Date : 20220505
Dossier : IMM-1904-20
Référence : 2022 CF 662
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 5 mai 2022
En présence de madame la juge Fuhrer
ENTRE :
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RAIHAN HALIMI
POURAN HALIMI
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demanderesses
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Les demanderesses sont deux sœurs citoyennes de l’Afghanistan. Elles craignent d’être persécutées en raison de leur sexe et ont présenté des demandes de résidence permanente au Canada fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Un agent de migration [l’agent] a rejeté leurs demandes. Elles sollicitent maintenant le contrôle judiciaire des décisions de l’agent.
[2] Les parties ne contestent pas que la principale question à trancher en l’espèce est celle de savoir si les décisions de l’agent sont raisonnables. La norme de contrôle présumée s’appliquer est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10. Je conclus qu’aucune des situations permettant de réfuter une telle présomption ne s’est présentée en l’espèce.
[3] Pour qu’une décision soit à l’abri d’une intervention de la Cour, elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision peut être déraisonnable si le décideur a mal interprété la preuve dont il disposait ou s’il n’a pas tenu compte ou traité adéquatement des questions et des arguments clés ou principaux formulés par les parties : Vavilov, aux para 125-127. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.
[4] Je conclus que les demanderesses se sont acquittées du fardeau qui leur incombait dans les circonstances. Pour les motifs qui suivent, j’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.
II.
Le contexte
[5] Les demanderesses ont étudié la médecine en Russie, mais elles résident maintenant en Afghanistan.
[6] Le père des demanderesses, qui est le fondateur et l’exploitant d’une organisation non gouvernementale [une ONG] et d’une société du secteur de la construction, a travaillé avec plusieurs organisations internationales dans divers projets financés depuis l’étranger. Ces projets étaient tous conçus par l’OTAN, des organisations affiliées à l’OTAN, des organismes d’aide internationale ou le gouvernement afghan.
[7] En mars 2014, le père des demanderesses a commencé à recevoir des menaces de la part des talibans. À partir de juin 2015, les talibans ont exigé des paiements d’un montant considérable à titre d’amende. Le père des demanderesses a également reçu plusieurs autres lettres de menaces dans lesquelles il était accusé d’aider des étrangers et de travailler contre les principes de l’islam. Ne pouvant obtenir le soutien de la police à long terme, le père des demanderesses a quitté le pays en décembre 2015.
[8] En janvier 2016, le père des demanderesses a appris que des hommes armés avaient fait irruption dans le domicile familial en Afghanistan. Ces hommes étaient à sa recherche et ont menacé de tuer sa famille s’ils ne mettaient pas la main sur lui. Après cet événement, le père des demanderesses a demandé à sa famille de déménager dans une autre ville.
[9] Le père des demanderesses est finalement arrivé à Toronto en février 2016. Il a ensuite présenté une demande d’asile, et le statut de réfugié lui a été accordé en janvier 2017. Il a également présenté une demande de résidence permanente [la RP] pour lui-même et pour les personnes à sa charge à l’extérieur du Canada, soit son épouse et ses sept enfants, dont les demanderesses.
[10] Lorsque leur père a présenté sa demande, les demanderesses étaient dans la mi-vingtaine et étudiaient toujours en Russie. Elles ont obtenu leur diplôme en juin 2018, puis ont suivi des cours pour se préparer à des examens d’admission en Afghanistan. Leurs parents payaient entièrement leurs études et leurs dépenses. En outre, les demanderesses ont œuvré activement et bénévolement en faveur des droits des femmes et des enfants en Afghanistan par l’entremise d’une organisation locale appelée Voice of Women Organization.
[11] En février 2019, l’agent a envoyé au père des demanderesses une lettre d’équité procédurale [la LEP] dans laquelle il l’avertissait que les demanderesses n’étaient pas des enfants à charge admissibles parce qu’elles avaient plus de 19 ans lors du dépôt de la demande de RP (c’est-à-dire entre le 1er août 2014 et le 24 octobre 2017).
[12] En avril 2019, l’avocat des demanderesses a répondu à la LEP en présentant des observations écrites et des documents à l’appui d’une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. (Les dispositions pertinentes en l’espèce sont reproduites à l’annexe A ci-dessous.) L’agent a rendu des décisions presque identiques le 15 janvier 2020 [les décisions contestées] dans lesquelles il a conclu que les considérations d’ordre humanitaires ne justifiaient pas de lever tout ou partie des critères et obligations applicables prévus dans la LIPR.
III.
Analyse
[13] Je conclus que la question déterminante en l’espèce est celle du caractère déraisonnable de la décision qu’a prise l’agent de rejeter la demande des demanderesses fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en raison du défaut d’analyser le risque que la séparation d’avec leur famille ferait peser sur les demanderesses en Afghanistan.
[14] Les demanderesses reconnaissent dans leurs observations qu’elles n’ont pas la qualité d’enfants à charge visés à l’article 116 et à l’alinéa 117(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, et au paragraphe 12(1) de la LIPR. Elles ont déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire afin d’être dispensées des exigences de ces dispositions.
[15] Je juge inappropriée la tentative des demanderesses de revenir, à l’audition de la présente affaire, sur la question de savoir si elles sont des « enfants à charge »
(au sens de l’article 2 de la LIPR) en s’appuyant sur la décision de la Cour dans l’affaire Mukilankoy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 161 [Mukilankoy]. Les observations de la Cour (au para 43) selon lesquelles « [t]out facteur démontrant que le demandeur d’un visa de résident permanent n’est pas indépendant même s’il a atteint l’âge de 19 ans mérite donc une attention particulière »
doivent être interprétées dans leur contexte.
[16] Dans la phrase précédente au paragraphe 43 de la décision Mukilankoy, la Cour attire précisément l’attention sur l’exclusion relative à l’âge dans la définition, à savoir qu’une personne demeure un enfant à charge, même si elle a 19 ans ou plus, si elle est financièrement dépendante du fait de son état physique ou mental. Au paragraphe suivant, la Cour conclut que le décideur n’a pas tenu compte de la raison pour laquelle les demandeurs dans cette affaire n’étaient pas entièrement autonomes, c’est-à-dire les séquelles socioaffectives résultant de leur enfance précaire.
[17] Bien que la preuve des demanderesses indique qu’elles n’ont pas cessé de dépendre financièrement de leurs parents, je conclus que rien en l’espèce n’indique qu’un problème de santé physique ou mentale (par opposition à des normes ou à des contraintes sociétales) les empêche d’être financièrement autonomes. Plus précisément, je ne suis pas convaincue que la conclusion de l’agent selon laquelle les demanderesses n’ont pas démontré qu’elles dépendaient de leur famille, sauf peut-être financièrement, était, en soi, déraisonnable dans les circonstances.
[18] Cela dit, je suis d’avis que l’agent n’a pas analysé le risque que fait peser sur les sœurs le fait de demeurer seules en Afghanistan quand le reste de leur famille émigre au Canada. Dans les observations de la partie demanderesse présentées en réponse à la LEP, il est expliqué que, selon la preuve, [traduction] « la vie, la liberté et la sécurité des deux sœurs seraient sérieusement menacées, car elles seraient deux jeunes femmes célibataires laissées sans protection en Afghanistan »
. L’agent n’a pas analysé ni même mentionné ce risque dans les décisions.
[19] La situation en Afghanistan a changé depuis que les talibans ont renversé le gouvernement afghan en août 2021 et repris le contrôle du pays, mais je suis bien consciente que la Cour doit examiner le caractère raisonnable des décisions à la lumière de la situation qui, d’après la preuve produite, prévalait au moment où les décisions contestées ont été rendues, soit le 15 janvier 2020.
[20] À la date des décisions contestées, l’agent a reconnu d’emblée [traduction] « que les violations des droits de la personne étaient systémiques et que l’inégalité des sexes persistait en Afghanistan »
. En outre, la documentation objective présentée par les demanderesses met en évidence le risque auquel sont exposées les femmes privées du soutien d’un homme en Afghanistan. Les femmes qui semblent transgresser les normes sociales sont victimes de stigmatisation sociale et de discrimination générale, et leur sécurité est compromise. Les demanderesses ont étudié la médecine et continuent d’obtenir des qualifications dans leur domaine, mais la preuve objective indique que le fait de travailler pourrait compromettre leur sécurité si elles vivaient seules. Les décisions ne traitent pas de ce fait.
[21] L’agent, bien qu’il ait reconnu que des violations des droits de la personne étaient commises et que l’inégalité des sexes persistait en Afghanistan, a plutôt mentionné que les demanderesses avaient pu vivre pendant de longues périodes à l’étranger sans leur famille, c’est-à-dire sans bénéficier de la protection directe de leur père. Or, le fait qu’elles aient pu vivre sans cette protection à l’extérieur de l’Afghanistan ne montre pas, à mon avis, qu’elles le pourraient également en Afghanistan. Je conclus que l’agent s’est indûment concentré et appuyé sur les expériences des demanderesses à l’étranger plutôt que d’analyser, en tenant compte de la documentation objective, la situation potentiellement vulnérable qui les attendrait si elles devaient être séparées de leur famille. Bref, comparer la situation qui les attendrait en tant que femmes seules et sans soutien en Afghanistan à la situation qu’elles ont connue pendant leurs études en Russie est déraisonnable et justifie une intervention de la Cour.
IV.
Conclusion
[22] Pour les motifs qui précèdent, j’accueille donc la demande de contrôle judiciaire des demanderesses. Les décisions sont annulées, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent ou décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue.
[23] Ni les demanderesses ni le défendeur n’ont proposé de question à certifier, et je conclus que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1904-20
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire des demanderesses est accueillie;
Les décisions datées du 15 janvier 2020 sont annulées, et l’affaire doit être renvoyée à un autre agent de migration ou décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue;
Il n’y a aucune question à certifier.
« Janet M. Fuhrer »
Juge
Traduction certifiée conforme
N. Belhumeur
Annexe A : Dispositions pertinentes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-1904-20
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INTITULÉ :
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RAIHAN HALIMI POORAN HALIMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 25 AVRIL 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE FUHRER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 5 MAI 2022
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COMPARUTIONS :
Djawid Taheri
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POUR LES DEMANDERESSES
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Leanne Briscoe
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Djawid Taheri
Taheri Law Office
Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDERESSES
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Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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