même du programme.

  • [14] La demanderesse affirme que l’agent a tenu compte de trois facteurs lorsqu’il a accordé un poids défavorable à son établissement au Canada; par contre, selon elle, le fait qu’elle ne se soit pas présentée en vue de son renvoi était un facteur à prendre en considération, mais les deux autres facteurs, c’est-à-dire son travail sans autorisation et son séjour au Canada sans statut, ne l’étaient pas. La demanderesse soutient que, puisqu’il s’est fondé sur ces facteurs non pertinents, l’agent a rendu une décision déraisonnable sur la question de l’établissement. Elle fait aussi valoir que, dans ses motifs, l’agent n’a pas abordé ses observations selon lesquelles un agent ne peut pénaliser un demandeur ou minimiser son degré d’établissement parce qu’il a travaillé sans autorisation, car cela va à l’encontre du principe de justification du processus décisionnel établi dans l’arrêt Vavilov.

[15] Aux paragraphes 29 et 30 de la décision Rozgonyi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 FC 349, le juge McHaffie a récemment abordé un argument très semblable et a conclu ce qui suit :

[29] Enfin, les demandeurs reprochent à l’agent d’avoir souligné que les parents travaillaient sans y être légalement autorisés et d’avoir mentionné que [traduction] « cela ne [jouait] pas en leur faveur ». Ils invoquent la décision Baeza, dans laquelle le juge O’Reilly a conclu « [qu’il] serait injuste de faire jouer une preuve d’emploi stable contre [les demandeurs] du seul fait qu’ils n’ont pas détenu des permis de travail valides en tout temps depuis qu’ils sont arrivés au Canada » : Baeza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 362 au para 16.

[30] À mon avis, un exercice de mise en balance doit être entrepris à l’égard de ces considérations. D’une part, le paragraphe 25(1) présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs dispositions de la LIPR et il est conçu pour alléger les conséquences de cette non-conformité : Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23. D’autre part, notre Cour a reconnu que la preuve de l’établissement, y compris de la situation d’emploi, peut être appréciée à la lumière des circonstances y ayant mené, notamment l’illégalité : Aguilar Sarmiento c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 481 aux para 6, 15; Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 aux para 46, 48; Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 26-27. À mon avis, la décision de l’agent montre qu’après avoir raisonnablement procédé à l’exercice de mise en balance, celui-ci a reconnu la situation d’emploi, les amitiés et les efforts [traduction] « louables » des demandeurs, mais il a néanmoins souligné que le fait que les parents aient travaillé au Canada sans y être légalement autorisés [traduction] « ne [jouait] pas en leur faveur ».

[16] Je souscris aux commentaires exprimés par le juge McHaffie et je conclus qu’ils s’appliquent également en l’espèce, de sorte qu’il n’était pas inapproprié pour l’agent, dans le cadre de son exercice de pondération, d’accorder un poids défavorable au fait que la demanderesse ait travaillé et séjourné au Canada sans y être autorisée.

[17] Je conclus que l’agent a soigneusement examiné la preuve et les observations de la demanderesse en ce qui concerne ses antécédents d’immigration, son indépendance financière, son statut au Canada, le soutien financier qu’elle apporte à sa famille en Jamaïque, ses antécédents professionnels, ses relations personnelles au Canada, ainsi que ses activités éducatives et de bénévolat. Je suis d’avis que l’agent, après avoir soupesé les éléments favorables et défavorables relatifs à l’établissement de la demanderesse, a raisonnablement conclu que celle-ci avait démontré un faible degré d’établissement favorable. Il n’appartient pas à la Cour d’évaluer ou d’apprécier à nouveau le facteur de l’établissement lorsque l’évaluation de l’agent n’était pas déraisonnable, comme c’est le cas en l’espèce.

2) La preuve par affidavit de la demanderesse

[18] Dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la demanderesse a affirmé que son travail comme préposée aux services de soutien à la personne dans une maison de soins de longue durée pendant la pandémie de COVID-19 devrait grandement jouer en sa faveur, puisqu’elle remplissait certaines des exigences du gouvernement fédéral relatives à la nouvelle voie d’accès à la résidence permanente destinée aux travailleurs de la santé de première ligne ayant prêté main forte pendant la pandémie de COVID-19.

[19] La demanderesse affirme qu’elle a tenté de confirmer ses antécédents professionnels ainsi que d’autres détails importants à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire par l’intermédiaire d’une preuve par affidavit. En ce qui concerne ses antécédents professionnels, elle a énuméré les emplois qu’elle a occupés depuis son arrivée au Canada et a déclaré qu’elle n’avait pas été en mesure d’obtenir des documents de la part de ses employeurs actuels et passés (y compris son employeur pendant la pandémie), vraisemblablement parce que ceux-ci ne veulent pas que le gouvernement sache qu’ils l’ont embauchée alors qu’elle n’était pas autorisée à travailler au pays.

[20] Dans sa décision, l’agent a tenu compte de la preuve de la demanderesse concernant ses antécédents professionnels au Canada et a déclaré ce qui suit :

[traduction]
Le conseil a fait valoir que la demanderesse n’était pas admissible à la voie d’accès à la résidence permanente offerte aux personnes travaillant dans le secteur de la santé au Canada, car elle n’avait pas de permis de travail valide. Cependant, il a déclaré que sa contribution à titre de préposée aux services de soutien à la personne devrait quand même jouer en sa faveur. Cependant, je souligne que, à l’exception des déclarations personnelles de la demanderesse figurant dans son affidavit, le dossier contient peu d’éléments de preuve objectifs démontrant qu’elle a travaillé comme préposée aux services de soutien à la personne ou dans le secteur de la santé. Je constate qu’il y a peu d’indications selon lesquelles les trois employeurs figurant dans son feuillet T4 œuvrent dans le secteur de la santé ou l’ont embauchée comme préposée aux services de soutien à la personne. En outre, ses talons de paye ne contiennent aucune information relative à ses employeurs à l’exception de leurs numéros d’employeurs. Je conclus que la demanderesse n’a pas présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’elle a travaillé comme préposée aux services de soutien à la personne ou dans le secteur de la santé. J’accorde peu de poids à ce facteur.

[21] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas examiné ni compris la nature et les répercussions juridiques des déclarations sous serment qu’elle a faites dans son affidavit. Elle soutient que, lorsqu’elle a juré de la véracité du contenu de son affidavit, elle s’est engagée à dire la vérité, et qu’elle s’exposait à des sanctions pénales pour parjure si elle mentait. La demanderesse affirme que son affidavit a une très grande valeur probante pour cette raison. Dans ce contexte, elle fait valoir qu’aucune autre preuve objective n’était requise pour que l’agent accepte les renseignements présentés dans son affidavit. La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en exigeant des éléments de preuve objectifs supplémentaires et en n’expliquant pas pourquoi son affidavit était insuffisant (la demanderesse soutient que son affidavit comprend de nombreux détails quant à ses antécédents professionnels).

[22] En outre, la demanderesse soutient que, compte tenu de la valeur probante de la preuve qu’elle a présentée, il semble que l’agent n’a tout simplement pas cru sa preuve et a tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité.

[23] Je rejette les affirmations de la demanderesse. Un demandeur ne peut invoquer la présomption de véracité à l’égard d’une déclaration sous serment sans fournir une preuve suffisante à l’appui des points centraux de sa demande d’asile [voir Lin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 341 au para 28; Barros Barros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 9 au para 50]. De plus, on ne peut présumer que, lorsque l’agent conclut que la preuve ne démontre pas le bien-fondé de la demande du demandeur, c’est qu’il ne l’a pas cru. Même si un demandeur a présenté des éléments de preuve pour chaque fait essentiel, il pourrait ne pas s’être acquitté de son fardeau juridique parce que la preuve présentée n’établit pas les faits requis, selon la prépondérance des probabilités [voir Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067 au para 23; Gao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 59 au para 32].

[24] En l’espèce, je conclus que l’agent n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité de la demanderesse (voilée ou non). L’agent n’était tout simplement pas convaincu que la demanderesse avait présenté une preuve objective suffisante en ce qui concerne son emploi comme préposée aux services de soutien à la personne ou dans le secteur de la santé. Les conclusions tirées par un agent relativement au caractère suffisant de la preuve appellent une grande retenue, pourvu qu’elles soient motivées et qu’elles ne constituent pas un moyen déguisé de statuer sur la crédibilité du demandeur [voir Magonza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 14 au para 35]. En l’espèce, l’agent a bien expliqué les lacunes figurant dans la preuve de la demanderesse en signalant ses limites et en énonçant ce qu’il manquait.

[25] En outre, le caractère insuffisant de la preuve relative à l’emploi de la demanderesse constituait l’une des nombreuses lacunes en matière de preuve signalées par l’agent. Par exemple, l’agent a souligné ce qui suit au sujet de la situation financière de la demanderesse :

[TRADUCTION]

Selon les antécédents personnels consignés par la demanderesse dans sa demande, celle-ci travaille de façon continue depuis mai 2012. Je souligne qu’à l’exception des déclarations personnelles figurant dans son affidavit, la demanderesse a présenté peu d’éléments de preuve objectifs concernant sa situation professionnelle et financière entre 2012 et 2017 [...] Dans son affidavit, elle a affirmé qu’elle travaillait chez Better Home Care. Cependant, je constate qu’aucune preuve à l’appui de cette affirmation ne figurait dans sa demande. La demanderesse a déclaré, dans son affidavit, qu’elle travaille actuellement comme aide familiale dans une résidence privée et qu’elle gagne 2 200 $ par mois. Je souligne que la demanderesse n’a présenté aucune preuve à l’appui de son emploi, comme une lettre de son employeur. À la lumière de ces observations, je vois mal comment la demanderesse a subvenu à ses besoins depuis son arrivée au Canada. Je conclus que la preuve présentée par la demanderesse est insuffisante pour établir une stabilité ou une indépendance financière.

[Non souligné dans l’original.]

[26] L’agent a souligné ce qui suit en ce qui concerne le soutien financier apporté par la demanderesse à sa famille :

[TRADUCTION]

Le conseil a déclaré que, pendant son séjour au Canada, la demanderesse a envoyé de l’argent à sa famille au Canada afin de subvenir aux besoins essentiels de ses proches et de payer leurs frais de scolarité. Pour étayer ce fait, la demanderesse a présenté diverses lettres de sa famille en Jamaïque. Je souligne que, dans ces lettres, la famille de la demanderesse indiquait que celle-ci lui avait fourni un soutien financier. Cependant, je remarque que les lettres traitent du soutien apporté par la demanderesse à sa famille pendant qu’elle était en Jamaïque, et que l’on ne sait pas très bien dans quelle mesure elle a continué de les soutenir financièrement après son arrivée au Canada. En plus des lettres, je constate que la demanderesse a aussi présenté une copie d’un reçu de transfert de fonds à sa fille Sherica daté d’avril 2020. Bien que je ne doute pas que la demanderesse ait fourni un certain soutien financier à sa famille en Jamaïque, je conclus qu’elle n’a pas présenté une preuve suffisante pour démontrer que sa famille dépendait principalement d’elle pour subvenir à ses besoins. En particulier, compte tenu de la situation financière incertaine de la demanderesse dont j’ai déjà fait état, je conclus que celle-ci n’a pas présenté une preuve suffisante pour établir qu’elle était le principal soutien financier de sa famille constituée de six enfants adultes et de nombreux petits-enfants.

[Non souligné dans l’original.]

[27] L’agent a signalé ce qui suit au sujet de l’argumentaire de la demanderesse relatif à l’intérêt supérieur de ses enfants :

[TRADUCTION]

Le conseil a affirmé que la demanderesse a 17 petits-enfants en Jamaïque qui seraient grandement pénalisés si elle perdait son revenu au Canada. Toutefois, je souligne que la demanderesse et son conseil n’ont pas clairement identifié la plupart de ces petits-enfants. Je constate que, dans sa lettre de soutien, Sherica, la fille de la demanderesse, a déclaré qu’elle était tombée enceinte de son unique enfant, Sherigay, à l’âge de 14 ans. D’après les renseignements présentés au sujet de la famille, je remarque que Sherica a 38 ans, ce qui signifie que sa fille, soit la petite-fille de la demanderesse, a 24 ans aujourd’hui. Dans une autre lettre datée de septembre 2020, Dawn, la fille de la demanderesse, a déclaré avoir deux enfants âgés de 13 et 2 ans. Je souligne que peu ou pas d’autres renseignements n’ont été présentés quant aux 14 autres petits-enfants de la demanderesse.

[...]

Dans son affidavit, la demanderesse a déclaré que l’un de ses plus jeunes petits-fils souffre d’une maladie cardiaque et qu’il doit subir des examens médicaux et prendre des médicaments coûteux qu’elle aide à payer. Je souligne que, même si la demanderesse a déclaré qu’il s’agissait de l’un de ses plus jeunes petits-enfants, aucune information supplémentaire, comme son nom ou son âge, n’a été présentée. Je constate aussi que la demanderesse n’a présenté aucune preuve objective quant à l’état de santé de son petit-fils ou au soutien financier qu’elle lui fournit pour couvrir ses frais médicaux et ses traitements.

[...]

J’accepte que la demanderesse a peut-être des petits-enfants visés par les dispositions relatives à l’intérêt supérieur de l’enfant. Comme je l’ai mentionné dans la section précédente portant sur l’établissement, je reconnais que la demanderesse a apporté un soutien financier dont ses petits-enfants ont probablement bénéficié. Cependant, la preuve n’est pas suffisante pour établir que sa famille dépendait principalement d’elle pour obtenir un soutien financier, ou que la demanderesse était en mesure de fournir le type de soutien financier allégué compte tenu de sa situation financière au Canada. De plus, je souligne que, dans la lettre de Sherigay, l’une des petites-filles de la demanderesse, celle-ci a déclaré qu’elle travaillait pour le ministère de l’Éducation. Ainsi, elle ne dépend pas du soutien financier de sa grand-mère. Je conclus que la preuve n’est pas suffisante pour affirmer que les petits-enfants de la demanderesse seraient fortement touchés par la perte de son revenu au Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[28] En ce qui concerne l’affirmation de la demanderesse selon laquelle elle et sa famille risquent de sombrer dans la pauvreté si elle perd son revenu au Canada, l’agent a souligné ce qui suit :

[TRADUCTION]

Je conclus que la déclaration du conseil selon laquelle la demanderesse et sa famille sombreraient dans la pauvreté si la demanderesse perdait son revenu au Canada est en grande partie dénuée de fondement. Même si l’affidavit de la demanderesse et les lettres de soutien de sa famille mentionnent que certains de ses enfants se sont retrouvés au chômage à un moment dans leur vie, je souligne qu’aucune preuve ne donne à penser qu’ils sont tous au chômage actuellement et qu’ils sont incapables de subvenir à leurs besoins sans le soutien financier de la demanderesse tiré de ses revenus au Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[29] Il incombait à la demanderesse de produire des renseignements et des éléments de preuve pertinents à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et c’est à ses risques et péril qu’elle a omis de le faire [voir Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 aux para 35, 45 et 61; Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5]. En l’espèce, la demanderesse a eu amplement le temps de recueillir des éléments de preuve, ou d’expliquer pourquoi elle ne l’a pas fait. Même si la demanderesse a expliqué pourquoi certains éléments de preuve étaient manquants, elle aurait certainement pu fournir d’autres formes de preuve pour étayer son affidavit en ce qui concerne son emploi comme préposée aux services de soutien à la personne ou dans le secteur de la santé, ainsi que des détails supplémentaires relatifs à sa situation d’emploi au Canada. À cet égard, je rejette l’affirmation de la demanderesse selon laquelle son affidavit comprenait des [traduction] « renseignements détaillés » sur ses antécédents professionnels.

[30] La question de savoir si une preuve est suffisante constitue un jugement pratique qui doit être établi au cas par cas, et il convient de faire preuve d’une grande retenue à l’égard de la décision de l’agent. Je ne suis pas convaincue que la demanderesse a démontré qu’il y a lieu de modifier la conclusion de l’agent selon laquelle, compte tenu du caractère insuffisant de la preuve, peu de poids devrait être accordé à son emploi comme préposé aux services de soutien à la personne pendant la pandémie de la COVID-19.

[31] Même si la demanderesse a souligné, à l’audience, que sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire reposait essentiellement sur son rôle comme travailleuse de première ligne pendant la pandémie de COVID-19 et que l’agent n’avait pas examiné cette question correctement, je conclus qu’il ne s’agit pas là d’une description juste des observations présentées par la demanderesse à l’appui de sa demande. Bien que la demanderesse ait affirmé qu’un poids important devrait être accordé au travail qu’elle a effectué pendant la pandémie de COVID-19, une lecture objective de ses observations montre qu’il s’agissait d’un facteur parmi les nombreux facteurs qu’elle a mis en relief, notamment le soutien financier qu’elle fournit à ses enfants et petits-enfants en Jamaïque ainsi que les difficultés personnelles et financières auxquelles elle serait confrontée à son retour dans ce pays. De plus, contrairement à ce qu’affirme la demanderesse, je conclus que l’agent n’a pas fait abstraction de son observation relative au poids devant être accordé à son travail pendant la pandémie de COVID-19, mais qu’il a expressément analysé cette question.

3) La situation défavorable au pays

[32] La demanderesse soutient que la conclusion de l’agent relative aux difficultés auxquelles elle serait confrontée dans sa recherche d’emploi en Jamaïque était incohérente et donc inintelligible puisqu’il a conclu, d’une part, qu’elle pourrait avoir de la difficulté à se trouver un emploi et, d’autre part, que peu d’éléments de preuve montraient qu’elle ferait face à d’importantes difficultés en Jamaïque étant donné qu’elle avait poursuivi ses études et acquis de l’expérience de travail au Canada. Je ne vois pas d’incohérence dans la décision de l’agent. Une interprétation juste de celle-ci montre que la demanderesse pourrait faire face à des difficultés dans sa recherche d’emploi en Jamaïque, mais que, grâce aux études qu’elle a faites et à l’expérience qu’elle a acquise au Canada, ses perspectives d’emploi étaient accrues.

[33] La demanderesse affirme en outre que l’agent n’a pas tenu compte du risque qu’elle subisse de la discrimination et du harcèlement sexuel si elle retournait en Jamaïque. Cependant, un examen des observations de la demanderesse présentées à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire révèle que ce risque ne s’inscrivait pas dans le cadre d’une observation distincte, mais plutôt dans celui des observations relatives à sa capacité de se trouver un emploi stable en Jamaïque en tant que femme âgée travaillant comme employée domestique, lesquelles ont été expressément examinées par l’agent.

[34] Même si la demanderesse a présenté des arguments supplémentaires à l’audience au sujet de l’examen, par l’agent, des difficultés auxquelles sa famille et elle-même seraient confrontées si elle devait retourner en Jamaïque, ces arguments étaient nouveaux, car ils n’avaient pas été soulevés dans son mémoire des faits et du droit et, par conséquent, le défendeur n’a pas eu une occasion équitable d’y répondre. De telles observations sont manifestement inappropriées et ne seront pas retenues par la Cour.

B. Il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.

[35] La demanderesse affirme qu’en rejetant son affidavit relatif à son travail comme professionnelle de la santé de première ligne pendant la pandémie de COVID-19, l’agent a tiré une conclusion défavorable quant à sa crédibilité, qui était déguisée en conclusion relative au caractère insuffisant de la preuve. Elle ajoute que cette conclusion en matière de crédibilité aurait dû lui donner droit à une entrevue.

[36] Le demandeur qui invoque des considérations d’ordre humanitaire n’a pas un droit d’être passé en entrevue par l’agent d’immigration ni ne peut avoir une attente légitime à cet égard [voir Owusu, précitée, au para 8]. Des exceptions à cette règle ont été accordées dans certains cas où la décision de l’agent était clairement fondée sur une conclusion en matière de crédibilité [voir Duka c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1071; Shpati c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 1046]. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, je ne suis pas convaincue que l’agent a tiré des conclusions quant à la crédibilité. La décision de l’agent était plutôt fondée sur le caractère suffisant de la preuve présentée par la demanderesse. Par conséquent, je conclus que l’agent n’a pas commis de manquement à l’équité procédurale lorsqu’il a décidé de ne pas tenir d’audience.

III. Conclusion

[37] Comme j’ai conclu que la demanderesse n’a pas établi que la décision de l’agent était déraisonnable ni qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[38] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3279-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3279-21

INTITULÉ :

MARCIA VICTORIA WILLIAMS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 11 MAI 2022

COMPARUTIONS :

Charlotte Cass

POUR LA DEMANDERESSE

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law

Société professionnelle

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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