Date : 20220425
Dossier : IMM-5984-20
Référence : 2022 CF 597
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 25 avril 2022
En présence de madame la juge Sadrehashemi
ENTRE :
|
SHAN KELSON LOCKHART
|
demandeur
|
et
|
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
défendeur
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, M. Lockhart, est venu au Canada, en Ontario, à titre de travailleur agricole en 2014. Il a obtenu un permis de travail de quatre ans dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires, en vertu duquel il travaillait au Canada environ huit mois par année, puis retournait à la Dominique à la fin de la saison des récoltes. En 2017, alors que le demandeur travaillait au Canada, un puissant ouragan a frappé la Dominique. M. Lockhart n’est pas retourné à la Dominique à la fin de la saison des récoltes comme il l’avait fait au cours des trois années précédentes. Il est plutôt resté au Canada. En 2019, il a finalement demandé le statut de résident permanent par le biais d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Sa demande a été rejetée par une agente principale d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’agente). M. Lockhart conteste la décision de l’agente dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.
[2] M. Lockhart a soulevé un certain nombre de questions dans sa contestation de la décision. À mon avis, la principale question est celle de savoir si l’agente a tenu compte de tous les facteurs pertinents soulevés dans la demande de M. Lockhart. Je juge que l’agente n’a pas tenu compte de l’élément essentiel de la demande de dispense de M. Lockhart, soit son incapacité à retourner dans son pays d’origine comme prévu à la suite d’une catastrophe naturelle majeure.
[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agente est déraisonnable et doit être annulée.
II.
Contexte factuel
[4] M. Lockhart est un citoyen de la Dominique. Il est venu au Canada en 2014 à titre de travailleur agricole pour occuper un emploi à la ferme Pardo’s Berrie Farm à Blenheim, en Ontario, dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires. M. Lockhart a été autorisé à venir travailler à la ferme pour une période de quatre ans, à raison de huit mois par année, et devait retourner à la Dominique à la fin de la saison des récoltes, puis revenir au Canada pour la prochaine saison de croissance.
[5] Les plans de M. Lockhart ont soudainement changé en septembre 2017, trois ans après avoir commencé à travailler dans le cadre du Programme des travailleurs étrangers temporaires, lorsque l’ouragan Maria a frappé la Dominique. Au lieu de retourner à la Dominique comme prévu, M. Lockhart a tenté de rester au Canada en prolongeant la durée de son permis de travail avant que celui-ci n’expire en décembre 2017. Il a présenté une demande de prolongation en novembre 2017, sans l’aide d’un avocat, car il était d’avis que les circonstances de l’ouragan seraient prises en compte dans sa demande. La demande a été rejetée en octobre 2018, car M. Lockhart ne satisfaisait pas aux exigences d’un permis de travail faute d’avoir présenté une étude d’impact sur le marché du travail valide.
[6] M. Lockhart a tenté d’obtenir un financement de l’aide juridique pour faire appel aux services d’un avocat afin de présenter une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. En avril 2019, l’aide juridique a approuvé sa demande de financement après la réalisation d’une évaluation du fondement. À la fin de juin 2019, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a appris que M. Lockhart était au pays sans autorisation légale à la suite d’une interception dans le cadre d’un contrôle routier. M. Lockhart a été arrêté, détenu et libéré sous conditions, notamment celle de se présenter régulièrement à l’ASFC. À ce moment-là, M. Lockhart a informé l’ASFC qu’il préparait une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire avec un avocat. La demande a été déposée au début du mois d’août 2019 et a été rejetée en septembre 2020.
[7] M. Lockhart a également déposé une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) en octobre 2019. Les résultats de cet examen n’apparaissent pas dans le dossier dont je suis saisi.
III.
Questions en litige et norme de contrôle applicable
[8] En l’espèce, la question déterminante est celle de savoir si l’agente a tenu compte de tous les facteurs pertinents. M. Lockhart a également soulevé un argument fondé sur l’équité procédurale relativement au fait que l’agente s’est appuyée sur ses propres recherches de documents sur les conditions du pays accessibles au public. Il n’est pas nécessaire que j’examine la question de l’équité procédurale étant donné que j’ai conclu que la demande doit être réexaminée en fonction d’autres motifs.
[9] Lors de l’examen de la décision de l’agente, j’ai appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est la norme qui est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.
IV.
Analyse
A.
Demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire
[10] L’étranger qui demande le statut de résident permanent au Canada peut demander au ministre d’utiliser son pouvoir discrétionnaire afin de le dispenser des obligations prévues dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour des considérations d’ordre humanitaire (art 25(1)). Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], citant Chirwa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] D.C.A.I. no 1, la Cour suprême du Canada a confirmé que l’objectif de ce pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire est d’« offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” »
(au para 21).
[11] Étant donné que le pouvoir discrétionnaire fondé sur des considérations d’ordre humanitaire vise à « mitiger la sévérité de la loi selon le cas »
, il n’y a pas d’ensemble prescrit et limité de facteurs justifiant une dispense (Kanthasamy, au para 19). Les facteurs justifiant une dispense varient selon les circonstances, mais « l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance et leur accorder du poids »
(Kanthasamy, au para 25; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 aux para 74-75 [Baker]).
B.
Approche segmentée et vague dans le traitement des répercussions de l’ouragan
[12] Dans la section portant sur l’établissement, l’agente a accordé un poids défavorable important à la période pendant laquelle M. Lockhart a été au Canada sans statut. J’estime que l’évaluation par l’agente du statut illégal de M. Lockhart au Canada est déraisonnable parce qu’elle contient des faits inexacts et ne tient pas compte de la principale raison invoquée par M. Lockhart pour justifier le fait qu’il est demeuré au pays sans statut, soit l’ouragan qui a frappé la Dominique en septembre 2017.
[13] Comme l’a souligné la juge Walker dans la décision Mitchell c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2019 CF 190, le paragraphe 25(1) « présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs des dispositions de la LIPR. Par conséquent, le décideur doit évaluer la nature de la non-conformité ainsi que sa pertinence et son poids par rapport aux facteurs d’ordre humanitaire du demandeur dans chaque cas »
(au para 23). L’agente n’a pas tenu compte de la véritable nature de la non-conformité et n’a pas non plus évalué cette non-conformité à l’égard du principal facteur humanitaire invoqué dans la demande.
[14] L’agente a indiqué ce qui suit : [traduction] « les éléments de preuve dont je dispose ne me permettent pas de conclure que la grande majorité du temps que le demandeur a passé au Canada n’était pas attribuable à des circonstances indépendantes de sa volonté »
. Cette conclusion est troublante à deux égards.
[15] Premièrement, je ne suis pas d’accord avec l’agente pour dire que M. Lockhart a passé la « grande majorité »
de son temps au Canada sans statut juridique l’y autorisant. Comme l’agente l’a reconnu, M. Lockhart est venu au Canada en tant que travailleur étranger temporaire en 2014. Il est entré au Canada muni d’un permis de travail valide pour la saison des récoltes, au terme de laquelle il a quitté le pays et y est revenu d’année en année pour d’autres périodes de huit mois autorisées par le même permis de travail. Il est entré au Canada à quatre reprises en quatre ans pour faire ce travail; la dernière fois qu’il est entré au pays pour la saison des récoltes était en avril 2017. En novembre 2017, il avait un statut implicite lorsqu’il a demandé la prolongation de son permis de travail avant son expiration; un délai de 11 mois s’est écoulé avant que la demande ne soit rejetée. Par conséquent, avant que M. Lockhart ne dépose une demande d’ERAR, il s’est écoulé une période d’environ un an au cours de laquelle il ne disposait d’aucune autorisation légale pour demeurer au Canada. L’agente a donc eu tort de conclure que M. Lockhart a passé la grande majorité de son temps au Canada sans statut juridique. Je souligne également que l’agente disposait d’éléments de preuve démontrant que, durant cette période, M. Lockhart a obtenu une aide juridique et travaillait à remplir sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.
[16] Deuxièmement, l’agente n’a pas tenu compte de la principale raison que M. Lockhart a fournie dans son affidavit pour justifier son choix de ne pas retourner à la Dominique en décembre 2017, comme il l’avait fait toutes les autres années : les répercussions de l’ouragan Maria sur la Dominique. Les éléments de preuve au dossier décrivent une catastrophe naturelle d’envergure qui a endommagé ou détruit de 90 à 95 % des infrastructures de la Dominique, ainsi que l’absence d’eau courante pendant des semaines et l’absence d’électricité sur l’île pendant environ un an. Dans sa lettre datée du 18 juillet 2019, la mère de M. Lockhart a mentionné que le toit de la maison familiale, comme de nombreux autres toits, avait été détruit par l’ouragan et que la reconstruction était toujours en cours.
[17] Il est surprenant que l’agente n’ait pas tenu compte de l’ouragan dans son évaluation visant à établir s’il y avait des circonstances indépendantes de la volonté de M. Lockhart justifiant qu’il soit resté au Canada sans statut légal. L’agente a décrit la situation de M. Lockhart d’une manière qui donne à penser que celui-ci est resté au Canada au-delà de la période autorisée sans raison; elle n’a aucunement tenu compte de l’ouragan, que M. Lockhart a clairement désigné comme la raison pour laquelle il avait déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La question de l’ouragan imprègne la demande de dispense de M. Lockhart. Je ne trouve pas que la façon dont l’agente a traité cette question est adaptée aux observations de M. Lockhart (Vavilov, aux para 127-128); je ne suis pas non plus d’avis que l’agente a tenu compte de tous les facteurs pertinents soulevés dans la demande (Kanthasamy, au para 25; Baker, aux para 74-75).
[18] Le défendeur a fait valoir que l’agente avait tenu compte des répercussions de l’ouragan dans la section de la décision portant sur les difficultés. Cependant, le problème est que l’agente a adopté une approche cloisonnée en considérant que les répercussions de l’ouragan étaient uniquement pertinentes aux fins de son évaluation des difficultés auxquelles M. Lockhart serait exposé en retournant à la Dominique en 2020. Cette approche segmentée va à l’encontre des directives que la Cour suprême du Canada a établies dans l’arrêt Kanthasamy, selon lesquelles le décideur doit tenir compte de la situation globale du demandeur (au para 45).
[19] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agente est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5984-20
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.
Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et la présente affaire n’en soulève aucune.
« Lobat Sadrehashemi »
Juge
Traduction certifiée conforme
Philippe Lavigne-Labelle
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-5984-20
|
INTITULÉ :
|
SHAN KELSON LOCKHART c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
19 OCTOBRE 2021
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA JUGE SADREHASHEMI
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 25 AVRIL 2022
|
COMPARUTIONS :
Mary Jane Campigotto
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Alex C. Kam
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mary Jane Campigotto
Avocate
Windsor (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|