Dossier : T-445-19
T-446-19
Référence : 2022 CF 643
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 3 mai 2022
En présence de monsieur le juge Mosley
ENTRE : |
ADELEKE KESHINRO |
demandeur |
et |
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Introduction
[1] La Cour est saisie de deux demandes de contrôle judiciaire, présentées en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, à l’égard de décisions rendues par la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale. Dans les décisions en cause, la division d’appel a rejeté les demandes de permission de faire appel de deux décisions par lesquelles la division générale du Tribunal de la sécurité sociale avait rejeté les demandes de prestations d’emploi pendant un congé de maladie et un congé parental du demandeur.
[2] Le demandeur a présenté ces demandes sans bénéficier des services d’un avocat, comme il y avait droit selon les règles de la Cour. Malheureusement, les documents qu’il a déposés reflètent sa méconnaissance des principes juridiques et des procédures. Notamment, les affidavits qu’il a présentés à l’appui de ses demandes contiennent de l’information qui n’avait pas été portée à la connaissance du Tribunal lorsqu’il a rendu ses décisions. Au moment où les affaires ont été mises au rôle pour instruction, le demandeur a sollicité et obtenu plusieurs ajournements, pour différentes raisons, avec le consentement du défendeur. L’audience a été fixée péremptoirement au 31 mars 2022. Cependant, un avocat s’est présenté ce jour-là en annonçant qu’il venait d’être mandaté; il a demandé un ajournement pour pouvoir prendre connaissance du dossier. L’audience a de nouveau été reportée et a eu lieu le 26 avril 2022. Les lacunes dans les dossiers relatifs aux deux demandes sont toutefois demeurées évidentes, et il a été impossible pour l’avocat d’y remédier.
[3] Pour les motifs qui suivent, les demandes sont rejetées. Malgré la sympathie qu’éprouve la Cour envers le demandeur et la situation personnelle difficile qui l’a amené à demander des prestations d’emploi et des prestations parentales, il reste qu’il n’a pas démontré que la division d’appel a commis une erreur en refusant de lui accorder la permission de faire appel.
[4] Une copie signée du jugement et des motifs sera versée à chaque dossier.
II. Les faits
A. Dossier concernant les prestations de maladie
[5] Le demandeur est un ancien enseignant qui travaillait pour le conseil scolaire de district de la région de York. Il a pris un congé sans solde en raison de problèmes de santé. Le 13 décembre 2015, pendant ce congé, il a demandé des prestations de maladie de l’assurance-emploi. Cependant, il a omis de présenter des demandes de prestations pour chaque semaine de chômage, comme l’exige le paragraphe 50(4) de la Loi sur l’assurance-emploi, LC 1996, c 23 [la LAE]. Par conséquent, il n’a touché aucune prestation.
[6] Le 15 mars 2018, le demandeur a demandé que ses prestations soient antidatées au 13 décembre 2015. Cependant, le 16 avril 2018, la Commission de l’assurance-emploi du Canada [la Commission] l’a informé que ses prestations ne pouvaient être antidatées parce qu’il n’avait pas démontré de motif valable pour justifier de ne pas avoir déposé de déclarations de prestataire pendant toute la période du retard, soit de décembre 2015 au 5 mars 2018. Le demandeur a demandé à la Commission de réviser sa décision, alléguant qu’il n’a pas été informé de son obligation de produire des déclarations de prestataire. La Commission a maintenu sa décision après ce nouvel examen.
[7] Le demandeur a ensuite interjeté appel de cette décision à la division générale du Tribunal de la sécurité sociale [la division générale] en invoquant les mêmes raisons. À l’audience, il a mentionné qu’il avait en main des éléments de preuve médicale supplémentaires applicables à la période du retard, et il a été autorisé à les déposer après l’audience. Il s’agissait d’une note médicale attestant que le demandeur était incapable de travailler du 20 au 29 mai 2015 ainsi que de la lettre d’une psychologue qui affirmait avoir traité le demandeur pour un trouble d’adaptation du 29 mai 2015 au 13 septembre 2016 puis encore une fois du 16 février au 15 août 2017.
[8] La division générale a rejeté l’appel le 30 octobre 2018 au motif que le demandeur n’a pas produit les déclarations visées au paragraphe 50(4) de la LAE dans le délai prescrit au paragraphe 26(1) du Règlement sur l’assurance-emploi, DORS/96-332. La division générale a conclu que le demandeur n’avait pas présenté de motif valable pour justifier de ne pas avoir produit de déclarations. L’argument avancé par le demandeur, soit qu’il n’avait pas été informé de la nécessité de produire les déclarations en question, a été rejeté, puisqu’on lui avait donné des instructions au sujet de ces déclarations à trois reprises. La division générale a conclu qu’une personne raisonnable aurait produit les déclarations ou aurait demandé des éclaircissements. Elle était d’avis que la preuve médicale était vague et ne permettait pas de croire que le demandeur était incapable de travailler pendant toute la durée du retard. En outre, le demandeur est retourné au travail de septembre 2016 à janvier 2017. Selon la division générale, même s’il est possible que le demandeur ait éprouvé des ennuis de santé, une personne prudente et raisonnable aurait communiqué avec la Commission pendant les périodes où elle se sentait bien après avoir appris qu’aucune prestation ne lui serait versée. Le demandeur a plutôt attendu jusqu’en janvier 2017, lorsqu’il s’est rendu dans un centre de Service Canada pour s’informer au sujet des prestations qu’il n’avait pas reçues, et c’est seulement le 5 mars 2018 qu’il a demandé à la Commission d’antidater ses prestations.
[9] Le demandeur a sollicité la permission de faire appel à la division d’appel du Tribunal de la sécurité sociale [la division d’appel] le 20 décembre 2018 en invoquant le même argument, c’est-à-dire le fait qu’il n’ait pas reçu de l’information adéquate concernant l’obligation de produire des déclarations.
[10] Le Tribunal de la sécurité sociale a écrit au demandeur le 21 décembre 2018 afin de l’aviser que les renseignements étaient incomplets et qu’elle lui accordait la possibilité de corriger cette lacune. Plus particulièrement, il a été enjoint d’expliquer de façon détaillée ses moyens d’appel et à établir que son appel avait une chance raisonnable de succès. La lettre l’informait expressément que, selon le paragraphe 58(1) de la Loi sur le ministère de l’Emploi et du Développement social, LC 2005, c 34 [la LMEDS], la division d’appel peut être saisie seulement d’un appel fondé sur trois moyens prévus par la loi et qu’il ne suffisait pas de « simplement affirmer qu’une erreur a été commise ou qu’un principe de justice naturelle n’a pas été observé. Vous devez expliquer en quoi consistait l’erreur ou le principe de justice naturelle qui n’a pas été observé »
.
[11] Dans un courriel daté du 15 janvier 2019, le demandeur a expliqué les difficultés qu’il avait vécues parce qu’il n’avait pas reçu de prestations, et il a aussi allégué qu’il n’avait pas reçu de code du gouvernement, ce qui avait compliqué la production de déclarations.
[12] Le 16 janvier 2019, le Tribunal de la sécurité sociale a envoyé une autre lettre au demandeur pour s’enquérir de la raison de sa demande tardive et lui enjoindre encore de donner des précisions sur ses moyens d’appel.
B. Dossier concernant les prestations parentales
[13] Le demandeur et son épouse ont plusieurs enfants. Un enfant est né le 4 mars 2017, et le couple a éprouvé des difficultés à s’occuper du nourrisson quand la mère est tombée soudainement malade. Le 2 mars 2018, le demandeur a cessé de travailler afin d’aider son épouse à prendre soin de l’enfant. Il a présenté une demande le 14 mars 2018 en vue de toucher 17 semaines de prestations parentales. La Commission a refusé cette demande le 3 avril 2018 parce que des prestations parentales ne peuvent être versées après une période de 52 semaines suivant la naissance de l’enfant.
[14] Le 3 mai 2018, le demandeur a demandé à la Commission de réviser sa décision. La Commission a posé des questions pour vérifier s’il existait des raisons justifiant de prolonger la période prescrite de 52 semaines. Étant donné que l’enfant du demandeur avait été hospitalisé trois fois durant cette période de 52 semaines, la Commission a modifié sa décision initiale et ajouté trois semaines, conformément au paragraphe 23(3) de la LAE. Compte tenu du délai de carence d’une semaine prévu à l’article 13 de la LAE, le demandeur a touché deux semaines de prestations.
[15] Le 28 juin 2018, le demandeur a interjeté appel de la décision de la Commission à la division générale afin de réclamer les 17 semaines de prestations pour des raisons de compassion. Même si son appel a été déposé tardivement, le demandeur a bénéficié d’une prolongation du délai.
[16] La division générale a examiné l’explication donnée par le demandeur quant aux circonstances qui l’ont amené à cesser de travailler (la maladie soudaine de son épouse) et à demander que la période de 52 semaines soit prolongée pour des raisons de compassion. S’appuyant sur le principe qu’il n’est pas permis aux arbitres de réécrire la loi ou de l’interpréter d’une manière contraire à son sens ordinaire, la division générale a conclu qu’elle n’avait pas le pouvoir d’accorder des prestations parentales pour des raisons de compassion. Le demandeur ne disposait d’aucun document indiquant que l’enfant avait été hospitalisé à d’autres moments. Par conséquent, le 21 novembre 2018, la division générale a conclu que le demandeur avait reçu la totalité des prestations parentales auxquelles il était admissible au titre des paragraphes 23(2) et 23(3) de la LAE.
[17] Le 30 décembre 2018, le demandeur a demandé la permission de faire appel de la décision de la division générale. Cette demande a été déposée en dehors des délais, mais la division d’appel a néanmoins accepté de s’en saisir.
[18] Dans une lettre datée du 21 janvier 2019, le Tribunal de la sécurité sociale a écrit au demandeur pour l’aviser qu’il manquait des renseignements dans sa demande et qu’elle lui donnait la possibilité de les fournir. Elle lui a demandé plus précisément d’expliquer la raison de son retard à présenter sa demande et de décrire ses moyens d’appel en détail. Le demandeur a été informé qu’il ne suffisait pas de simplement répéter les mêmes arguments qu’il avait présentés à la division générale. La lettre a mentionné expressément que, selon le paragraphe 58(1) de la LMEDS, la division d’appel pouvait être saisie seulement d’un appel fondé sur les trois moyens prévus par la loi et qu’il ne suffisait pas de « simplement affirmer qu’une erreur a été commise ou qu’un principe de justice naturelle n’a pas été observé. Vous devez expliquer en quoi consistait l’erreur ou le principe de justice naturelle qui n’a pas été observé »
.
[19] Le demandeur a répondu à la demande de renseignements supplémentaires de la division d’appel le 27 janvier 2019. Relativement aux moyens d’appel, il a fait valoir qu’il n’avait pas bénéficié d’une audience équitable devant la division générale. Il a allégué par ailleurs que celle-ci n’avait pas évalué adéquatement la preuve au sujet de l’incapacité de son épouse de prendre soin de leur enfant. En dernier lieu, il a soutenu que la division générale avait formé sa décision avant l’audience.
III. Les décisions portées en appel
A. Décision relative aux prestations de maladie
[20] Dans sa décision datée du 1er février 2019, la division d’appel a refusé la demande de permission d’en appeler parce que l’appel n’avait aucune chance raisonnable de succès.
[21] La division d’appel a constaté que le demandeur, pour étayer sa demande de permission d’en appeler, avait répété essentiellement les faits qu’il avait déjà soumis à la division générale. La division d’appel était d’avis que le demandeur n’avait pas signalé d’erreur commise par la division générale qui pourrait être susceptible de révision au titre des moyens d’appel énumérés au paragraphe 58(1) de la LMEDS, soit : une erreur en matière de compétence, le non-respect d’un principe de justice naturelle, une erreur de droit ou une conclusion de fait erronée tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à sa connaissance. Par conséquent, elle a conclu que le demandeur n’avait pas soulevé d’erreur révisable commise par la division générale qui conférait à l’appel une chance raisonnable de succès.
B. Décision relative aux prestations parentales
[22] Dans une décision datée du 1er février 2019, la division d’appel a refusé la permission d’en appeler parce que le demandeur n’avait pas soulevé d’erreur susceptible de révision commise par la division générale qui conférait à l’appel une chance raisonnable de succès.
[23] La division d’appel a résumé les critères d’admissibilité aux prestations parentales qui sont énoncés au paragraphe 23(2) de la LAE et rappelé la période prévue de 52 semaines suivant la naissance de l’enfant pendant laquelle des prestations sont payables. Elle a souligné que l’enfant du demandeur est né le 4 mars 2017 et que le demandeur a présenté une demande de prestations parentales à compter du 4 mars 2018, soit plus de 52 semaines après la semaine où l’enfant est né. Elle a mentionné également que la Commission avait prolongé la période de prestations parentales de trois semaines en raison de l’hospitalisation de l’enfant du demandeur.
[24] La division d’appel a jugé que les conclusions tirées par la division générale s’appuyaient sur des faits non contestés et que le demandeur n’avait pas invoqué de motif qui se rattache aux moyens d’appel énoncés au paragraphe 58(1) de la LMEDS. Par conséquent, elle n’a pas été convaincue que l’appel aurait une chance raisonnable de succès et a refusé la permission d’en appeler.
IV. Le régime législatif
[25] Les dispositions applicables aux deux affaires sont les paragraphes 58(1) et 58(2) de la LMEDS, qui établissent les conditions dans lesquelles la division d’appel peut faire droit à des demandes de permission d’en appeler de décisions rendues par la division générale.
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[26] Voici les dispositions applicables aux décisions de la division générale pour lesquelles la permission d’en appeler a été refusée.
[27] Selon le paragraphe 50(4) de la LAE, une demande doit être présentée dans le « délai prévu par règlement »
. Ce délai est précisé au paragraphe 26(1) du Règlement sur l’assurance-emploi.
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[28] Le paragraphe 10(5) de la LAE permet d’antidater une demande lorsque le prestataire démontre qu’il avait un motif valable justifiant son retard.
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[29] Le paragraphe 23(3) de la LAE permet de prolonger la période d’admissibilité aux prestations si l’enfant est hospitalisé.
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V. Les questions en litige
[30] Les deux demandes soulèvent les mêmes questions :
À titre préliminaire, la Cour devrait-elle écarter les éléments de preuve qui n’avaient pas été portés à la connaissance de la division d’appel?
Les décisions de la division d’appel étaient-elles raisonnables?
VI. La norme de contrôle
[31] La norme de la décision raisonnable s’applique aux décisions où la division d’appel refuse d’accorder la permission de faire appel : Dela Cruz c Canada (Procureur général), 2020 CF 744 au para 21 [Dela Cruz]. Aucune des situations qui permettent de déroger à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable ne s’applique en l’espèce : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 17, 25; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 27.
[32] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle »
et « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
: Vavilov, au para 85. Elle doit posséder les caractéristiques d’une décision raisonnable, à savoir la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99, citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 aux para 47 et 74; Catalyst Paper Corp c North Cowichan (District), 2012 CSC 2 au para 13. La cour de révision doit adopter une approche empreinte de déférence et intervenir uniquement « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif »
: Vavilov, au para 13.
VII. Analyse
A. L’admissibilité de l’affidavit du demandeur
[33] À titre préliminaire, le défendeur s’est opposé à la présentation, par le demandeur, des nouveaux éléments de preuve qui n’avaient pas été portés à la connaissance de la division d’appel, soit les deux affidavits qui attestent les antécédents professionnels du demandeur, les problèmes de santé de son épouse et les circonstances entourant la demande de prestations de maladie.
[34] Invoquant Henri c Canada (Procureur général), 2016 CAF 38 aux para 39 et 41 [Henri], le défendeur soutient que l’examen de faits dont ne disposait pas la division d’appel éloignerait l’attention de la Cour de la décision visée et l’approcherait d’un examen de novo sur le fond. Selon le défendeur, ce n’est pas la fonction du contrôle judiciaire et ce serait complètement incompatible avec un contrôle selon la norme de la décision raisonnable.
[35] Le défendeur fait valoir qu’aucune des exceptions qui rendent de nouveaux éléments de preuve admissibles ne s’applique en l’espèce. Plus précisément, les nouveaux éléments de preuve ne portent pas sur les questions d’équité procédurale ou de compétence, et il ne s’agit pas non plus de renseignements contextuels présentés en vue d’aider la Cour : Henri, aux para 37, 40. Il ajoute que ces éléments de preuve, de toute manière, ne sont pas pertinents au regard de la question soulevée dans le cadre du contrôle judiciaire et n’auraient eu aucune incidence sur la décision.
[36] Quant à l’exception relative à l’équité procédurale, l’avocate du défendeur a souligné dans ses plaidoiries qu’aucune question d’équité procédurale n’a été soulevée. Même si le défendeur a reconnu que la lettre du Tribunal de la sécurité sociale datée du 16 janvier 2019 a pu causer de la confusion, puisque le demandeur y était enjoint d’expliquer en détail ses moyens d’appel alors qu’il l’avait déjà fait, cette confusion n’a pas entraîné une iniquité procédurale, car le demandeur connaissait la preuve qu’il devait réfuter puis avait eu la possibilité équitable de répondre.
[37] L’avocat du demandeur n’a présenté aucune observation orale à l’audience pour justifier l’examen des nouveaux éléments de preuve admissibles et a simplement répété l’argument du demandeur, soit qu’il avait été traité injustement.
[38] La Cour convient avec le défendeur qu’elle ne doit pas tenir compte des deux affidavits présentés par le demandeur, étant donné qu’ils constituent une nouvelle preuve inadmissible dans le cadre d’un contrôle judiciaire. Aucune des exceptions au principe général d’inadmissibilité des nouveaux éléments de preuve lors du contrôle judiciaire ne s’applique au contenu de ces affidavits.
[39] Les affidavits ne renferment pas de renseignements contextuels de nature générale destinés à aider la cour de révision à comprendre les questions soulevées. Ils dépassent en fait les paramètres de l’exception relative à ces renseignements contextuels de nature générale, puisqu’ils fournissent des éléments de preuve supplémentaires se rapportant au fond de la question, au risque de s’immiscer dans le rôle que joue le Tribunal de la sécurité sociale en tant que juge des faits et juge du fond : Henri, au para 40; Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117 au para 46; Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20a).
[40] En outre, ils ne font pas état non plus de l’absence de preuve pour montrer à la Cour ce qui ne figure pas au dossier : Bernard c Canada (Agence du revenu), 2015 CAF 263 [Bernard] au para 24. En dernier lieu, ils ne visent pas à mettre en lumière une question de justice naturelle, d’équité procédurale, de but illégitime ou de fraude dont le décideur administratif n’aurait pu être saisi : Bernard, au para 25. L’admission de ces affidavits en preuve aurait un effet inacceptable, car elle « éloignerait l’attention de la Cour de la décision visée par l’examen et l’approcherait d’un examen de novo sur le fond »
: Henri, au para 41.
B. Les décisions de la division d’appel étaient-elles raisonnables?
(1) Dossier relatif aux prestations de maladie
[41] Dans ses arguments, le demandeur cherche essentiellement à amener la Cour à intervenir, pour des raisons de compassion, [traduction] « dans l’intérêt [...] de la justice »
. Il allègue plus précisément ce qui suit :
-À titre d’employé du conseil scolaire de district de la région de York et en vertu du droit du travail canadien, il a droit aux prestations;
-La pièce A au dossier indique qu’il a été enjoint de ne pas communiquer avec Service Canada;
-La pièce B (qui fait partie des dossiers médicaux) montre que son état d’esprit à l’époque n’était pas clair;
-Le demandeur a fait des efforts mais n’a reçu aucune prestation. L’agence ou la Commission ne lui ont transmis aucune information et ce fait a été utilisé contre lui;
-Le demandeur se trouve dans une situation financière précaire et a accumulé de nombreuses dettes;
-Le droit et les faits en l’espèce militent en faveur du demandeur, qui a le droit légal de réclamer des prestations;
-Le demandeur et sa famille n’auraient pas dû subir les privations qui ont découlé du non-versement des prestations.
[42] Compte tenu du dossier présenté à la Cour, je juge que la décision de la division d’appel de refuser la permission d’en appeler était raisonnable. Le paragraphe 58(1) de la LMEDS contient une énumération exhaustive des moyens d’appel pouvant justifier d’accorder la permission de faire appel. Il était raisonnable pour la division d’appel de conclure que la demande de permission présentée par le demandeur ne se fondait sur aucun de ces moyens d’appel.
[43] Le demandeur affirme qu’il n’a pas reçu d’instructions et de renseignements adéquats de Service Canada. Ses allégations ne soulèvent pas d’erreur de droit, d’erreur de fait tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments portés à la connaissance du Tribunal ni d’atteinte aux principes de justice naturelle.
[44] Il était raisonnable pour la division d’appel d’affirmer que les conclusions tirées par la division générale se fondaient sur des éléments de preuve non contestés au dossier, étant donné que le dossier de preuve appuyait la conclusion de la division générale suivant laquelle le demandeur n’a pas « vérifi[é] assez rapidement »
s’il avait droit à des prestations et ne s’est pas assuré non plus des obligations que lui impose la LAE : Canada (Procureur général) c Kaler, 2011 CAF 266 au para 4. Il incombe au demandeur de démontrer qu’il avait un motif valable justifiant son retard à présenter sa demande de prestations d’emploi selon le paragraphe 10(5) de la LAE, mais il ne l’a pas fait.
[45] Comme l’a précisé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Garvey c Canada (Procureur général), 2018 CAF 118 aux para 9-10, le simple désaccord quant à l’application de règles de droit bien établies aux faits de l’espèce ne justifie pas une intervention de la division d’appel au titre du paragraphe 58(1) de la LMEDS. La division d’appel n’a pas pour rôle d’instruire un procès de novo lorsqu’une partie présente les mêmes éléments de preuve ou les mêmes arguments que devant la division générale dans l’espoir d’obtenir une conclusion différente. Il ne lui appartient pas non plus d’apprécier à nouveau la preuve. La division d’appel a donc conclu à juste titre que l’appel du demandeur n’avait aucune chance raisonnable de succès.
[46] La Cour comprend que le demandeur estime avoir été traité injustement et s’être fait refuser des prestations auxquelles il avait droit. En revanche, la Cour éprouve des difficultés à comprendre comment une personne éduquée et occupant un poste relativement important au conseil scolaire aurait pu être aussi insouciante face à la marche à suivre pour demander des prestations. La mince preuve médicale au dossier n’explique aucunement pourquoi le demandeur a été incapable de veiller à ses propres intérêts. Il semble qu’il ait été persuadé que, une fois sa demande initiale déposée en 2015, il était de la responsabilité de Service Canada de s’assurer que les prestations lui étaient versées; il a continué de le croire jusqu’en 2018, malgré l’absence de dépôts dans son compte. Au fond, le demandeur plaide l’ignorance de la loi et implore la Cour d’intervenir pour des raisons de compassion. Même si elle éprouve de la compassion face aux difficultés personnelles vécues par le demandeur et sa famille, la Cour ne peut intervenir en contravention des règles de droit.
(2) Dossier relatif aux prestations parentales
[47] De même, pour ce qui est des demandes de prestation parentales, le demandeur soutient que la Cour devrait intervenir [traduction] « dans l’intérêt [...] de la justice »
. Il présente les arguments suivants :
-Il a droit à des mesures de réparation pour des raisons de compassion;
-À titre d’employé du conseil scolaire de district de la région de York et en vertu du droit du travail canadien, il a droit aux prestations;
-Service Canada n’a pas décrit fidèlement le contenu de sa lettre;
-La pièce B, soit une note médicale datée du 8 juin 2018, confirme qu’il doit cesser de travailler pour prendre soin de son enfant;
-Les règles de droit et les faits militent en sa faveur et il a droit légalement aux prestations;
-Il se trouve dans une situation financière précaire et a continué de s’endetter, et il n’y a pas de services de garderie dans sa région;
-Ni lui ni sa famille n’auraient dû subir les privations qui ont découlé du non-versement des prestations.
[48] Encore une fois, le libellé du paragraphe 58(1) de la LMEDS fournit une réponse complète aux arguments du demandeur. Il contient une liste exhaustive des moyens justifiant d’accorder la permission de faire appel. Aucun de ces moyens n’a été avancé dans les demandes de permission présentées par le demandeur. Ce dernier demande à la Cour de ne pas tenir compte des dispositions législatives et d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour annuler les décisions de la division générale et de la division d’appel. Il n’a pas compris la portée limitée d’un contrôle judiciaire. La Cour n’a pas le pouvoir de lui accorder la réparation qu’il demande.
[49] Il était raisonnable pour la division d’appel de juger que le dossier de preuve corroborait la conclusion tirée par la division générale, soit que le demandeur avait déjà touché toutes les prestations parentales auxquelles il avait droit en vertu du paragraphe 23(2) de la LAE. Le demandeur n’a présenté à la division générale aucun élément de preuve faisant état de périodes supplémentaires de chômage avant le premier anniversaire de son enfant ni de périodes d’hospitalisation supplémentaires de l’enfant qui auraient pu permettre de prolonger encore la période de 52 semaines, comme l’envisage le paragraphe 23(3) de la LAE.
[50] Il ressort clairement des décisions des deux divisions que la situation de l’épouse du demandeur a été prise en considération, mais qu’elle n’a pas été jugée pertinente dans l’analyse du droit à d’autres prestations au titre de l’article 23 de la LAE. Le régime législatif établi à cet article ne permet pas de prolonger la période de 52 semaines durant laquelle des prestations peuvent être versées pour des raisons de compassion ou à cause de l’état de santé du deuxième parent de l’enfant. Par conséquent, il était raisonnable pour la division d’appel de conclure que le demandeur n’avait invoqué aucun des moyens d’appel énoncés à l’article 58 de la LMEDS.
VIII. Conclusion
[51] Pour les motifs exposés ci-dessus, la Cour est convaincue que les deux décisions de la division d’appel étaient raisonnables et que les demandes de contrôle judiciaire devraient être rejetées.
[52] Le défendeur n’a pas sollicité les dépens liés aux demandes. La Cour n’envisage pas non plus d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder des dépens dans les circonstances.
JUGEMENT dans les dossiers T-445-19 et T-446-19
LA COUR STATUE que les demandes sont rejetées. Aucuns dépens ne sont adjugés.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
Martine Corbeil
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T-445-19 |
INTITULÉ :
|
ADELEKE KESHINRO c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Tenue par vidéoconférence à OTTAWA et Toronto |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 31 MARS 2022 |
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE MOSLEY |
DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
|
LE 3 mai 2022 |
COMPARUTIONS :
Ruzbeh Jasavala |
POUR LE DEMANDEUR |
Marilyn Venney |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Olanyi Parsons Law
Mississauga (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |