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Date : 20220506


Dossier : IMM-2481-21

Référence : 2022 CF 665

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

JOSE ANTONIO AISPURO SOTO

GRACIELA GARAY MARTINEZ

JASON AISPURO GARAY

ELVIN SAM AISPURO GARAY

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, originaires du Mexique, sont les membres d’une même famille : la mère, le père (les demandeurs adultes) et, au moment de la décision sous-jacente, deux enfants mineurs (les demandeurs mineurs). Un troisième enfant, le plus jeune fils, n’est pas partie à la présente demande de contrôle judiciaire puisque sa demande d’asile a été accueillie par la Section d’appel des réfugiés [la SAR].

[2] Les demandes d’asile des deux demandeurs mineurs ont été rejetées par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] parce que ceux-ci avaient aussi la citoyenneté américaine et qu’ils n’avaient pas présenté de demandes d’asile à l’égard des États-Unis. Cette décision de la SPR n’a pas été contestée devant la SAR et, par conséquent, elle n’est pas soulevée dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[3] Les demandes d’asile des demandeurs, de même que celle du plus jeune fils, qui n’a pas la citoyenneté américaine, étaient fondées sur leur crainte du cartel de Sinaloa, lequel avait menacé et attaqué le demandeur adulte. La SPR avait rejeté ces demandes d’asile parce que les demandeurs n’avaient pas établi que les menaces et l’attaque avaient un caractère personnel et étaient liées, et parce que la famille avait une possibilité de refuge intérieur (la PRI). La SAR a infirmé la conclusion de la SPR concernant la nature du risque auquel les demandeurs étaient exposés et elle a conclu qu’il s’agissait d’un risque à caractère personnel et que les incidents étaient liés. En revanche, elle a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle il existait des PRI à Campeche et à Mérida pour les demandeurs adultes. Cependant, elle a conclu que les villes proposées comme PRI étaient déraisonnables pour le plus jeune fils, qui est atteint du syndrome de Down, en raison de sa sensibilité accrue aux conséquences graves de la COVID-19.

[4] Les demandeurs avancent deux arguments dans le cadre du contrôle judiciaire. Premièrement, ils font valoir que la SAR a commis une erreur en n’acceptant pas des articles de presse antérieurs à la décision de la SPR à titre de nouveaux éléments de preuve. Deuxièmement, ils font valoir que les conclusions tirées par la SAR relativement aux deux volets de l’analyse de la PRI étaient déraisonnables.

[5] Je ne suis pas d’avis que la SAR a commis une erreur en n’acceptant pas les nouveaux éléments de preuve antérieurs à la décision de la SPR parce qu’aucun argument n’a été présenté à la SAR pour expliquer les raisons pour lesquelles ces documents n’étaient pas normalement accessibles ou n’auraient pas normalement été présentés au moment du rejet.

[6] La question déterminante est l’analyse de la PRI faite par la SAR et, plus particulièrement, l’analyse du second volet, soit le caractère raisonnable des endroits proposés comme PRI. J’estime qu’il était déraisonnable pour la SAR de ne pas tenir compte de la séparation entre les demandeurs adultes et leur plus jeune fils. La SAR a conclu que les conditions dans les villes proposées comme PRI étaient excessivement difficiles ou déraisonnables pour le plus jeune fils des demandeurs adultes en raison de son état de santé, mais elle a ensuite omis de tenir compte de l’incidence qu’avait cette conclusion sur son analyse du second volet du critère relatif à la PRI pour les parents de l’enfant, soit les demandeurs adultes dans le cadre du présent contrôle judiciaire.

[7] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte factuel

[8] Les demandeurs sont des citoyens du Mexique. En mars 2018, près de la maison familiale à Culiacán, au Mexique, le demandeur adulte et son cousin ont vu des membres du cartel de Sinaloa tenter de tuer quelqu’un. Le demandeur adulte n’a pas signalé à la police l’incident dont il avait été témoin parce qu’il craignait de subir des représailles de la part du cartel.

[9] Quelques mois plus tard, en juillet 2018, alors que le demandeur adulte se rendait au travail en voiture, un homme au volant d’une motocyclette qui portait la marque du cartel de Sinaloa s’est approché de lui. Il a pointé une arme sur sa tête et a menacé de le tuer. Le demandeur n’a pas arrêté son véhicule et il a poursuivi sa route jusqu’à un hôtel où il a vu un agent de police, lequel s’est lancé à la poursuite du motocycliste.

[10] Quelques semaines après cet incident, alors qu’il se rendait au travail en voiture, le demandeur adulte a été intercepté par des individus qui conduisaient un camion portant la marque du cartel de Sinaloa. Il a été battu, on lui a mis une arme sur la tempe et on lui a demandé s’il avait vu quelque chose. Il a compris que les membres du cartel faisaient référence à la fusillade dont il avait été témoin en mars 2018.

[11] Craignant pour sa sécurité, le demandeur adulte s’est installé à Querétaro durant environ 15 jours, mais comme il ne réussissait pas à trouver un emploi, il est retourné à Culiacán. À partir de ce moment, il a délégué le travail à ses employés de façon à rester chez lui de peur d’être de nouveau intercepté par le cartel.

[12] Environ un an plus tard, les demandeurs ont quitté le Mexique en compagnie du plus jeune fils des demandeurs adultes et ils ont présenté des demandes d’asile.

[13] Leurs demandes d’asile ont été instruites par la SPR le 5 mars 2020. Dans une décision datée du 13 mars 2020, la SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs au motif qu’ils disposaient de PRI viables à Campeche ou à Mérida. Les demandeurs n’étaient pas représentés par un conseil devant la SAR.

[14] La SAR a demandé aux demandeurs de présenter des observations supplémentaires au sujet de la COVID-19 et de l’incidence de celle-ci sur leurs demandes d’asile. Elle a rejeté les demandes d’asile des demandeurs, mais elle a accueilli celle du plus jeune fils des demandeurs adultes le 27 mars 2021.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[15] Le présent contrôle judiciaire soulève deux questions concernant ce qui suit : i) la décision de la SAR de ne pas admettre des éléments de preuve antérieurs à la décision de la SPR; ii) l’analyse de la PRI faite par la SAR.

[16] J’examinerai la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.

IV. Analyse

A. Les nouveaux éléments de preuve

[17] Je ne vois aucune raison de modifier la décision de la SAR concernant l’admission de nouveaux éléments de preuve. Elle a admis les nouveaux éléments de preuve postérieurs au rejet des demandes d’asile, mais elle a refusé d’admettre les éléments antérieurs en l’absence d’explication quant à la raison pour laquelle ces éléments n’étaient pas normalement accessibles ou n’auraient pas normalement été présentés au moment de la décision de la SPR.

[18] Selon le paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de nouveaux éléments de preuve ne peuvent être admis en appel que dans trois situations : i) ils sont survenus après le rejet de la demande; ii) ils n’étaient pas normalement accessibles au moment du rejet de la demande; ou iii) ils n’auraient pas normalement été présentés au moment du rejet de la demande.

[19] Les critères qui s’appliquent à l’admission d’éléments de preuve établis en common law, comme la pertinence et la crédibilité (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 aux para 38-39, citant Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 aux para 13-15), sont des exigences supplémentaires qui s’ajoutent à celles prévues par la loi. L’argument des demandeurs selon lequel ces exigences supplémentaires doivent être soupesées par rapport à celles prévues par la loi n’est pas fondé. Si les nouveaux éléments de preuve ne satisfont pas aux exigences d’admission énoncées au paragraphe 110(4), il n’est pas nécessaire d’examiner les contraintes supplémentaires imposées par la common law.

B. Le second volet de l’analyse des PRI

[20] La question déterminante pour la SAR était l’existence de PRI. J’estime qu’il était déraisonnable de la part de la SAR d’examiner les demandes d’asile des demandeurs adultes séparément de celle de leur plus jeune fils dans le cadre du second volet de l’analyse des PRI. De plus, comme elle avait examiné les demandes séparément à ce stade, la SAR devait, à tout le moins, s’être demandé s’il était objectivement raisonnable que les parents vivent séparés de leur plus jeune fils aux endroits proposés.

[21] La SAR a convenu avec la SPR que les membres du cartel de Sinaloa n’auraient ni la motivation ni la volonté de continuer à chercher les demandeurs si ceux-ci déménageaient à Campeche ou à Mérida. Étant donné que le risque auquel étaient exposés les demandeurs adultes et celui auquel était exposé leur plus jeune fils reposaient sur les mêmes faits, cette évaluation a été effectuée conjointement. Leurs demandes d’asile étaient liées. La question de l’état de santé du plus jeune fils ne constituait pas un facteur pertinent dans l’évaluation du risque auquel étaient exposés les demandeurs adultes.

[22] Ce n’est que dans le cadre du second volet de l’analyse des PRI que la SAR a tenu compte de la situation du plus jeune fils indépendamment de celle de ses parents. Le second volet du critère relatif à la PRI est un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause (Haastrup c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 711 au para 26; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA)). La SAR a conclu qu’il était déraisonnable que le plus jeune fils atteint du syndrome de Down vive dans les endroits proposés comme PRI, mais qu’il n’était pas déraisonnable pour ses parents d’y vivre. Pour arriver à cette conclusion, la SAR a dû présupposer que les demandeurs adultes seraient séparés de leur fils mineur. Je trouve cela déraisonnable.

[23] Le défendeur m’a renvoyé à un certain nombre de décisions qui traitent du fait que le principe de l’unité de la famille n’est pas pris en considération lors de l’évaluation d’une demande d’asile présentée au titre de l’article 96 ou du paragraphe 97(1) de la LIPR (Weche c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 649 aux para 42-44; Ly c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 379 aux para 13-15). J’accepte ce point. En l’espèce, la question en litige est différente. Il ne s’agit pas d’importer les notions d’unité de la famille ou d’intérêt supérieur de l’enfant dans la définition du terme « réfugié ».

[24] Les demandes d’asile des demandeurs adultes et celle de leur plus jeune fils étaient inextricablement liées. Ce dernier était exposé au même risque que ses parents au Mexique en raison du cartel. La question de sa déficience n’a été soulevée qu’au second volet de l’analyse des PRI, au moment d’évaluer le caractère objectivement raisonnable des endroits proposés comme PRI. Le caractère raisonnable des PRI — le second volet de l’analyse — et la question du risque sont des considérations distinctes. La déficience du plus jeune fils ne permettait pas de conclure qu’il était exposé, au Mexique, à un risque au sens de l’article 96 ou du paragraphe 97(1); sa déficience a été examinée en lien avec le caractère raisonnable des endroits proposés comme PRI pour sa famille.

[25] Quoi qu’il en soit, même en supposant qu’il était approprié pour la SAR de procéder à des examens distincts pour les demandeurs adultes et pour leur plus jeune fils dans le cadre du second volet de l’analyse des PRI, l’évaluation faite des PRI pour les demandeurs adultes demeure erronée. Dans son évaluation du caractère objectivement raisonnable des endroits proposés comme PRI pour les demandeurs adultes, la SAR n’a pas tenu compte des répercussions de la séparation entre les demandeurs adultes et leur fils à charge atteint du syndrome de Down. La séparation entre les parents et leur enfant à charge est un facteur qui aurait dû être pris en compte pour déterminer si les villes proposées comme PRI étaient objectivement déraisonnables (Ramachanthran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 673 aux para 77-81 [Ramachanthran]; Sooriyakumaran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1402 aux para 7-9 [Sooriyakumaran]). La SAR ne s’est pas demandé si la séparation forcée d’avec leur fils handicapé mettrait en péril la vie et la sécurité des demandeurs adultes (Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 164 (CA) au para 15).

[26] Le ministre a proposé la certification de la question suivante :

Lorsqu’elles évaluent une demande d’asile présentée au titre des articles 96 ou 97 de la LIPR, la Section de la protection des réfugiés ou la Section d’appel des réfugiés doivent-elles tenir compte du principe de l’unité de la famille uniquement dans les cas où les demandes d’asile des membres de la famille sont inextricablement liées?

[27] Je ne suis pas d’avis que la question proposée est déterminante quant à l’issue de l’affaire dont la Cour est saisie (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46). Comme je l’ai mentionné précédemment, les demandes d’asile étaient déjà inextricablement liées au moment de leur évaluation par la SPR et la SAR, mais elles n’ont été évaluées séparément qu’au moment de déterminer si les endroits proposés comme PRI étaient objectivement raisonnables pour la famille. La Cour a déjà conclu que, pour déterminer si un endroit proposé comme PRI est objectivement déraisonnable, la séparation de la famille est un facteur à prendre en considération (Ramachanthran, aux para7 7-81; Sooriyakumaran, aux para 7-9; Pajarillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1654 aux para 31-32). La SAR ne s’est aucunement penchée sur cette question, malgré sa conclusion selon laquelle les villes proposées comme PRI n’étaient pas objectivement raisonnables pour le plus jeune fils des demandeurs adultes.

[28] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’analyse des PRI faite par la SAR était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2481-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à la SAR pour qu’un autre commissaire rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2481-21

 

INTITULÉ :

JOSE ANTONIO AISPURO SOTO ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 4 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

le 6 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Maria Campos

 

POUR LES DEMANDEURS

Edward Burnet

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Invicta Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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