Dossier : IMM-873-21
Référence : 2022 CF 628
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 2 mai 2022
En présence de madame la juge Rochester
ENTRE :
|
IREN HORVATH
|
demanderesse
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Contexte
[1] La demanderesse, Iren Horvath, est une citoyenne de la Hongrie. Elle demande le contrôle judiciaire de la décision du 29 décembre 2020 par laquelle un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [l’agent] a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR].
[2] La demanderesse fait valoir que l’agent a) n’a pas appliqué le bon critère à l’égard de la persécution; b) n’a pas raisonnablement tenu compte de la preuve; c) a tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité; d) a commis une erreur dans la façon dont il a traité son affidavit; e) a omis de convoquer une audience; et f) a mal évalué la protection de l’État.
[3] Le défendeur soutient que l’agent a bien tenu compte de la preuve, a appliqué les bons critères et a raisonnablement conclu que la demanderesse n’était pas exposée à un risque et qu’elle n’avait pas démontré qu’elle risquait avec raison d’être persécutée. Le défendeur plaide que l’agent a fondé sa décision sur le caractère insuffisant de la preuve et non sur la crédibilité. Bien que le défendeur reconnaisse que l’agent a utilisé un langage inélégant dans une phrase en particulier, il soutient que la décision, dans son ensemble, était raisonnable.
II.
Norme de contrôle applicable
[4] Après avoir examiné le dossier et les observations des avocats, je conclus que les nombreuses questions soulevées par la demanderesse sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
[5] La demanderesse a cherché à présenter certaines questions comme des erreurs de droit, qui commanderaient donc l’application de la norme de la décision correcte. Le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable en l’espèce est celle de la décision raisonnable.
[6] Je suis d’accord avec le défendeur. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a été claire : lors du contrôle judiciaire d’une décision administrative, une cour de révision doit partir de la présomption que la norme de contrôle applicable à l’égard de tous les aspects de cette décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25), puis établir si l’une des questions soulevées justifie une dérogation à cette présomption. À mon avis, une telle dérogation n’est pas justifiée en l’espèce.
[7] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). Pour que la cour de révision intervienne, la partie qui conteste la décision doit la convaincre que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100).
[8] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit également s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait (Vavilov, au para 125). Néanmoins, selon l’arrêt Vavilov, le décideur « doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments »
(Vavilov, au para 126).
[9] La cour de révision doit centrer son attention sur la décision même qu’a rendue le décideur administratif, notamment sur sa justification, et non sur la conclusion à laquelle elle serait parvenue à la place du décideur administratif. Comme l’a expliqué mon collègue le juge McHaffie, le rôle de la Cour dans un contrôle judiciaire « consiste à contrôler la manière dont l’agen[t] d’ERAR a évalué les éléments de preuve afin d’en déterminer la raisonnabilité, et non à imposer sa propre évaluation de ces éléments »
(Newland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1418 au para 33).
III.
Analyse
[10] Au cours de l’instruction de la présente affaire, les deux parties ont accordé une grande attention à la déclaration de l’agent concernant l’affidavit de la demanderesse :
[traduction]
Je conclus que la demanderesse a fourni peu d’éléments de preuve personnels à l’appui des risques auxquels elle affirme être exposée si elle retourne en Hongrie. Dans son affidavit, la demanderesse relate son mariage marqué par la violence et son divorce, ainsi que leur incidence sur les enfants et la famille élargie. L’affidavit est une déclaration et non un document ayant une valeur probante. Pour étayer son récit, la demanderesse a fourni trois lettres d’appui, un contrat de location et de la documentation sur les conditions générales dans le pays. J’estime que les éléments de preuve personnels à l’appui du récit sont limités et ont peu de poids en raison de leur faible valeur probante. [Non souligné dans l’original.]
[11] L’affidavit que la demanderesse a déposé à l’appui de sa demande d’ERAR a été souscrit le 23 mars 2020 devant un commissaire à l’assermentation et contient une déclaration dans laquelle l’interprète hongrois-anglais a confirmé que la demanderesse en comprenait le contenu. L’affidavit de la demanderesse contient quarante-sept paragraphes et est subdivisé en plusieurs sections : (i) la vie à Sajószentpéter, la violence conjugale, le soutien policier refusé; (ii) la première demande d’asile au Canada (mai 2001-juillet 2004) : encore de la violence conjugale et le retour en Hongrie; (iii) la vie en Hongrie (juillet 2004-2012) : violence conjugale, manque de protection policière, attaques racistes et itinérance; (iv) la vie en Hongrie, les attaques, la protection policière refusée (2012-2019).
[12] La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas compris la différence entre un affidavit et une « simple »
déclaration, qu’il a diminué la valeur de l’affidavit en affirmant qu’il n’avait aucune valeur probante, et qu’il a adopté une approche allant directement à l’encontre de la conclusion de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Maldonado c Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302, au paragraphe 5 (CAF), selon laquelle les allégations sous serment des demandeurs sont présumées être véridiques, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter. La demanderesse soutient que l’agent n’a aucunement fait mention de doutes quant à la véracité du contenu de l’affidavit, qui auraient justifié de n’y accorder aucune valeur probante. La demanderesse fait valoir que l’appréciation de la preuve ne peut pas avoir été effectuée de manière raisonnable si l’agent a simplement considéré l’affidavit comme n’ayant aucune valeur probante.
[13] Le défendeur soutient quant à lui que l’agent n’a pas déclaré que l’affidavit était une « simple »
déclaration et qu’il n’en a pas diminué la valeur en conséquence. Selon le défendeur, l’agent a plutôt estimé que le récit fourni dans l’affidavit n’était pas suffisant pour démontrer que la demanderesse était exposée à un risque en Hongrie. En d’autres termes, l’agent a admis l’affidavit de la demanderesse, mais l’a jugé insuffisant, surtout étant donné qu’il a été conclu que la preuve ne satisfaisait pas au critère de la preuve claire et convaincante pour démontrer l’inefficacité de la protection de l’État. Le défendeur souligne que l’agent a compris qu’il est possible d’attribuer un certain poids aux déclarations assermentées et non assermentées, comme l’a démontré l’agent en attribuant une [traduction] « valeur probante limitée »
et un [traduction] « faible poids »
aux trois lettres d’appui, non assermentées, qui avaient été fournies par les proches de la demanderesse. Le défendeur affirme que le commentaire de l’agent était inélégant et sujet à interprétation, mais que la lecture de l’ensemble des motifs permet de constater que l’agent a finalement et raisonnablement soupesé la preuve, et il a expliqué que la demanderesse n’avait pas réussi à démontrer que la demande d’ERAR devait être accueillie.
[14] À mon avis, la difficulté réside dans le fait que l’on se demande ce que l’agent a voulu dire en déclarant que [traduction] « l’affidavit est une déclaration et non un document ayant une valeur probante »
. Chaque partie a donné sa propre interprétation, mais, en fin de compte, il n’appartient pas à la Cour d’émettre des hypothèses sur ce que l’agent a pu penser (Vavilov, au para 97). Cela est particulièrement vrai compte tenu du fait que le document auquel l’agent a renvoyé était un élément central de l’affaire. Précédemment dans sa décision, l’agent a déclaré que [traduction] « l’élément central de la demande est l’affidavit rédigé par la demanderesse »
. Toutefois, il n’a fourni aucune explication quant à sa déclaration concernant la valeur probante, ou l’absence de valeur probante, de l’affidavit de la demanderesse.
[15] Bien que le défendeur invite la Cour à « relier les points »
sur la page à l’égard des motifs en question, comme l’autorise l’arrêt Vavilov, la Cour ne peut le faire que lorsque « les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées »
(Vavilov, au para 97). À mon avis, ce n’est pas le cas en l’espèce. Il est difficile de discerner une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle dans la façon dont l’agent a traité l’affidavit de la demanderesse. Par conséquent, je juge qu’on ne peut pas dire que la décision de l’agent satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, au para 100). Pour ce motif, je conclus que la décision est déraisonnable.
[16] Ayant conclu que la décision est déraisonnable, j’estime qu’il est inutile de me pencher sur les autres questions soulevées par la demanderesse.
IV.
Conclusion
[17] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est par les présentes annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-873-21
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accueillie;
La décision est par les présentes annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue;
Il n’y a aucune question à certifier.
« Vanessa Rochester »
Juge
Traduction certifiée conforme
Philippe Lavigne-Labelle
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-873-21
|
INTITULÉ :
|
IREN HORVATH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 26 AVRIL 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE ROCHESTER
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 2 MAI 2022
|
COMPARUTIONS :
David Vago
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Lorne McClenaghan
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
David Vago
Toronto (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
Pour le défendeur
|