Date : 20220504
Dossier : IMM-5524-20
Référence : 2022 CF 650
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 4 mai 2022
En présence de monsieur le juge Andrew D. Little
ENTRE :
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MD ALMAMUN OPU
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur cherche à faire annuler une décision que la Section d’appel de l’immigration (la SAI) a rendue le 9 septembre 2022, en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC (2001), c 27 (la LIPR).
[2] La SAI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire au Canada pour raison de sécurité en tant que membre du Parti nationaliste du Bangladesh (le PNB), au sens de l’alinéa 34(1)f). Elle a statué que le PNB est une organisation qui est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé à l’alinéa 34(1)c), soit le fait de se livrer au terrorisme. Il n’est pas allégué que le demandeur s’est livré lui-même à des actes de terrorisme quelconques. Son interdiction de territoire repose uniquement sur son adhésion au PNB.
[3] Pour les motifs qui suivent, et après application des principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, je conclus que la décision de la SAI était raisonnable. La demande sera donc rejetée.
I.
Les faits et les événements à l’origine de la présente demande
[4] Le demandeur, citoyen du Bangladesh, est arrivé au Canada en juin 2013.
[5] En juin 2014, il a sollicité l’asile sous le régime de la LIPR du fait de ses convictions politiques.
[6] Dans sa demande d’asile, le demandeur a déclaré être un [traduction] « haut responsable »
du PNB. Son adhésion a débuté dans l’aile étudiante du PNB et elle a duré de décembre 1999 à décembre 2004. Entre janvier 2005 et mai 2013, il a exercé les fonctions de secrétaire adjoint de l’organisation au niveau d’une section, dans le district de Dhaka. Entre mars 2003 et avril 2013, il a également exercé les fonctions de vice-président de la section du PNB de son village natal.
[7] À la première enquête concernant le demandeur, la Section de l’immigration (la SI) a conclu que celui-ci était interdit de territoire en tant que membre d’une organisation décrite à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR et elle a prononcé à son endroit une mesure d’expulsion. Notre Cour lui a accordé l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire, et l’affaire a été renvoyée sur consentement en vue d’un réexamen.
[8] Après réexamen, la SI a conclu que le ministre n’avait pas établi que le demandeur était interdit de territoire pour raison de sécurité, comme il était allégué.
[9] Le ministre a interjeté appel auprès de la SAI et a eu gain de cause. C’est la décision de la SAI, datée du 9 septembre 2020, qui est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. La SAI a également prononcé une mesure d’expulsion datée du 9 septembre 2020.
II.
La décision et les motifs de la SAI
A.
Introduction
[10] La SAI a fait un certain nombre de constatations initiales, qui ne sont pas en litige dans la présente demande :
a) la norme de preuve était celle des
« motifs raisonnables de croire »
en vertu de l’article 33 de la LIPR, au sens de l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100, au paragraphe 114 (c’est-à-dire que la norme des « motifs raisonnables de croire » exige davantage qu’un simple soupçon, mais elle demeure moins stricte que la prépondérance des probabilités, et elle doit posséder un fondement objectif qui repose sur des renseignements concluants et dignes de foi);b) le PNB était une
« organisation »
aux fins de l’alinéa 34(1)f);c) le demandeur était membre du PNB (quoiqu’il ait remis en question la chronologie établie, son degré d’engagement et la cessation de son adhésion).
[11] La SAI a adopté la définition suivante du terrorisme, tirée de l’arrêt de la Cour suprême du Canada Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, au paragraphe 98 :
[Le terrorisme inclut tout] « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».
[12] Ni l’une ni l’autre des parties n’a contesté l’emploi qu’a fait la SAI de cette définition (non exhaustive) du terrorisme.
[13] Il existe au Bangladesh deux grands partis politiques : le PNB et la Ligue Awami, qui, en fait, alternent entre le gouvernement et l’opposition. Il y a des élections nationales périodiques, dont une a eu lieu en 2014.
[14] La SAI a fait un historique de l’opposition et de la violence politiques au Bangladesh depuis le jour où ce pays a accédé à l’indépendance, en 1971. Elle a aussi décrit le recours aux blocus et aux hartals qui marque la vie politique au Bangladesh, notamment pendant la période qui précède une élection.
[15] Les hartals sont une forme de protestation organisée par l’opposition. Les deux grands partis du Bangladesh ont recours à ces hartals, pendant qu’ils composent l’opposition, comme moyen d’inciter le parti adverse au pouvoir à effectuer des changements. Malheureusement, dans ce pays, les hartals se sont souvent soldés par des actes de violence, causant notamment des morts et des blessés graves. Les forces de sécurité gouvernementales et d’autres individus impliqués dans les hartals sont les auteurs de ces actes de violence.
[16] Dans la présente affaire, la SAI a conclu dans sa décision que les actes de violence liés aux hartals sont monnaie courante et occasionnent des morts et des blessés graves parmi les participants. Elle a jugé que certaines formes de violence font partie intégrante de la planification et de la préparation d’un hartal. Dans l’ensemble, elle a conclu qu’au Bangladesh les hartals étaient devenus synonymes d’appels à la violence et que cette violence était destinée à intimider le public pour qu’il respecte les hartals et les blocus et à atteindre les objectifs politiques du PNB. Elle a considéré qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB avait l’intention de tuer ou de blesser gravement des civils lors de ses appels à des hartals dans le contexte de la situation politique qui régnait au Bangladesh.
[17] La SAI est arrivée à la conclusion, sur la foi de la preuve, qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les actions du PNB, par ses appels aux hartals, étaient assimilables à des actes de terrorisme ou de subversion par la force, notamment au cours de la période qui est importante pour la présente affaire, soit entre 2013 et 2015.
[18] La SAI s’est fondée sur un rapport de 2014 de Human Rights Watch intitulé Democracy in the Crossfire: Opposition Violence and Government Abuses in the 2014 Pre- and Post-Election Period in Bangladesh, de même que sur un rapport de 2005 du Programme des Nations Unies pour le développement (le PNUD) intitulé Beyond Hartals: Towards Democratic Dialogue in Bangladesh.
B.
Le raisonnement de la SAI
[19] La SAI a reconnu qu’un acte, pour être qualifié de terroriste, doit être destiné à tuer ou à blesser grièvement un civil lorsque cet acte, par sa nature ou son contexte, vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque.
[20] La SAI a décrété que l’existence d’une violence politique générale n’empêchait pas de décider qu’une organisation se livre au terrorisme, pas plus que cela n’amenait à faire une telle constatation. Pour l’analyse, le contexte était pertinent. La question à laquelle il fallait répondre consistait à savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que les actes précis du PNB étaient assimilables à des actes de terrorisme ou de subversion par la force. Elle a convenu avec le demandeur que le fait de formuler des allégations générales, sans spécifier les actes en question, ou celui de montrer l’existence générale de la violence sans faire un lien clair entre le PNB et cette violence, n’était pas suffisant pour que le ministre s’acquitte de son fardeau.
[21] Après avoir fait référence à des décisions antérieures de notre Cour, la SAI a décrété qu’il était possible de conclure à une intention spécifique « lorsqu’une conséquence résultera certainement ou presque certainement d’un acte ou d’une omission »
(citant la décision Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile ), 2019 CF 145, [2019] 3 RCF 43 au para 42). La SAI a conclu, pour les « motifs exposés ci-dessous »
, qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB avait l’intention de tuer ou de blesser grièvement des civils lors de ses appels aux hartals dans le contexte de la situation politique qui régnait au Bangladesh.
[22] La SAI a conclu qu’au Bangladesh, dans le contexte politique contemporain, l’appel aux hartals était devenu synonyme d’un appel à la violence. Cette violence avait pour but d’intimider le public pour l’obliger à respecter les hartals et de réaliser les objectifs politiques du PNB. Dans les années 2013 et 2014, l’objectif était de mettre en place un gouvernement intérimaire en vue des prochaines élections. En 2015, il s’agissait d’appeler à la tenue de nouvelles élections. C’était également le procédé qu’avait employé la Ligue Awami, qui formait l’opposition, avant la tenue des élections prévues pour 2007, qui ont eu lieu à la fin de 2008.
[23] La SAI a formulé un certain nombre d’autres énoncés et constatations au sujet des actes du PNB, de sa responsabilité à leur égard et de son intention :
Bien que certains actes de violence, comme des affrontements entre les manifestants et les forces de sécurité, sont monnaie courante et peuvent être considérés comme une conséquence indirecte d’un hartal, d’autres formes de violence liée aux hartals font partie intégrante des mesures de planification et de préparation qui se rapportent à l’exécution des hartals;
Dans son rapport, le PNUD a conclu que des actes d’exécution violente font partie de la préparation et de la mise en œuvre des appels aux artels et que le gouvernement, par l’entremise de militants de son parti et d’un recours aux forces de sécurité, réagit de manière agressive à une telle action;
Même si la violence politique était assez répandue au Bangladesh, la période de 2013 à 2015 (laquelle englobe le processus préalable à l’élection de 2014, l’élection de 2014 elle-même et la période qui l’a suivie) a été marquée par une [traduction]
« violence sans précédent »
, dont de violents affrontements impliquant le PNB et d’autres manifestants de l’opposition contre des partisans progouvernementaux et les forces de sécurité, ainsi que des actes de violence dirigés contre la population en général pendant l’exécution des appels du PNB aux hartals et aux blocus;Les mesures d’exécution faisaient partie de la planification et de la mise en œuvre des hartals et elles consistaient à se procurer les instruments qui seraient utilisés lors de leur exécution, dont divers types d’explosifs (bombes et grenades);
De nombreux Bangladais ont perdu la vie ou été victimes d’horribles brûlures. La SAI a signalé le nombre de personnes qui ont perdu la vie ou qui ont été blessées entre la fin de 2013 et le début de 2014;
Bien que de nombreux partis d’opposition aient joué un rôle actif dans les manifestations et la violence, le PNB faisait appel aux hartals par l’entremise du Comité directeur du parti. Il y avait des motifs raisonnables de croire que la direction du PNB, en continuant de lancer des appels aux hartals et aux blocus alors que leurs conséquences, en termes de civils tués ou grièvement blessés, étaient clairement visibles, voulait vraisemblablement que la violence se poursuive;
La SAI a exprimé son désaccord avec l’argument du demandeur selon lequel le PNB n’était pas en mesure de mener des manifestations, de contrôler les foules ou de donner des directives et des instructions. Même si quelques hauts responsables du PNB avaient été arrêtés lors des hartals, son dirigeant et d’autres responsables du parti avaient continué de lancer des appels aux hartals;
Certains comptes rendus ont mentionné que le PNB agissait avec un autre parti, ou ont décrit les responsables des attaques menées contre des civils comme étant [traduction]
« l’opposition menée par le PNB »
ou [traduction]« l’opposition »
, mais le PNB demeurait responsable des actes en question. Le PNB était le principal parti d’opposition, il lançait des appels aux hartals et aux blocus et il a continué de le faire même s’ils se soldaient par des actes de violence causant des décès et des blessures graves parmi des membres de la population en général.« Le fait qu’il a de nouveau appelé à des hartals et blocus en janvier 2015 et qu’il en est également résulté des violences causant des morts et des blessés graves parmi les civils confirme qu’il existe des motifs raisonnables de croire que ces morts et ces blessures graves étaient intentionnels dans les appels à des blocus et à des hartals »;
Il y avait peu de preuves que le PNB avait condamné ou réprouvé la violence, à part en jeter la faute sur le gouvernement et condamner ses agissements.
« Les appels continus du PNB à des hartals et à des blocus, même lorsque la violence s’est intensifiée, et ses nouveaux appels à des actions de ce type en 2015 discréditent ces déclarations contre la violence »
;Comme l’illustrent les preuves entourant l’organisation et la mise en œuvre des hartals et leur utilisation dans le cadre des activités politiques au Bangladesh, deux aspects faisaient partie intégrante des appels aux hartals : leur exécution et l’intention de le faire en recourant à la violence. Cette intention était visible dans les appels constants du PNB aux hartals, malgré que les mesures d’exécution violentes tuaient et blessaient grièvement des civils;
Même si d’autres partis avaient peut-être pris part à la violence et si chaque incident violent n’avait peut-être pas été ordonné directement par le PNB, il n’en demeurait pas moins qu’il y avait, dans les appels aux hartals, une intention que le parti politique en tire profit;
Le PNB a lancé de nouveau des appels aux hartals en 2015, à l’approche de l’anniversaire des élections de 2014, et ils ont duré plusieurs semaines.
[24] Les motifs de la SAI comportaient plusieurs paragraphes contenant des incidents précis qui avaient ciblé des civils à la fin de 2013 et au début de 2014 et dans lesquels des personnes avaient été grièvement blessées ou avaient perdu la vie.
[25] La SAI avait également conscience que certaines activités politiques semblables à un hartal, comme une grève générale, si elles avaient lieu au Canada, pouvaient être protégées par la Charte canadienne des droits et libertés « s’il n’y [avait] pas d’intention d’avoir recours à la violence à des fins politiques »
(citant la décision AK c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236 au para 41). Elle a toutefois conclu que la preuve était suffisante pour établir qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que dans les appels aux hartals et aux blocus il y avait une intention de la part du PNB d’avoir recours à la violence pour atteindre ses fins politiques.
[26] La SAI a décrété que, sachant la signification d’un appel à un hartal et à un blocus pour les partisans et le résultat vraisemblable des mesures d’exécution, compte tenu de l’apparition des hartals dans le contexte politique actuel au Bangladesh et de ce qu’impliquent la planification et la mise en œuvre de ces actions, un tel appel était synonyme d’une probabilité que des civils soient tués ou grièvement blessés. Cela faisait « partie du chaos que le PNB essayait de créer au Bangladesh »
afin d’obtenir que le gouvernement cède aux demandes de mise en place d’un gouvernement intérimaire en vue des élections ou, sinon, que les militaires interviennent et en mettent un en place, comme cela avait été fait antérieurement, quand, en 2006, la Ligue Awami avait protesté contre la tenue d’élections sous le régime du PNB.
[27] La SAI a conclu qu’il n’y avait pas assez de preuves pour établir l’existence de motifs raisonnables de croire que le PNB s’était livré à des actes de terrorisme en lançant des appels à des hartals et à des blocus au cours de la période qui avait précédé et suivi l’élection de 2014 et aux alentours de l’anniversaire de l’élection en 2015, en sachant que l’exécution violente de ces actions par ses partisans causerait vraisemblablement des blessures graves ou des morts parmi les membres du grand public (civils). L’exécution violente faisait partie intégrante de la planification et de l’exécution des hartals et des blocus, l’objectif étant d’intimider la population pour qu’elle se conforme aux hartals et aux blocus et pour forcer le gouvernement à obtempérer aux demandes de l’opposition, soit, au départ, la mise en place d’un gouvernement intérimaire neutre en prévision des élections et, plus tard, la tenue de nouvelles élections (après avoir boycotté les élections initiales).
III.
La décision de la SAI était-elle raisonnable?
A.
La norme de contrôle applicable
[28] Les deux parties ont exprimé l’avis que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable, décrite dans l’arrêt Vavilov. Je suis d’accord : Al Ayoubi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 385 au para 15; Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 311 au para 7 (Chowdhury 2022); Islam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 261 aux para 14-17; Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 108 (Islam 2021) aux para 11-12.
[29] Un contrôle fondé sur la norme de la décision raisonnable consiste à évaluer, en faisant preuve de déférence et de retenue, si une décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12-13 et 15.
[30] Le point de départ de cette évaluation est les motifs qu’a fournis le décideur : Vavilov, au para 84. La cour de révision se doit de lire ces motifs de manière holistique et contextuelle, et de pair avec le dossier que le décideur avait en main : Vavilov, aux para 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-33 (Société canadienne des postes). L’examen que fait la Cour porte à la fois sur le raisonnement suivi et sur le résultat de la décision; Vavilov, aux para 83 et 86.
[31] Une décision raisonnable est celle qui repose sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur était assujetti : Vavilov, surtout aux para 85, 99, 101, 105, 106 et 194; Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 aux para 24-35.
[32] La Cour suprême a relevé deux genres de lacune fondamentale dans les décisions administratives : le manque de logique interne du raisonnement, et le cas où une décision est, sous certains rapports, indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur elle : Vavilov, au para 101; Société canadienne des postes, aux para 32, 35 et 39.
[33] Une erreur mineure ou secondaire ne justifie pas qu’on annule une décision. Pour pouvoir intervenir, la cour doit relever dans la décision une erreur suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable : Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36; Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para 13.
[34] Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, le rôle de notre Cour n’est pas d’être d’accord ou non avec la décision faisant l’objet du contrôle, de réévaluer son bien-fondé ou de soupeser à nouveau la preuve : Vavilov, au para 126; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 aux para 53-54; Mason, au para 12. La tâche de la Cour consiste à décider si le décideur a commis une ou plusieurs des genres d’erreur décrits dans les arrêts susmentionnés et, dans l’affirmative, s’il convient d’annuler la décision parce qu’elle était déraisonnable.
B.
La position du demandeur
[35] Le demandeur a soutenu qu’il était déraisonnable de la part de la SAI de conclure dans sa décision que le PNB est un organisme qui se livre, s’est livré ou se livrera au terrorisme, au sens de l’alinéa 34(1)c). Il a soutenu que la SAI :
a commis des erreurs de droit en ce qui concerne la question de l’intention spécifique et a omis d’étayer ses conclusions sur cette question;
a commis, lors de son évaluation de la preuve, des erreurs qui ont mené aux conclusions qu’elle a tirées en vertu de l’alinéa 34(1)c), notamment en omettant de montrer qu’il y avait un lien clair entre les actes du PNB et la violence entourant l’élection de 2014.
[36] Deuxièmement, le demandeur a aussi fait valoir que la SAI a commis une erreur dans l’analyse du lien temporel entre son adhésion au PNB et les actes allégués de terrorisme de cette organisation.
[37] Troisièmement, le demandeur a soutenu qu’il s’est vu priver d’équité procédurale parce que la SAI n’a pas traité de l’un de ses arguments subsidiaires.
[38] Je vais examiner ces questions successivement.
C.
La conclusion de la SAI selon laquelle le PNB s’est livré au terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)c) de la LIPR était-elle raisonnable?
(1)
L’intention spécifique
[39] Notre Cour a décrété que, dans la description du terrorisme que l’on trouve dans l’arrêt Suresh, l’exigence de la présence de « tout acte destiné à tuer ou blesser grièvement »
requiert une intention spécifique de causer un tel résultat : voir, p. ex., Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080 au para 66; Saleheen, aux para 41-43; Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 aux para 14-16. En l’espèce, ni l’une ni l’autre des parties n’a contesté cette exigence du point de vue juridique.
[40] Le demandeur a invoqué un certain nombre d’arguments pour contester les conclusions tirées par la SAI à propos de l’intention spécifique. Il a contesté la preuve dont la SAI s’est servie pour inférer que le PNB avait l’intention spécifique de causer des morts ou des blessures graves. Selon lui, la SAI s’est servie à tort de preuves concernant les activités de la Ligue Awami à l’époque où elle se trouvait dans l’opposition, avant 2005, comme fondement pour tirer des conclusions sur ce que le PNB avait fait pour planifier, mettre en œuvre et exécuter des hartals pendant la période entourant l’élection de 2014. En particulier, la SAI a censément imputé la conduite requise pour illustrer l’intention spécifique d’un parti d’opposition aux actions menées par un autre parti nettement plus tard dans le temps.
[41] Le demandeur a également fait valoir que la SAI a commis une erreur de droit en assimilant la connaissance du fait qu’un acte est susceptible de causer de la violence à l’exigence plus stricte de faire la preuve d’une intention spécifique de tuer ou de blesser grièvement, comme le prévoit la définition du terrorisme que l’on trouve dans l’arrêt Suresh, ce qui va à l’encontre des décisions que notre Cour a rendues dans les affaires Islam c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 912 aux para 23-25 (Islam 2019), Foisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 404 au para 15, et MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796 au para 11. D’après le demandeur, la SAI ne pouvait pas conclure qu’un appel général à un hartal était assimilable à une intention de tuer ou de blesser grièvement, même si de la violence, ou des décès et des blessures graves, étaient survenus au cours de hartals tenus avant la période électorale de 2014. Selon ce point de vue, le fait de savoir que de telles conséquences pouvaient survenir après un appel à un hartal, ou qu’elles étaient prévisibles, n’était pas suffisant pour établir une intention spécifique.
[42] Dans les instances criminelles qui ont lieu au Canada, une infraction criminelle exige que l’on fasse la preuve d’un élément moral. Dans l’arrêt Tatton, la Cour suprême a confirmé que la plupart des infractions sont d’intention générale : elles obligent à prouver l’existence d’un élément moral qui est « simple »
et qui ne requiert qu’une « faible acuité mentale »
. D’autres infractions exigent une preuve d’un élément moral plus élevé, qui implique un processus de pensée et de raisonnement plus complexe – être motivé par une intention cachée ou avoir l’intention de faire survenir certaines conséquences, ou avoir la connaissance effective de certaines circonstances ou conséquences : R c Tatton, 2015 CSC 33, [2015] 2 RCS 574 aux para 35-38, 41 et 48. Dans l’arrêt Tatton, la Cour suprême a écrit :
[39] Pour résumer, les infractions d’intention spécifique comportent un élément moral plus élevé. Cet élément peut prendre la forme d’une intention cachée, ou requérir la connaissance effective de certains faits ou de certaines conséquences, où cette connaissance est le fruit de processus de pensée et de raisonnement plus complexes. À titre subsidiaire, il peut supposer l’intention de faire survenir certaines conséquences, si la formation de cette intention implique des processus de pensée et de raisonnement plus complexes. Quant à elles, les infractions d’intention générale exigent une acuité mentale minimale.
[43] Comment notre Cour a-t-elle analysé la norme juridique qui s’applique à l’intention spécifique, relativement aux actes terroristes d’une organisation, au sens du paragraphe 34(1) de la LIPR, lorsqu’elle contrôle des décisions sous l’angle de la raisonnabilité? Un certain nombre d’affaires récentes ont précisément examiné ces questions dans le contexte du PNB.
[44] Dans la décision SA c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494, la Cour n’a pas infirmé la décision de la SI. Elle a décrété sommairement qu’en raison de la définition large du terrorisme en droit canadien, du but et de l’intention des appels du PNB à des hartals, de la violence et de la perturbation qui en avaient découlé, ainsi que du fait que le PNB était conscient des conséquences de ses appels à l’action, la SI avait conclu de manière raisonnable que le PNB est une organisation qui se livre, s’est livrée ou se livrera à des actes de terrorisme : SA, au para 20.
[45] Dans la décision Saleheen, la Cour a reconnu l’obligation d’établir la preuve d’une intention spécifique, signalant que, en droit criminel, une telle intention exige une intention réelle ou un but réel d’obtenir une conséquence. « [O]n peut également conclure à l’intention spécifique lorsqu’une conséquence résultera certainement ou presque certainement d’un acte ou d’une omission »
: au para 42. Dans Saleheen, la Cour a confirmé la décision de la SI parce que, malgré la confusion apparente quant au degré d’élément moral nécessaire pour établir le terrorisme, la SI avait tiré la conclusion requise quant à l’intention spécifique de causer de la violence : Saleheen, aux para 46-49. La Cour a déterminé qu’il ressortait des conclusions de fait de la SI que, bien que l’on puisse qualifier les premiers appels aux hartals d’insouciance ou d’aveuglement volontaire, les appels continus à des hartals après cette période montraient que l’intention du PNB était d’utiliser la violence : Saleheen, au para 50.
[46] Dans la décision Khan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 899, la Cour a refusé d’infirmer une décision de la SI, qui avait conclu que la violence survenue avant et pendant des hartals était à ce point prévisible que les dirigeants savaient qu’elle mènerait à des décès ou à des blessures graves et que, de ce fait, le PNB était une organisation terroriste : Khan, aux para 30, ainsi que 34-35. La Cour a fait remarquer que la SI avait également conclu que le dirigeant du PNB n’était pas intervenu, ou du moins pas assez, pour s’assurer que les hartals ne seraient plus synonymes de violence : au para 35.
[47] Dans la décision Islam 2019, la Cour a infirmé une décision de la SI en raison d’une erreur concernant l’élément moral requis. Elle a conclu que la SI n’avait pas tenu compte de l’obligation de prouver une intention de causer la mort et des blessures graves et qu’elle y avait substitué l’exigence qu’il y ait eu connaissance, ou même ignorance volontaire, que l’appel aux hartals entraînerait des morts et des blessures : Islam 2019, aux para 21-31.
[48] Dans la décision Miah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 38, la SI avait importé dans son raisonnement des notions de connaissance et d’ignorance volontaire, disant par exemple qu’en raison des «
conséquences prévisibles d’un appel aux hartals, il [était] difficile de conclure que les dirigeants politiques ne savaient pas qu’il en résulterait des décès au sein de la population civile ou des lésions corporelles graves »
. La Cour n’a pas infirmé la décision, concluant au paragraphe 43 :
[L]es conclusions de la SI en l’espèce ont introduit dans la décision les concepts de connaissance et d’aveuglement volontaire. Toutefois, la SI a également jugé non plausible que le PNB n’ait pas eu l’intention de promouvoir ses objectifs politiques en ayant recours à des actes de violence qui causeraient des décès et des blessures graves parmi les civils. Le tribunal a décrit l’historique et le caractère inévitable de la violence liée aux hartals, les appels répétés aux hartals par le PNB, le rôle de ses dirigeants, de ses ailes étudiantes, de ses effectifs armés et de ses partisans, les mécanismes utilisés et les auteurs d’actes de violence, ainsi que les décès et les blessures qui en ont résulté. Bien qu’elle se soit exprimée sous une forme négative, la SI a imputé au PNB et à ses dirigeants politiques l’intention spécifique requise, soit celle de causer la mort et des blessures graves. Ce faisant, le tribunal a correctement appliqué le critère établi dans l’arrêt Suresh. La conclusion de la SI est intrinsèquement cohérente et justifiée au vu du dossier.
[Non souligné dans l’original.]
[49] Dans quelques affaires récentes, la Cour a infirmé des décisions rendues en vertu du paragraphe 34(1) au motif que le décideur avait commis une erreur de droit en concluant à l’existence d’une intention spécifique sur le fondement d’un degré d’intention ou de culpabilité inférieur à celui qui était exigé pour établir une telle intention.
[50] Dans la décision Islam 2021, la Cour a infirmé une décision de la SI, qui avait jugé non « plausible que le PNB n’ait pas l’intention de tuer ou de blesser gravement [puisqu’il devrait] savoir que les hartals causeraient des actes violents »
, au para 21. La Cour a décrété que la SI avait commis la même erreur que dans la décision Islam 2019 en confondant l’intention avec l’ignorance volontaire et la connaissance et en substituant un élément moral d’un degré inférieur à l’intention requise de causer la mort ou des blessures corporelles graves : Islam 2021, aux para 21-22.
[51] Dans la décision MN, la Cour a également infirmé une décision de la SI. La seule question en litige était celle de savoir si le PNB était une organisation qui s’était livrée au terrorisme. La Cour a décrété que la SI n’avait jamais clairement conclu que le PNB, en tant qu’organisation, avait une intention de causer la mort ou des blessures corporelles graves. Au lieu de mettre l’accent sur l’intention de causer la mort ou des blessures corporelles, la SI avait confondu dans ses conclusions la violence en général avec la mort ou des blessures graves : MN, aux para 10-11. La Cour a écrit, au paragraphe 12 :
[…] [L]e fait que de la violence meurtrière ait lieu lors de manifestations organisées par un parti politique ne mène pas nécessairement à la conclusion que celui-ci s’est livré au terrorisme. Pour parvenir à une telle conclusion, le tribunal devrait tenir compte de plusieurs facteurs, notamment les circonstances dans lesquelles les actes de violence causant la mort ou des lésions corporelles graves ont été commis, la structure interne de l’organisation, le degré de contrôle exercé par la direction de l’organisation sur ses membres, la connaissance par la direction de l’organisation des actes de violence, ainsi que le fait que la direction de l’organisation ait publiquement dénoncé ou approuvé ces actes. Or, en l’espèce, il semble que la Section de l’immigration se soit penchée uniquement sur ce dernier facteur.
[Non souligné dans l’original.]
[52] Dans la décision Foisal, la Cour a conclu que la décision était déraisonnable, car elle assimilait l’intention spécifique requise à une « connaissance des conséquences probables »
des appels aux hartals ou à une forme d’insouciance quant aux effets des hartals sur la population générale. Ce faisant, la SI avait substitué dans les faits un degré de faute inférieur à l’exigence d’intention spécifique qui caractérisait le concept de terrorisme : au paragraphe 15. Le décideur n’avait mentionné nulle part dans la décision que l’infraction de terrorisme exigeait la preuve d’une intention spécifique et il s’était fondé sur le climat de violence qui régnait lors de la période électorale de 2014 et les conséquences des hartals sur la société bangladaise pour conclure que seule une intention de causer la mort ou des blessures graves aurait pu animer le PNB lorsqu’il avait décidé de faire appel aux hartals : Foisal, aux para 16-17. La Cour a décrété, au paragraphe 17 :
D’ailleurs, même si la SI avait précisé qu’elle retenait le critère de l’intention spécifique de causer la mort ou des lésions corporelles graves, cela n’aurait pas remédié aux failles de sa décision. Il ne suffit pas d’énoncer correctement le degré de faute requis si, dans les faits, elle applique un critère différent. Dans la mesure où la SI a fondé son raisonnement sur la présomption qu’il existe une équivalence entre l’usage de la violence et l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves, je suis d’avis que son analyse est déraisonnable. La violence ne peut être indistinctement confondue avec le fait de causer la mort ou des blessures graves : M.N., au paragraphe 11; Islam 2019, au paragraphe 23; Islam 2021, au paragraphe 20. Ce raccourci intellectuel équivaut, dans les faits, à abaisser l’exigence de faute.
[53] Dans la décision Chowdhury 2022, la Cour a relevé une erreur susceptible de contrôle à cause de la conclusion principale de l’agent selon laquelle le PNB s’était livré à des tactiques qui, était-il « entièrement prévisible »
, se solderaient par des blessés et des morts : Chowdhury 2022, au para 30.
[54] Dans la présente affaire, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle dans la manière dont la SAI a décrit ou appliqué la norme juridique énoncée dans l’arrêt Mugesera pour conclure qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB se livrait au terrorisme, tel que décrit dans l’arrêt Suresh, notamment au sujet de l’intention spécifique.
[55] Premièrement, la SAI a reconnu que la loi exigeait une preuve d’intention spécifique et elle a expressément conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB avait l’intention de causer des morts ou des blessures graves parmi la population civile lorsqu’il avait lancé des appels aux hartals dans le contexte de la situation politique qui régnait au Bangladesh.
[56] Deuxièmement, les conclusions de la SAI concordaient avec les exigences de fond énoncées dans l’arrêt Tatton. Elle a conclu que la violence perpétrée par des partisans du PNB était un élément intentionnel de la planification et de l’exécution des appels aux hartals et aux blocus, notamment au moyen de bombes et de grenades, ce qui avait causé des lésions corporelles graves ou des décès parmi les membres du grand public. Ses conclusions factuelles, concernant plus particulièrement la planification, la mise en œuvre et l’exécution des hartals, et les appels continus aux hartals après que des personnes avaient déjà été tuées ou grièvement blessées, montrent que la SAI a pris en considération et conclu que le PNB s’était livré intentionnellement à des actes comportant un élément moral plus élevé : comme il a été décrit dans l’arrêt Tatton, une intention ou une connaissance reposant sur un processus de pensée et de raisonnement plus complexe.
[57] Troisièmement, la SAI a tiré expressément d’importantes conclusions liées aux appels aux hartals et aux blocus qui, comme notre Cour l’a conclu dans des décisions antérieures, étaient raisonnables pour étayer l’existence d’une intention spécifique. La SAI a décrété, quant à la période précédant les élections de 2014, que :
a) les appels aux hartals dans le contexte politique bangladais contemporain étaient devenus synonymes d’un appel à la violence, une violence destinée à intimider le public pour qu’il respecte les hartals et à réaliser les objectifs politiques du PNB;
b) la violence liée aux hartals avait lieu régulièrement et causait des décès et des blessures graves parmi ceux qui y participaient;
c) l’appel aux hartals était également synonyme de morts ou de blessures graves probables parmi la population civile et il faisait partie du chaos que le PNB essayait de créer.
[58] La SAI a également conclu à l’existence d’une « violence […] sans précédent »
au cours de la période qui a précédé l’élection de 2014, au moment de l’élection de 2014 elle-même, ainsi qu’au cours de la période qui l’a suivie.
[59] La SAI a de plus expressément conclu que le dirigeant du PNB et les hauts responsables du parti avaient continué de lancer des appels aux hartals après que de la violence avait éclaté et s’était intensifiée et après que les incidents avaient clairement causé des morts et des blessés graves parmi la population civile : voir Saleheen, au para 50. En janvier 2015, le PNB a continué à lancer des appels en faveur de hartals et de blocus, et cette même violence a causé des morts et des blessés graves parmi la population civile. Aux yeux de la SAI, cela renforçait davantage l’existence de motifs raisonnables de croire que ces morts et ces blessés graves étaient intentionnels dans les appels aux blocus et aux hartals. De plus, il y avait peu de preuves que le PNB avait condamné ou désavoué la violence : voir la décision Khan, au para 35.
[60] La SAI est arrivée à ses conclusions après avoir pris en considération les rapports du PNUD et de Human Rights Watch, ainsi que d’autres documents que les deux parties ont déposés. Sa conclusion selon laquelle les appels aux hartals étaient synonymes d’une violence causant la mort ou des blessures graves parmi les civils reposait sur de nombreux facteurs : une revue des hartals qui avaient eu lieu avant les élections, les appels continus du PNB à des hartals au cours de la période qui avait précédé et suivi les élections de 2014, la conclusion selon laquelle la planification et l’exécution des hartals comportaient des instruments tels que des bombes, des cocktails Molotov et des grenades, la conclusion selon laquelle l’appel aux hartals comporte implicitement une violence mortelle, la connaissance qu’en avait la direction du PNB, qui avait poursuivi ses appels aux hartals même après que des personnes avaient été tuées ou grièvement blessées, de même que le défaut de condamner cette violence. La démarche générale de la SAI était semblable à celle de la SI qui avait été confirmée dans la décision Miah, une démarche où la SI avait « décrit l’historique et le caractère inévitable de la violence liée aux hartals, les appels répétés aux hartals par le PNB, le rôle de ses dirigeants, de ses ailes étudiantes, de ses effectifs armés et de ses partisans, les mécanismes utilisés et les auteurs d’actes de violence, ainsi que les décès et les blessures qui en ont résulté. »
: Miah, au para 43.
[61] Dans les décisions de notre Cour, une conclusion d’équivalence entre les appels aux hartals et la violence, ou aux hartals et à la violence ayant causé la mort ou des blessures graves parmi la population civile, s’est révélée importante pour confirmer le caractère raisonnable de décisions antérieures de la SI et de la SAI. La SI a conclu, de la même façon, dans la décision Miah, au paragraphe 13, que les hartals étaient devenus synonymes de violence; Kamalcv Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 480 aux paragraphes 58 et 64; et SA, au paragraphe 18.
[62] À l’inverse, comme la Cour l’a reconnu dans les décisions Saleheen, Rahman et Alam, l’absence d’une conclusion que les appels du PNB aux hartals étaient synonymes d’appels à commettre des actes terroristes a joué un rôle central dans la décision du juge Mosley d’infirmer la décision de la SI dans l’affaire AK c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236 : Saleheen, au para 30; Rahman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 807 au para 29; et Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922 au para 20. Le juge Mosley a fait une distinction avec la décision rendue dans l’affaire SA sur ce fondement : AK, au para 42. Il est vrai que la Cour a effectivement infirmé la décision de la SI dans l’affaire Islam 2019 malgré la conclusion que les hartals étaient synonymes d’une violence suivie de décès et de blessures graves : Islam 2019, au para 18. Cependant, en l’espèce, la SAI a fait expressément ce que la Cour avait exigé dans l’affaire Islam 2019, au para 26. Elle a conclu que le PNB avait intentionnellement causé le préjudice requis.
[63] Quatrièmement, si on lit le raisonnement qu’a suivi la SAI sur cette question dans son ensemble, cette dernière n’a pas appliqué une norme juridique inexacte pour l’intention spécifique en atténuant l’élément moral ou en substituant l’insouciance ou l’ignorance volontaire à l’intention requise, comme cela avait été fait dans la décision Islam 2019, aux para 21-31; dans la décision Islam 2021, aux para 21-22; dans la décision MN, aux para 10-11; et dans la décision Foisal, aux para 15-18. Elle a bien saisi les exigences liées au degré de faute requis et a exprimé des conclusions à l’égard d’une intention spécifique de causer la mort ou des blessures graves, concluant qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB avait l’intention de causer la mort ou des blessures graves parmi la population civile lorsqu’elle avait lancé des appels aux hartals dans le contexte de la situation politique qui régnait au Bangladesh.
[64] Il est vrai que le raisonnement de la SAI n’est pas tout à fait uniforme, en ce sens qu’elle a aussi tenu certains propos sur la connaissance (un point que le demandeur a contesté) et sur la vraisemblance (un point que j’ai soulevé dans une question posée à l’audience). Par exemple, elle a déclaré que le PNB s’était livré à des actes de terrorisme en lançant les appels aux hartals et aux blocus au cours de la période qui avait précédé et suivi l’élection de 2014 ainsi qu’aux environs de l’anniversaire de l’élection en 2015, « en sachant que le recours à la violence par ses partisans pour les faire respecter entraînerait probablement des blessures corporelles graves ou des morts dans la population en général »
. Prenant acte des décisions récentes de la Cour sur l’élément moral qui entre en jeu à l’alinéa 34(1)c), les propos de la SAI sur la vraisemblance semblent concorder avec l’insouciance plutôt qu’avec la connaissance ou l’appréciation de conséquences qui sont certaines ou presque certaines : voir Saleheen, aux para 42 et 46-50 (sur lesquels la SAI s’est expressément fondée) et les commentaires faits dans l’arrêt R c Boone, 2019 ONCA 652 aux para 51-63; l’arrêt R c Chartrand, [1994] 2 RCS 864 aux p 889-890; et la décision R c Buzzanga et Durocher (1979), 49 CCC (2d) 369 aux p 384-385. Cependant, si on lit ces propos dans le contexte des autres conclusions que tire la SAI quant aux buts et aux intentions du PNB et aux directives données par la Cour suprême dans l’arrêt Tatton, je ne suis pas convaincu que l’emploi que la SAI en a fait en l’espèce mène à la conclusion qu’elle a commis une erreur de droit susceptible de contrôle, ou qu’elle a fait abstraction d’une contrainte juridique d’une manière qui porte un coup fatal au caractère raisonnable de ses conclusions quant au fait de se livrer au terrorisme. Comme je l’ai déjà signalé, la SAI a tiré, au sujet de l’intention spécifique, des conclusions expresses qui concordaient avec la norme établie dans l’arrêt Tatton, de même que des conclusions factuelles détaillées à leur appui. Ces conclusions comprenaient la planification et la mise en œuvre de hartals violents, le fait que les appels aux hartals étaient synonymes de violence et de décès ou de blessures graves parmi la population civile, le fait que la période en question avait connu des actes de violence « à une échelle sans précédent »
et le fait que le PNB avait continué de lancer des appels aux hartals même après que des civils avaient été tués ou gravement blessés, le tout pour atteindre les résultats qu’il souhaitait. Comme je l’ai déjà mentionné, l’exigence relative à l’état moral plus élevé qui est requis, en tant que question de droit, peut revêtir la forme d’un but ultérieur ou peut impliquer la connaissance réelle de certaines circonstances ou conséquences, une connaissance qui est le fruit d’un processus de pensée et de raisonnement plus complexe; ou, subsidiairement, cela peut impliquer une intention de mener à certaines conséquences, si la formation de cette intention implique un processus de pensée et de raisonnement plus complexe : Tatton, aux para 38-39. En fin de compte, la question fondamentale, comme l’exige l’arrêt Suresh, était l’intention qu’avait le PNB de causer des décès ou des blessures graves parmi la population civile, une intention prouvée selon la norme des « motifs raisonnables de croire »
. C’est à cette conclusion qu’est arrivée la SAI en l’espèce.
[65] La SAI était au courant du statut du PNB en tant que parti politique légitime et de la nécessité de veiller à ce que des activités politiques légitimes telles que des manifestations, sans violence, ne soient pas considérées comme des actes de terrorisme : voir AK, au para 41 (cité par la SAI); Rana, au para 65; Kamal, au para 55. Les conclusions factuelles de la SAI au sujet de la violence intentionnelle étaient suffisantes pour faire une distinction entre des activités politiques légitimes et des activités qui équivalaient à du terrorisme au sens de l’alinéa 34(1)f).
[66] Le demandeur a fait valoir que la SAI a omis de prendre en compte les facteurs énoncés dans la décision MN et susceptibles de mener à la conclusion qu’un parti politique s’est livré à des actes de terrorisme : MN, au para 12 (cité au paragraphe 51 qui précède). Je ne suis pas d’accord. La SAI a pris en considération les circonstances dans lesquelles les actes violents avaient été commis, la structure interne du PNB – plus précisément son personnel de direction, son Comité directeur et ses ailes étudiantes qui servaient à exécuter les hartals, de même que la connaissance qu’en avait la direction du PNB et son omission de dénoncer publiquement la violence. Dans ce contexte, la présente affaire est différente de la décision qui était soumise à un contrôle dans MN, laquelle était axée exclusivement sur l’un des divers facteurs relevés par la Cour : MN, au para 12.
[67] Le demandeur a allégué que la SAI a omis de tenir compte de ses observations écrites sur l’absence de contrôle exercé par la direction du PNB sur ses membres. La SAI a toutefois pris acte et traité de ses observations selon lesquelles le PNB n’était pas en mesure de mener des manifestations, de contrôler ses foules ou de donner des directives et des instructions, et elle a conclu que cela n’était pas confirmé par la preuve. La SAI a également tenu compte de l’argument selon lequel la direction du PNB était en détention, mais elle a conclu que son dirigeant et d’autres responsables du parti avaient continué de lancer des appels à des hartals et à des blocus. Le reste de la preuve relative à cette question, telle que mentionnée par le demandeur, semble concorder simplement avec sa position, plutôt que de l’appuyer. C’est donc dire que ces observations n’ont pas agi comme une contrainte dont la SAI devait tenir compte dans sa décision et qu’elles ne peuvent pas fonder une erreur susceptible de contrôle.
[68] Je conclus que le demandeur n’a pas établi que la SAI a commis une erreur susceptible de contrôle pour ce qui est de la manière dont elle a examiné l’intention qu’avait le PNB de causer des décès ou des blessures graves.
(2)
La manière dont la SAI a évalué la preuve
[69] À l’audition de la présente demande, le demandeur a consacré un temps considérable à des arguments relatifs à la manière dont la SAI avait examiné la preuve. Il a fait valoir que la SAI était tenue de se fonder sur des éléments de preuve clairs et cohérents pour montrer que le PNB s’était livré au terrorisme au sens du paragraphe 34(1), notamment en prouvant que le PNB s’était livré à un acte violent précis à une date déterminée avec une intention terroriste précise (causer la mort ou des blessures graves parmi la population civile), ainsi qu’en indiquant quels membres du PNB avaient mis cet acte violent à exécution. Le demandeur a fait valoir qu’il n’y avait [traduction] « presque aucune preuve »
de la participation du PNB à des actes ayant causé la mort ou des blessures graves, que la documentation faisait référence à des actes commis par l’« opposition »
, mais pas par le PNB en particulier, et pourtant la SAI avait imputé certains actes à ce parti. En outre, le demandeur a contesté la fiabilité des renseignements mentionnés dans certains rapports dont la SAI s’était servie, pour faire valoir que celle-ci n’aurait pas dû se fier à ces éléments de preuve.
[70] Le demandeur a fait valoir que les appels aux hartals du PNB n’étaient pas synonymes ou l’équivalent du terrorisme ou d’un appel à la violence. Il a ajouté que cette équivalence a été rejetée par les cours suprêmes de l’Inde et du Bangladesh, ainsi que par notre Cour dans la décision Islam 2019 et la décision MN. Selon lui, la SAI aurait dû mentionner un ou plusieurs actes commis par le PNB qui étaient destinés à causer la mort ou des blessures graves – plus précisément, que le PNB s’était livré à des [traduction] « actes violents précis avec une intention terroriste précise »
. Il a fait valoir que la SAI avait omis d’établir un fondement objectif pour dire que c’était le PNB, et non d’autres organisations, qui avait exécuté les actes violents en question au cours de la période électorale de 2014, d’après des éléments de preuve clairs, crédibles et dignes de foi. Pour ce qui était des événements survenus en 2015, le demandeur a fait valoir que la preuve montrait seulement que le PNB avait fait des appels aux hartals et aux blocus pour l’anniversaire de l’élection de 2014 et que c’était des [traduction] « partisans de l’opposition »
ou des [traduction] « activistes de l’opposition »
qui s’étaient livrés aux activités violentes.
[71] À l’appui de son argument, le demandeur a fait référence aux affaires suivantes : Ahmad c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2012 CanLII 102356 (CA CISR); Haqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1167; et Najafi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CAF 262, [2015] 4 RCF 162. Cependant, ces affaires n’établissent pas la norme de preuve plus stricte que préconise le demandeur. Elles font écho à la teneur de l’arrêt Mugesera, qui exige qu’il y ait des « motifs raisonnables de croire »
. La position du demandeur reposait sur une norme juridique qui ne reflétait pas la jurisprudence et qui n’exerçait donc pas de contrainte sur la SAI.
[72] Il incombait à la SAI d’évaluer et d’apprécier les éléments de preuve qui lui étaient soumis. À moins de circonstances exceptionnelles, une cour de révision ne s’ingérera pas dans les conclusions factuelles tirées. Le caractère raisonnable de la décision de la SAI peut être compromis si « le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte »
: Vavilov, au para 126. Il s’agit là d’un seuil élevé : Makivik Corporation c Canada (Procureur général), 2021 CAF 184 au para 98. De plus, il faut veiller à ce que des arguments alléguant une omission de prendre en compte des éléments de preuve n’affaiblissent pas l’interdiction générale quant au fait d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur : Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 122.
[73] À mon avis, le demandeur n’a pas satisfait à ce seuil élevé en l’espèce. Un grand nombre des observations qu’il a formulées avaient trait au bien-fondé de la décision de la SAI, plutôt qu’à une préoccupation fondamentale à l’égard du raisonnement suivi par la SAI pour arriver à ses conclusions. Les observations écrites du demandeur, qui ont été complétées lors de la plaidoirie, concernaient principalement les faits et les inférences à tirer du dossier, dont la question de savoir si les motifs de la SAI établissaient validement un fondement objectif qui permettrait de conclure que le PNB avait exécuté les actes violents précis qui étaient survenus au cours de la période électorale de 2014, et ce, d’après des éléments de preuve clairs, crédibles et dignes de foi.
[74] Le rôle de la SAI lui conférait la latitude voulue pour tirer des conclusions de fait et des inférences, notamment à l’égard de la question de savoir si l’appel aux hartals était synonyme de violence et de décès ou de blessures graves, d’après la preuve au dossier (comme l’avaient également conclu d’autres décideurs avant elle), ainsi que de la question de savoir si la preuve répondait à la norme juridique qui est énoncée à l’article 33 de la LIPR. Les observations du demandeur ne m’ont pas convaincu que la SAI était contrainte par la preuve de tirer les conclusions relatives au PNB que proposait le demandeur ou que les conclusions de la SAI ne répondaient pas aux exigences juridiques des « motifs raisonnables de croire »
décrites dans les arrêts Mugesera et Mahjoub c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CAF 157, [2018] 2 RCF 344 (Mahjoub CAF) aux para 88-89. Je conclus donc qu’il n’y a pas lieu de modifier, au stade du contrôle judiciaire, les conclusions de fait ou les inférences que la SAI a tirées.
[75] Dans l’ensemble, je conclus que la SAI n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle dans les conclusions qu’elle a tirées au sujet des actes du PNB et de son intention spécifique, pour l’application de l’alinéa 34(1)c).
D.
Le lien temporel entre l’adhésion du demandeur et les actes du PNB au sens de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR
[76] Le demandeur a fait valoir que la SAI a commis une erreur en concluant qu’il était toujours membre du PNB après son arrivée au Canada en juin 2013 et qu’il ne l’était donc plus à l’époque où sont survenus les événements sur lesquels la SAI s’est fondée pour tirer ses conclusions en vertu du paragraphe 34(1). Il a fait remarquer que le PNB n’avait pas de liste de membres officielle et ne lui avait rien fourni pour montrer qu’il en était membre. Selon lui, il avait mis fin à ses liens avec le PNB, ou les avait nettement réduits, au cours de l’année précédant son départ à cause des voyages d’affaires qu’il avait faits à l’étranger. Il a ajouté qu’il était injuste de le tenir responsable des actes du PNB après son arrivée au Canada parce qu’il n’avait plus aucune affiliation ou aucun contact avec ce parti.
[77] Le demandeur a critiqué l’analyse que la SAI a faite du témoignage qu’il avait fait à l’enquête, où il avait déclaré qu’il croyait être peut-être encore membre du PNB. Il a indiqué que la SAI l’avait mal compris et avait cherché à clarifier ce qu’il [traduction] « voulait dire »
par les propos qu’il avait tenus à l’enquête.
[78] À cette fin, le demandeur a cherché à introduire des preuves supplémentaires dans le cadre de la présente demande, et ce, sous la forme de son affidavit daté du 19 janvier 2021. Ce document visait à préciser qu’il n’avait plus aucun lien avec le parti – il n’avait aucun contact avec des membres actifs ou inactifs du PNB et il n’avait rien fait pour le parti depuis son arrivée au Canada. Cependant, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, le dossier de preuve qui est soumis à la cour de révision se limite à celui que le décideur administratif avait en main. Une preuve dont le décideur ne disposait pas et qui concerne le bien-fondé de l’affaire n’est pas admissible dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire présentée à notre Cour : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 19; arrêt Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 42; arrêt Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 16, citant l’arrêt Sharma c Canada (Procureur général), 2018 CAF 48 au para 8. Il y a des exceptions à la règle générale : voir Perez, au para 16, et Association des universités, au para 20. À mon avis, les nouveaux éléments de preuve que présente le demandeur sur cette question ne peuvent être admis dans le cadre de la présente demande. Ces éléments concernent directement le bien-fondé de son adhésion au PNB, une question qui a été soulevée au tout début du formulaire de fondement de la demande d’asile du demandeur, au sujet duquel il a témoigné à l’enquête, et au sujet duquel la SAI a constaté des faits et rendu une conclusion. Le demandeur présente les nouveaux éléments de preuve pour contester la décision de la SAI, mais ces éléments ne peuvent pas être pris en compte dans le cadre de la présente demande.
[79] Pour ce qui est du fond des observations que le demandeur a soumises à notre Cour, je ne relève aucune erreur susceptible de contrôle de la part de la SAI.
[80] L’alinéa 34(1)f) de la LIPR exige que la personne concernée soit « membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé »
à quatre autres alinéas du paragraphe 34(1). Deux de ces autres alinéas font référence au fait de se livrer au terrorisme ou de se livrer à la subversion contre toute institution démocratique.
[81] Pour les besoins de la présente affaire, l’analyse des motifs de la SAI au regard de l’alinéa 34(1)f) comporte donc deux aspects étroitement liés : si le demandeur était membre de l’organisation, et l’existence de motifs raisonnables de croire que cette organisation se livrait, s’était livrée ou se livrerait ultérieurement au terrorisme à l’époque où le demandeur en était membre. Le premier aspect de la présente affaire ne suscite aucun débat. Les observations du demandeur ont été axées sur le second.
[82] Dans l’arrêt Gebreab c Canada (Sécurité publique et Protection civile), la Cour d’appel fédérale a décrété qu’il n’est pas requis pour pouvoir conclure à l’interdiction de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f) que les dates de l’adhésion d’un individu à une organisation correspondent aux dates auxquelles cette organisation a commis des actes de terrorisme ou un renversement par la force : 2010 CAF 274 au para 3 (confirmant 2009 CF 1213).
[83] Citant sa décision dans l’affaire Gebreab, la Cour d’appel fédérale a déclaré dans l’arrêt Harkat que l’alinéa 34(1)f) « n’exige pas la contemporanéité de l’appartenance à l’organisation et de la période durant laquelle des actes terroristes peuvent être attribués à ce groupe »
: Harkat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CAF 122 au para 35.
[84] Notre Cour a par la suite rendu un certain nombre de décisions sur le lien temporel qui existe entre l’adhésion d’un demandeur à une organisation et les dates auxquelles cette organisation se livre au terrorisme : El Werfalli c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 612, [2014] 4 RCF 673 aux para 61 à 78; Mahjoub (Re), 2013 CF 1092 au para 49; Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 189 aux para 13-20 (Chowdhury 2017); Abdullah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 949 au para 29; et Chowdhury 2022, aux para 14-21.
[85] En l’espèce, il n’est pas contesté que le demandeur était membre du PNB et de son aile étudiante, dès le début de 1999. La SAI a fait remarquer que le demandeur avait déclaré dans sa demande d’asile, en 2014, qu’il était un « haut responsable »
du PNB et qu’il n’avait pas indiqué à ce moment qu’il avait quitté le PNB plus tôt. La SAI a fait remarquer qu’après que les procédures en matière d’interdiction de territoire avaient été engagées à l’encontre du demandeur en raison de son appartenance au PNB, celui-ci avait « revu sa participation à la baisse »
: il avait minimisé sa participation, malgré les rôles qu’il avait joués et il avait tenté de repousser son adhésion à 2012. La SAI a reconnu que le demandeur avait indiqué qu’il s’était trouvé à l’extérieur du pays pendant une bonne partie de l’année 2012, qu’il avait été moins actif au sein du parti à partir de 2012 et qu’il n’avait eu aucun contact avec le parti depuis son arrivée au Canada en juin 2013. La SAI a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que le témoignage du demandeur soit cohérent et que ce dernier n’avait pas donné d’explications raisonnables « quant à cette description et à cette chronologie changeantes »
. La SAI a préféré retenir ce que le demandeur avait déclaré au départ dans sa demande d’asile, présentée à un moment plus rapproché de son adhésion au PNB.
[86] Dans la présente demande, le demandeur a essentiellement cherché à plaider de nouveau l’exactitude de ses conclusions. Cependant, il n’a pas établi que la SAI avait fait abstraction d’une preuve importante, ou qu’elle avait omis d’en tenir compte comme il faut. Même si le demandeur a tenté de mettre en doute l’analyse de la SAI au sujet de son témoignage, à savoir qu’il était peut-être encore membre du PNB, les conclusions auxquelles la SAI est arrivée relevaient de sa compétence en tant que juge des faits et décideur.
[87] Plus loin dans ses motifs, la SAI a procédé à une analyse détaillée du lien temporel entre l’adhésion du demandeur au PNB et les dates auxquelles ce parti avait commis des actes de terrorisme ou de subversion par la force. La SAI a fait référence à des décisions de notre Cour et de la Cour d’appel fédérale. Elle a tiré une série de conclusions, dont une principale et plusieurs autres subsidiaires.
[88] La SAI a conclu principalement qu’étant donné qu’elle avait jugé que le demandeur était membre du PNB et que celui-ci était une organisation qui s’était livrée à des actes de terrorisme, il n’était plus nécessaire de lier les deux, citant à cet égard l’arrêt Gebreab.
[89] Subsidiairement, s’il s’agissait là d’une erreur, a conclu la SAI, il existait un lien temporel entre l’adhésion du demandeur et les actes de terrorisme auxquels il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB s’était livré. La SAI a pris acte de la preuve du demandeur, mais elle a signalé que celui-ci n’avait pas déclaré qu’il avait quitté le PNB ou mis fin à son adhésion et qu’il avait simplement dit dans sa demande d’asile que son adhésion avait pris fin parce qu’il voyageait à l’étranger et était moins actif au sein du parti. Elle a toutefois souligné que le demandeur avait déclaré qu’il croyait être encore membre du parti sept ans après son arrivée au Canada, ce qui établirait aussi un lien entre les actes perpétrés de 2013 à 2015 et son adhésion. La SAI a conclu qu’il n’y avait pas grand-chose qui laissait entrevoir que le demandeur n’était plus membre du PNB quand il était parti pour le Canada en 2013. Il avait fallu attendre plus d’un an plus tard, et au moment de présenter sa demande d’asile, pour qu’il déclare pour la première fois que son adhésion avait pris fin.
[90] La SAI a fait référence au témoignage fait par le demandeur en 2018, à savoir qu’il était probablement encore membre du parti et que, à l’époque des incidents violents survenus entre l’automne de 2013 et le début de 2014, il était simplement en voyage d’affaires ici au Canada et donc juste temporairement absent du Bangladesh. La SAI a conclu que, dans ce contexte, il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre du PNB pendant la période qui avait précédé et suivi les élections de janvier 2014.
[91] Subsidiairement encore, la SAI a jugé que même si l’adhésion du demandeur avait pris fin en 2013 quand il était venu au Canada, le PNB s’était livré, durant sa période d’adhésion, à des actes qui étaient suffisants pour conclure qu’il était en était membre au sens de l’alinéa 34(1)f). La SAI a fait référence à un article daté d’avril 2013 qui faisait état d’un hartal exécuté par une alliance de l’opposition menée par le PNB, et où il était question de bombes artisanales et de piqueteurs attaquant des véhicules. Cette preuve concordait avec un autre article daté de décembre 2012 qui relatait que le PNB et ses alliés exigeaient déjà la mise en place d’un gouvernement intérimaire pour superviser la prochaine élection, en recourant à des hartals impliquant des autobus incendiés ou endommagés et l’explosion de bombes artisanales (sans blessés toutefois). Elle a conclu que l’exécution violente des hartals et des blocus du PNB, à l’époque où le demandeur en était membre, comportait des actes destinés à causer des morts ou des blessures corporelles graves parmi la population civile, dans le but d’intimider la population et de contraindre les gouvernements à agir, créant ainsi le lien nécessaire entre les actes proprement dits et le moment de son adhésion. La SAI a de plus fait référence aux actions violentes systématiques qui sont survenues au cours de la période antérieure et postérieure aux élections parlementaires au Bangladesh depuis les années 1990.
[92] La SAI a de plus décrété que s’il était exigé qu’il y ait un lien temporel entre les motifs raisonnables de croire que le PNB se livrerait dans l’avenir au terrorisme et l’adhésion du demandeur, il y avait des motifs raisonnables de croire que de tels actes avaient été commis pendant la période d’adhésion qu’il avait déclarée et il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB se livrerait à des actes qui causeraient intentionnellement des lésions corporelles graves ou des décès parmi la population civile, compte tenu de la tendance générale à commettre des actes de violence en période électorale, assortie de hartals et de blocus exécutés de manière brutale dans le contexte des élections à venir.
[93] En ce qui concerne la dernière analyse de la SAI, le demandeur a fait valoir que même s’il a été [traduction] « fait référence en passant »
à des preuves documentaires d’actes de violence qui coïncidaient avec sa période d’adhésion au parti, cette preuve n’a été soumise à aucune [traduction] « analyse sérieuse »
et n’a pas semblé servir de fondement à la conclusion d’interdiction de territoire de la SAI. Il a également soutenu que l’analyse de ces incidents n’a pas suffi pour montrer l’existence d’une intention spécifique et que la SAI était tenue d’étayer plus solidement son analyse et n’a fait référence à aucun incident précis qui liait le PNB aux actes de violence. Il a fait valoir qu’à l’époque où son adhésion a pris fin, en 2012 ou en 2013, il n’y avait aucun motif raisonnable de croire que le PNB s’était livré, se livrait ou se livrerait au terrorisme (citant El Werfalli et Chowdhury 2017).
[94] Dans ses observations, le défendeur a considéré de manière très large la portée de l’alinéa 34(1)f), faisant valoir que l’analyse ne comportait aucun élément temporel et que les décisions que la Cour avait rendues dans les affaires El Werfalli et Chowdhury 2017 n’avaient pas clarifié ou différencié la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Gebreab au sujet de la question du lien temporel. Pour ce qui était des motifs de la SAI, le défendeur a fait valoir que la SAI a tiré deux conclusions définitives à l’encontre du demandeur : i) il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il était membre du PNB pendant la période qui avait précédé et suivi les élections de janvier 2014 au Bangladesh et ii) il y avait des actes auxquels le PNB s’était livré pendant la période d’adhésion déclarée par le demandeur qui auraient été suffisants pour conclure que celui-ci était interdit de territoire en vertu de l’alinéa 34(1)f). Quelle que soit la date de fin de l’adhésion que l’on pouvait choisir, il y avait un lien temporel entre l’adhésion du demandeur et le terrorisme auquel se livrait le PNB.
[95] À mon avis, compte tenu des constatations factuelles et des couches de conclusions de la SAI à propos du lien temporel, ainsi que des décisions de la Cour d’appel fédérale dans les arrêts Gebreab et Harkat, la SAI n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle. Elle a jugé (en citant l’arrêt Gebreab) qu’après avoir conclu que le demandeur était membre du PNB et que ce parti était une organisation qui s’était livrée à des actes de terrorisme, il n’était plus nécessaire de lier les deux. Un aspect important de ma conclusion est que, comme je l’ai déjà signalé, la SAI a conclu au vu de la preuve que l’adhésion du demandeur au PNB n’avait pas pris fin en 2013, comme il le prétendait. Elle a conclu qu’il en était probablement toujours membre en 2018 et, plus précisément, qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’il en avait été membre pendant la période qui avait précédé et suivi les élections de janvier 2014.
[96] Bien que cette conclusion suffise pour conclure l’analyse de cette question, je vais maintenant traiter des arguments supplémentaires du demandeur.
[97] Invoquant les décisions El Werfalli et Chowdhury 2017, le demandeur a soutenu qu’une personne ne tombe pas sous le coup de l’alinéa 34(1)f) si elle a été membre, mais a cessé de l’être, d’une organisation avant l’époque où il y a des motifs raisonnables de croire que cette organisation se livrait, s’était livrée ou se livrerait dans l’avenir au terrorisme. Je conviens avec le défendeur que la SAI a expressément conclu à l’existence d’un double lien entre l’adhésion du demandeur au PNB et les actes de terrorisme actuels ou passés de cette organisation (c’est-à-dire qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’au cours de la période d’adhésion du demandeur le PNB s’était livré ou se livrait au terrorisme) et entre son adhésion et de futurs actes de terrorisme (c’est-à-dire qu’il y avait des motifs raisonnables de croire qu’au cours de sa période d’adhésion le PNB se livrerait au terrorisme plus tard).
[98] Le demandeur a contesté ces deux conclusions. Il a soutenu qu’il n’y avait pas assez de faits et de preuves à l’appui de la conclusion que le PNB s’était livré à des actes de terrorisme avant son arrivée au Canada, en juin 2013. Il a de plus soutenu que lorsqu’il vivait au Bangladesh, il était un membre d’un rang relativement peu élevé du PNB, exerçant les fonctions de vice-président d’une unité villageoise rurale du PNB, et qu’il n’avait aucune connaissance de ce qui se passait ou des décisions que prenait la direction. Cela étant, il n’y avait aucun lien entre son adhésion et les actes de terrorisme parce qu’il n’aurait pas pu raisonnablement prévoir que l’organisation se livrerait au terrorisme dans les années qui suivraient la fin de son adhésion (c.-à-d., en 2014).
[99] Pour ce qui est du premier point, la SAI a fait des constatations précises quant aux actes de violence qu’elle imputait au PNB. Comme je l’ai déjà mentionné, la SAI a expressément jugé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était membre du PNB pendant la période qui avait précédé et suivi les élections de janvier 2014. Sur ce fondement et compte tenu du reste de son analyse, je ne puis conclure qu’il était déraisonnable de trouver un lien entre l’adhésion du demandeur au PNB et les actes de terrorisme présents ou passés de cette organisation, selon la norme requise des « motifs raisonnables de croire »
. Il n’est donc pas important de savoir si les actes commis, selon la SAI, avant le milieu de l’année 2013 étaient suffisamment solides ou convaincants pour montrer que le PNB se livrait au terrorisme, comparativement aux actes qui avaient eu lieu quelques mois plus tard, au cours de la période précédant directement les élections prévues de 2014.
[100] Le second argument du demandeur est tombé lui aussi à côté de la cible. Rien n’exige qu’une personne ait été membre de manière active ou participative à une organisation aux fins de l’alinéa 34(1)f), ou que cette personne ait activement pris part aux actes répréhensibles de l’organisation que vise cette disposition : Mahjoub CAF, aux para 91-97; Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, [2016] 1 RCF 428 aux para 22-27; Poshteh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 85 aux para 26-32; Al Ayoubi, aux para 21-22; ainsi que Foisal, au para 11. Le facteur pertinent est l’adhésion du demandeur. De plus, la question n’est pas de savoir si le demandeur lui-même aurait pu raisonnablement prévoir en 2012 ou au début de 2013 que le PNB se livrerait au terrorisme. À mon avis, la question qu’implique l’alinéa 34(1)f) consiste à savoir s’il y avait des motifs raisonnables de croire que l’organisation se livrerait au terrorisme à l’époque où l’adhésion du demandeur a censément pris fin. La SAI a conclu que c’était le cas, et il s’agissait là d’une conclusion à laquelle il lui était loisible d’arriver.
[101] Dans l’ensemble, je conclus que le demandeur n’a pas établi que la SAI a commis une erreur dans son analyse du lien temporel entre l’adhésion du demandeur au PNB et les actes terroristes de ce parti.
IV.
Les allégations d’iniquité procédurale
[102] Le demandeur a fait valoir que la SAI l’a privé d’équité procédurale parce qu’elle n’a pas traité de son argument subsidiaire selon lequel, en 2018, la nature et les activités du PNB avaient fondamentalement changé. Il a ajouté que l’implication du PNB dans les actes allégués de terrorisme en 2014 a été de courte durée, non coordonnée et accessoire à ses activités politiques légitimes. Comme l’organisation a fondamentalement changé aux environs de 2018, elle était exclue de la portée de l’alinéa 34(1)f). Il a fait référence à l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 127-128, ainsi qu’à des facteurs qui, à son avis, rehaussaient les exigences en matière d’équité procédurale relativement à la décision de la SAI, comme l’importance de la décision pour le reste de sa vie, l’incidence d’un éventuel retour au Bangladesh et l’obligation qu’avait la SAI de fournir des motifs écrits (citant l’article 169 de la LIPR).
[103] Le défendeur a exprimé l’avis qu’il n’incombait pas à la SAI de traiter du moindre argument qu’avançait le demandeur. Il a fait valoir que la SAI a assuré un processus juste et équitable et a fourni des motifs exhaustifs, totalisant 138 paragraphes et 128 notes de bas de page, qui répondaient aux observations que le demandeur avait faites. De plus, dans sa décision, la SAI a explicitement examiné la question précise du récent changement dans la nature du PNB après 2018, tout comme les observations du demandeur sur ce point.
[104] Le défendeur a également soutenu que, en substance, l’argument qu’invoquait le demandeur était un désaccord avec l’observation de la SAI selon laquelle, en s’orientant vers une nouvelle optique pacifiste à l’égard des visées politiques de l’opposition, le PNB reconnaissait implicitement aussi que ses appels antérieurs aux hartals et aux blocus étaient en fait des appels à la violence. Dans ce contexte, la question que soulevait le demandeur n’avait pas trait à l’équité procédurale.
[105] Lorsqu’elle procède à un examen de l’équité procédurale, la Cour détermine si la procédure a été équitable, eu égard à l’ensemble des circonstances, en mettant l’accent sur la nature des droits substantiels en cause ainsi que sur les conséquences pour la ou les personnes touchées : Gordillo c Canada (Procureur général), 2022 CAF 23 au para 63; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46-47; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121, surtout aux para 49 et 54; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817.
[106] À mon avis, la SAI n’a pas privé le demandeur d’équité procédurale. Premièrement, je conviens avec le défendeur que la SAI a bel et bien traité de la question soulevée par le demandeur, mais peut-être pas comme celui-ci l’aurait préféré. Dans ses motifs, la SAI a reconnu que les actions récentes du PNB dénotaient un changement d’optique, dont des appels explicites à la non-violence, « ce qui n’était pas mentionné à propos de ses actions précédentes »
. La SAI a conclu que ce « changement revient presque implicitement à reconnaître que les appels aux hartals et aux blocus sont en eux-mêmes des appels à la violence »
. De l’avis de la SAI, même si l’orientation récente vers des tactiques pacifistes semblait être un pas en avant positif pour le PNB et pour la vie politique au Bangladesh, cela n’absolvait pas le PNB de ses actes antérieurs.
[107] Deuxièmement, je ne suis pas convaincu que la question qu’a soulevée le demandeur est, à strictement parler, une question d’équité procédurale principalement. Ses observations étaient fondées sur l’arrêt Vavilov, aux paragraphes 127-128, qui avaient trait à l’examen de questions de fond (des questions néanmoins liées aux principes d’équité procédurale sous-jacents). Les principes de la justification et de la transparence exigent que les motifs du décideur tiennent compte des questions et des préoccupations centrales que soulèvent les parties : Vavilov, au para 127. À mon avis, c’est ce que la SAI a fait à l’égard de cette question.
[108] Troisièmement, le droit qu’invoque le demandeur n’est pas de son côté. Les décisions que la Cour d’appel fédérale a rendues dans les affaires Gebreab et Harkat n’étayent pas son argument : Gebreab, au para 3; Harkat, au para 35. De plus, les affaires qu’il a citées se distinguent de la présente espèce. Dans la décision El Werfalli, la Cour a statué que la SI avait omis d’examiner s’il existait un lien entre le demandeur, au moment de son adhésion, et l’implication future de l’organisation dans le terrorisme après le départ du demandeur – une chose que la SAI a expressément examinée en l’espèce : voir El Werfalli, aux para 59-62 et 105. Dans la présente affaire, la SAI a également jugé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB, à l’époque où le demandeur en était membre, se livrerait au terrorisme ultérieurement : El Werfalli, aux para 74-78. La seconde affaire, Kozonguizio c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 308, n’aide pas non plus la cause du demandeur. Dans cette dernière, le demandeur s’était joint à l’organisation fort peu de temps après que celle-ci avait attaqué le gouvernement de la Namibie et il n’y avait aucune preuve qu’elle avait jamais déposé les armes pour poursuivre ses objectifs de manière non violente : Kozonguizio, au para 26. La Cour a rejeté la demande de contrôle judiciaire. Enfin, dans l’affaire Chwah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1036, une milice avait renoncé au terrorisme avant que le demandeur joigne ses rangs. Cette renonciation avait transformé l’organisation et, en fait, avait rompu le lien qu’on aurait pu tirer entre l’adhésion ultérieure du demandeur et l’implication antérieure de l’organisation dans le terrorisme, car celle-ci n’était plus du genre à tomber sous le coup de l’alinéa 34(1)f). Dans la présente affaire, le prétendu changement avait eu lieu après que le demandeur était déjà membre du PNB et après que le parti s’était livré aux activités considérées par la SAI comme terroristes. De plus, le PNB n’avait pas renoncé à sa conduite antérieure (dans le meilleur des cas, il avait cessé de faire certaines choses qu’il faisait auparavant) et l’organisation n’avait subi aucune transformation, comme cela était le cas dans l’affaire Chwah.
[109] En conséquence, je conclus que le demandeur n’a pas établi qu’il y a eu un manquement à l’équité procédurale pour le motif allégué.
V.
Conclusion et questions dont la certification est proposée
[110] La demande sera donc rejetée.
[111] Le demandeur n’a pas proposé de questions à certifier avant qu’il présente ses observations orales devant notre Cour, et il ne s’est donc pas conformé aux Lignes directrices sur la pratique dans les instances intéressant la citoyenneté, l’immigration et les réfugiés (les Lignes directrices) de la Cour, qui sont datées du 5 novembre 2018. Comme le défendeur l’a fait remarquer, le demandeur a eu amplement l’occasion de soulever et de présenter des observations sur d’éventuelles questions à certifier longtemps avant la date de l’audience. Il a déposé son mémoire supplémentaire à la fin de mai 2021. L’audience initiale, prévue pour juin 2021, a été reportée. L’audience a eu lieu en octobre 2021. Le demandeur a fait état d’éventuelles questions à certifier à l’audience et il les a ensuite révisées et complétées (notamment en y intégrant une question supplémentaire) au moyen d’une lettre présentée quelques jours plus tard. Tout cela soulève des doutes quant au non-respect des Lignes directrices sur la pratique et à l’équité envers le défendeur. Cela dit, dans une affaire comme celle-ci, qui pourrait avoir une incidence marquée sur une personne, il est dans l’intérêt de la justice de veiller à ce que les questions importantes qui tombent sous le coup de l’alinéa 74d) de la LIPR soient examinées par la Cour d’appel fédérale si on les soulève. Le défendeur a eu la possibilité de répondre par écrit aux positions adoptées par le demandeur à l’égard des questions proposées aux fins de certification. Compte tenu également des conclusions que j’ai tirées, je vais examiner ces questions.
[112] Voici les questions que le demandeur a proposées :
Si l’
« intention spécifique »
de se livrer au terrorisme peut être imputée à une organisation pour satisfaire aux éléments requis au paragraphe 34(1) de la LIPR, en se fondant principalement sur la conclusion que les têtes dirigeantes de l’organisation auraient dû savoir qu’il y aurait vraisemblablement des décès ou des blessures graves parmi la population civile si l’organisation se livrait à l’exercice de ses fonctions politiques légitimes, comme les hartals?S’il est possible de satisfaire aux éléments requis au paragraphe 34(1) de la LIPR en faisant uniquement état d’un acte général de l’organisation, comme un appel à un hartal, sans préciser l’acte violent en question, la victime, l’auteur et le moment et l’endroit où cet acte violent a eu lieu, ou s’il n’est pas établi qu’une organisation précise s’est livrée au prétendu acte violent en question?
Si une organisation est exclue de la portée du paragraphe 34(1) au motif que son implication dans les prétendus actes terroristes était de courte durée, non coordonnée et accessoire à ses activités politiques légitimes et que cette organisation a fondamentalement changé et est revenue à ses activités politiques légitimes sous une nouvelle direction et un nouveau mandat?
[113] Pour être certifiée en vue d’un appel en vertu de l’alinéa 74d) de la LIPR, une question proposée doit être une « question sérieuse »
qui i) est déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcende les intérêts des parties et iii) soulève une question ayant des conséquences importantes ou de portée générale : Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, [2018] 2 RCF 229 au para 36. De plus, une question certifiée doit être « une question qui a été soulevée et qui a été examinée dans la décision d’instance inférieure »
: Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Zazai, 2004 CAF 89 au para 12; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kassab, 2020 CAF 10 au para 72; Lewis, au para 46.
[114] Dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 [2018] 3 RCF 674, le juge Laskin a expliqué, au paragraphe 46, que le critère énoncé dans l’arrêt Lewis :
[…] signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).
[115] La prémisse d’une question certifiée doit être pleinement conforme aux faits de l’affaire : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Galindo Camayo, 2022 CAF 50 au para 34.
[116] Enfin, une question certifiée doit être posée d’une manière qui tient compte de la norme de contrôle appropriée et qui la lie à la décision faisant l’objet du contrôle : Galindo Camayo, aux para 35, 44-45. Le mode de rédaction qu’envisage l’arrêt Galindo Camayo garantit que la question est formulée de façon à traiter d’un point qui est soulevé dans la décision elle-même et qui pose une question importante de portée générale (comme une question de droit), plutôt qu’une question abstraite ou une question qui est axée sur les faits particuliers de l’affaire : Galindo Camayo, aux para 40 et 45.
[117] Application faite de ces principes, je conclus que la première question proposée n’est pas certifiable. Dans sa décision, la SAI n’a pas conclu que le PNB « aurait dû savoir »
qu’il surviendrait vraisemblablement des décès ou des blessures graves. Les conclusions qu’elle a tirées sur l’intention étaient nettement plus claires que la question proposée ne le donne à penser. La question proposée n’est pas fondée sur une question qui figure dans la décision de la SAI et n’est donc pas certifiable.
[118] La deuxième question proposée qualifie certains faits d’une manière que la SAI n’a pas adoptée (un appel « général » à un hartal, par opposition à une prétendue exigence de montrer des actes « précis », l’auteur, la victime, le moment et l’endroit). Elle adopte aussi, à propos de la spécificité des preuves requises en vertu de l’article 33 et de l’alinéa 34(1)f), une position juridique qui n’exerçait aucune contrainte sur la décision de la SAI, car cette position ne figure pas dans l’arrêt Mugesera ou dans la jurisprudence que le demandeur a citée. La SAI a reconnu que le ministre devait montrer qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que les actes précis du PNB équivalaient à des actes terroristes et que des allégations globales montrant l’existence générale d’actes de violence sans lien direct entre le PNB et ces actes n’étaient pas suffisantes, ce qui était la position du demandeur au moment où il avait présenté ses observations écrites à la SAI. Le raisonnement de la SAI n’acceptait ou ne contenait pas l’une des deux positions dichotomiques que comporte la question proposée. À mon avis, un appel sur cette question dépendrait des faits particuliers de l’affaire. Pour ces raisons, la deuxième question proposée n’est pas certifiable.
[119] La troisième question proposée repose en partie sur la position du demandeur selon laquelle les prétendus actes terroristes étaient de courte durée, non coordonnés et accessoires aux activités politiques légitimes du PNB, une position qui a été débattue devant notre Cour et rejetée par la SAI au vu des faits. Dans le même ordre d’idées, la SAI n’a pas conclu que le PNB avait fondamentalement changé et était revenu à ses activités politiques légitimes sous une nouvelle direction et un nouveau mandat. Il s’agissait plutôt de la position du demandeur. Un appel portant sur ces questions ne ferait que donner au demandeur une occasion de plaider à nouveau sa position selon laquelle la SAI a commis une erreur sur le fond. Ces questions n’étayent pas la présentation d’une question certifiée à la Cour d’appel fédérale en l’espèce.
[120] Pour ces raisons, aucune des questions que le demandeur a proposées ne sera certifiée en vue d’un appel.
JUGEMENT dans le dossier IMM-5524-20
LA COUR ORDONNE :
La demande est rejetée.
Aucune question n’est certifiée en vertu de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.
« Andrew D. Little »
Juge
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-5524-20
|
INTITULÉ :
|
MD ALMAMUN OPU c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
TORONTO (Ontario)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 19 OCTOBRE 2021
|
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :
|
LE JUGE A D. LITTLE
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 4 MAI 2022
|
COMPARUTIONS :
Washim Ahmed
Obaidul Hoque
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Nicholas Dodokin
|
POUR LE DÉFENDEUR
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Washim Ahmed
OWSC LAW
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR
|
Nicholas Dodokin
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR
|