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Date : 20220510


Dossier : IMM-3685-21

Référence : 2022 CF 688

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 10 mai 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

MOLENE CARLITHA BRUCE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Molene Carlitha Bruce [la demanderesse] est une citoyenne de Saint-Vincent-et-Grenadines. Elle est venue au Canada en 2000, à l’âge de 23 ans, pour échapper à l’extrême pauvreté dans laquelle elle avait grandi dans son pays d’origine.

[2] En 2009, la demanderesse a présenté, sans succès, une demande d’asile puis, en janvier 2012, la Cour fédérale a rejeté sa demande d’autorisation. Également en janvier 2012, le conjoint de fait de la demanderesse à l’époque, P.B., a présenté une demande de parrainage conjugal. Cette demande a été rejetée en janvier 2014 après que leur relation eut pris fin en raison de l’infidélité de P.B. La demanderesse et P.B. ont un fils, né en 2011, dont ils se partagent l’éducation. La demanderesse a, en outre, une fille de 18 ans qu’elle a dû abandonner dès son plus jeune âge, car le père de l’enfant ne lui apportait aucun soutien et qu’elle n’était pas en mesure d’en prendre soin par elle-même.

[3] En février 2012, la demanderesse a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi [la demande d’ERAR], qui a été rejetée en avril de la même année. En juin 2012, la demanderesse ne s’est pas présentée en vue de son renvoi. L’Agence des services frontaliers du Canada a délivré des mandats en juin 2012 et de nouveau en novembre 2020.

[4] En décembre 2020, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Sa demande reposait sur son établissement au Canada, sur l’intérêt supérieur de ses enfants et sur les conditions défavorables à Saint-Vincent-et-Grenadines.

[5] Un agent principal [l’agent] a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 18 mai 2021 [la décision].

[6] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision parce qu’elle conteste la façon dont l’agent a traité son absence de statut d’immigration, la preuve relative à son établissement, la situation dans son pays d’origine et l’intérêt supérieur de ses deux enfants. Le défendeur soutient que la Cour ne devrait pas instruire la présente demande de contrôle judiciaire parce que la demanderesse ne se présente pas devant la Cour avec une attitude irréprochable et que, subsidiairement, la décision est raisonnable.

[7] Pour les motifs exposés ci-après, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire pour instruire la demande et je conclus que la décision est déraisonnable.

II. La norme de contrôle

[8] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[9] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Il incombe à un demandeur de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov, au para 100). Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

III. Analyse

A. La présente demande devrait-elle être rejetée au motif que la demanderesse ne se présente pas devant la Cour avec une « attitude irréprochable » ?

[10] Le défendeur demande à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire et de refuser d’instruire l’affaire sur le fond au motif que la demanderesse ne se présente pas devant la Cour avec une « attitude irréprochable », ayant choisi de rester au Canada sans statut et de ne pas se présenter en vue de son renvoi en 2012 après le rejet de sa demande d’ERAR. Il invoque l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 [Thanabalasingham].

[11] Renvoyant aux deux mandats délivrés contre la demanderesse parce qu’elle ne s’est pas présentée en vue de son renvoi, le défendeur soutient qu’il s’agit de la seule raison pour laquelle elle a déposé sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire . Il ajoute qu’en ne se présentant pas en vue de son renvoi, elle a commis une inconduite grave qui a miné le processus de renvoi valide.

[12] En outre, le défendeur affirme que [traduction] « [l]a demanderesse a eu amplement l’occasion de tenter de régulariser son statut, mais qu’elle a plutôt choisi d’avoir deux enfants au Canada ».

[13] Je rejette catégoriquement l’idée que la décision de la demanderesse d’avoir des enfants devrait être considérée comme faisant partie de son inconduite. Cet argument rappelle les reproches qu’avait formulés un agent d’immigration à l’endroit de Mme Mavis Baker parce qu’elle avait eu quatre enfants en Jamaïque et quatre autres ici; il avait rejeté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, une décision qui a été infirmée par la Cour suprême du Canada il y a 23 ans : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1999 CanLII 699 (CSC), [1999] 2 RCS 817.

[14] Le droit d’une femme de choisir de tomber enceinte — ou de mettre fin à une grossesse — est un droit reproductif fondamental et fait partie intégrante de sa valeur et de sa dignité, peu importe son statut d’immigration. Comme l’a déclaré la juge Wilson dans l’arrêt R c Morgentaler, [1988] 1 RCS 30 à la page 166 : « un aspect du respect de la dignité humaine sur lequel la Charte est fondée est le droit de prendre des décisions personnelles fondamentales sans intervention de l’État. Ce droit constitue une composante cruciale du droit à la liberté » garanti par l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.

[15] Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, on ne saurait reprocher à la demanderesse d’avoir exercé son droit de devenir mère — aussi difficile que cette décision ait pu être compte tenu de sa situation.

[16] Comme je l’ai souligné dans la décision Onyekweli-Ugeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1138 [Onyekweli-Ugeh], l’arrêt Thanabalasingham ne soutient pas l’idée que la Cour doit refuser d’instruire ou d’accueillir une demande sur le fond si un demandeur ne s’est pas présenté devant elle en ayant une conduite irréprochable. La Cour conserve plutôt le pouvoir discrétionnaire d’évaluer le caractère équitable d’une décision en tenant compte des facteurs énoncés dans l’arrêt Thanabalasingham et dans la jurisprudence subséquente : Onyekweli-Ugeh, aux para 33-34, citant Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 23, Walia c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 1203 et Alexander c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 762.

[17] Au paragraphe 9 de l’arrêt Thanabalasingham, la Cour d’appel fédérale a énoncé les facteurs suivants à prendre en considération :

[10] Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, la Cour doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne. Les facteurs à prendre en compte dans cet exercice sont les suivants : la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d’une dissuasion à l’égard d’une conduite semblable, la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et la solidité apparente du dossier, l’importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée.

[18] Si la demanderesse ne s’est pas présentée en vue de son renvoi, ce qui a entraîné la délivrance de deux mandats, elle a, en revanche, pris des mesures pour régulariser son statut au moyen d’une demande de parrainage conjugal présentée en janvier 2012 et d’une demande d’ERAR présentée en février 2012, qui ont toutes deux été présentées avant la délivrance du second mandat.

[19] J’ai, en outre, tenu compte de la solidité du dossier et de l’incidence qu’aurait le maintien de la décision sur la demanderesse. Comme je l’explique ci-dessous, une erreur importante commise par l’agent dans sa décision découle de sa mauvaise compréhension des antécédents de la demanderesse en matière d’immigration. Cette même méprise a, selon moi, indûment alimenté l’argument du défendeur selon lequel la demanderesse ne se présentait pas avec une attitude irréprochable. En bref, j’estime qu’il convient, en l’espèce, de permettre l’instruction de la demande.

B. La décision était-elle déraisonnable?

[20] La demanderesse avance plusieurs arguments, dont l’un est déterminant en l’espèce, soit la mauvaise compréhension, par l’agent, de ses antécédents en matière d’immigration. L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]
Après son arrivée au Canada en décembre 2000, je constate qu’elle n’a pas cherché à régulariser son statut au Canada avant de présenter une demande d’asile en juin 2009. En outre, selon la prépondérance des probabilités, il est peu probable qu’elle aurait cherché à régulariser son statut à cette époque si elle n’avait pas été détenue en mai 2009 parce qu’elle n’avait pas de statut d’immigration valide. Je souligne qu’un mandat d’arrestation a été délivré contre elle en juin 2012 parce qu’elle ne s’est pas présentée en vue de son renvoi. La présente demande, déposée en décembre 2020, est sa première tentative pour régulariser son statut depuis ce moment. La demanderesse a échappé aux autorités et est restée au Canada sans statut d’immigration valide. Je conclus qu’elle n’a pas démontré que sa capacité à quitter le Canada était indépendante de sa volonté et j’estime qu’il s’agit là d’un facteur très défavorable dans mon évaluation. [Non souligné dans l’original.]

[21] En concluant que la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire constituait la [traduction] « première tentative [de la demanderesse] pour régulariser son statut », l’agent a commis une erreur. Aucune mention n’a été faite de la demande de parrainage conjugal qui avait été présentée antérieurement ni de la raison pour laquelle cette demande ne comptait pas comme une tentative faite par la demanderesse pour régulariser son statut.

[22] Du point de vue de l’agent, le fait que la demanderesse a vécu au Canada durant de nombreuses années sans statut et sans tenter de le régulariser a joué un rôle important dans le rejet de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme l’a souligné l’agent, le [traduction] « mépris démontré [par la demanderesse] à l’égard des lois en matière d’immigration et sa décision de rester au Canada et d’y travailler sans statut valide », ajoutés au fait qu’elle ne s’est pas présentée en vue de son renvoi, ont eu [traduction] « un poids négatif important » dans son évaluation globale. Pourtant, contrairement aux conclusions de l’agent, la demanderesse avait, en fait, déjà tenté de régulariser son statut au moyen du programme de parrainage conjugal. Si ce fait avait été correctement pris en compte, il aurait peut-être atténué les critiques sévères formulées par l’agent à l’égard de l’inconduite alléguée de la demanderesse, voire changé le poids qu’il aurait accordé à l’établissement de cette dernière au moment de mettre ce facteur en balance avec d’autres facteurs favorables tels que l’intérêt supérieur des enfants.

[23] En raison de cette erreur grave, je conclus que la décision est déraisonnable et que l’affaire doit être renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Je n’ai pas à me pencher sur les autres questions soulevées par la demanderesse.

IV. Conclusion

[24] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[25] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3685-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3685-21

 

INTITULÉ :

MOLENE CARLITHA BRUCE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 3 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

le 10 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Prathima Prashad

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Adela Crossley

Crossley Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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