Date : 202200506
Dossier : IMM‑3943‑21
Référence : 2022 CF 651
Ottawa (Ontario), le 6 mai 2022
En présence de madame la juge Rochester
ENTRE :
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TAN DO MAI
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Le demandeur, Tan Do Mai, est un citoyen du Vietnam. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent des visas [l’agent] a rejeté sa demande de permis de travail pour une durée de trois ans, qu’il avait présentée au titre du Programme des travailleurs étrangers temporaires en vue de travailler au Métropolitain Eddie Sushi Bar, le restaurant de sushis de son père situé à Québec [la décision].
[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II.
Contexte
[3] Le demandeur est né au Vietnam en 1982. Son père est arrivé au Canada en tant que réfugié en 1984. En 2003, le demandeur a présenté une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial, en tant que personne non mariée à la charge de son père, qui vivait au Canada et le parrainait. Il a obtenu son visa et est arrivé au Canada en 2005. De 2005 à son départ du Canada en 2011, il a travaillé à titre de chef au restaurant de sushis de son père.
[4] Entre le moment où il a présenté sa demande en 2003 et l’obtention du visa en 2005, le demandeur a épousé sa petite amie, qui était enceinte, dans le cadre d’une cérémonie religieuse. Cependant, le mariage n’a pas été enregistré auprès du gouvernement vietnamien, et la naissance de leur enfant en 2004 ne l’a pas été non plus.
[5] Suivant l’alinéa 40(1)(a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR], le fait de « directement ou indirectement, faire une présentation erronée sur un fait important quant à un objet pertinent, ou une réticence sur ce fait, ce qui entraîne ou risque d’entraîner une erreur dans l’application de la présente loi »
emporte, pour un résident permanent ou un étranger, interdiction de territoire pour fausses déclarations. En 2009, la Section de l’immigration a conclu que le demandeur avait fait une présentation erronée des faits, et, le 20 avril 2009, une mesure de renvoi a été prise.
[6] La Section d’appel de l’immigration a rejeté l’appel interjeté par le demandeur en 2010. Celui‑ci a ensuite présenté une demande de contrôle judiciaire et plaidé que la présentation erronée des faits, c’est‑à‑dire le défaut d’enregistrer son mariage et la naissance de son enfant, ne le rendait pas inadmissible à l’obtention d’un visa de résident permanent en tant que personne à la charge de son père. La demande de contrôle judiciaire a été rejetée par le juge Martineau en 2011 (Mai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 101).
[7] Après le rejet de la demande de contrôle judiciaire, le demandeur s’est conformé à la mesure de renvoi en quittant le Canada, comme il était tenu de le faire, en 2011. Il est retourné au Vietnam et y a travaillé au sein d’une société de commerce extérieur. Du fait de la présentation erronée des faits, il était interdit de territoire au Canada pendant cinq ans. Cette interdiction a expiré en 2016.
[8] En 2021, le demandeur a présenté une demande de permis de travail. Avant que cette demande ne soit présentée, l’employeur, Métropolitain Eddie Sushi Bar, avait obtenu une étude d’impact sur le marché du travail [l’EIMT] et le demandeur avait obtenu un Certificat d’acceptation du Québec [le CAQ]. Dans la demande, le demandeur a déclaré (i) qu’il avait précédemment obtenu la résidence permanente au Canada en 2005, (ii) qu’il avait perdu sa résidence permanente canadienne parce qu’il n’avait pas fait mention de son épouse et de son fils et qu’il ne les avait pas inclus en tant que membres de la famille qui ne l’accompagnaient pas, et (iii) qu’il s’était conformé à la mesure de renvoi en quittant le pays de son plein gré dix ans auparavant.
[9] Les notes de l’agent consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC] font partie de la décision. Dans celle‑ci, l’agent a mentionné que le visa de résident permanent du demandeur avait été révoqué pour fausses déclarations et qu’aucune interdiction n’était alors en vigueur. Il a également mentionné que l’employeur était celui pour lequel le demandeur avait travaillé au Canada, soit l’entreprise de son père. L’agent a exprimé ses soupçons quant au fait que l’emploi visait à faciliter le retour du demandeur au Canada, et il a souligné que le demandeur avait travaillé dans le domaine du commerce extérieur au Vietnam. Il a déclaré que, tout bien considéré, il n’était pas convaincu que le demandeur serait un authentique résident temporaire.
[10] L’agent a rejeté la demande de permis de travail du demandeur en se fondant sur le but de la visite et sur le non‑respect des conditions d’admission lors d’un séjour précédent au Canada. Il n’était donc pas convaincu que le demandeur se conformerait à l’alinéa 200(1)(b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR] en quittant le Canada à la fin de la période de séjour.
III.
Les questions en litige
[11] Le demandeur affirme que la décision est déraisonnable.
[12] Le demandeur affirme également que l’agent a manqué à l’équité procédurale. Du point de vue du demandeur, l’agent, vu ses préoccupations à propos de la demande, aurait dû lui accorder une entrevue ou lui demander de produire d’autres documents.
IV.
Analyse
[13] Les parties conviennent qu’à l’exception de la question de l’équité procédurale, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Fondamentalement, la cour de révision doit être convaincue que la décision administrative est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov au para 85).
[14] Le demandeur soutient que la décision ne satisfait pas aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Il soulève plusieurs questions, mais je traiterai de celle qui, à mon avis, est déterminante, soit celle de savoir si les soupçons de l’agent à l’égard de la possibilité que l’emploi au restaurant du père du demandeur vise à faciliter l’entrée du demandeur au pays, ou en soit le prétexte, justifient le rejet fondé sur le but de la visite.
[15] Le demandeur affirme que le dossier dont disposait l’agent indiquait clairement qu’il avait précédemment été chef au restaurant de son père et qu’il envisageait de reprendre son poste. Les démarches permettant d’obtenir l’EIMT pour ce poste avaient été faites auprès de Service Canada, et le demandeur avait reçu son CAQ. Absolument rien dans le dossier ne donnait à penser que l’emploi chez Métropolitain Eddie Sushi Bar était, de quelque manière que ce soit, un prétexte. Le demandeur soulignait ses années d’expérience de travail à ce restaurant, son départ de plein gré du pays une fois la mesure d’interdiction de séjour prise et le fait qu’il avait trouvé un emploi au Vietnam.
[16] Le défendeur affirme que l’agent a raisonnablement mis en doute la bonne foi du demandeur, étant donné le lien de parenté avec l’employeur, son père, et le fait que l’emploi au Canada à titre de chef ne correspondait pas à son expérience de travail au Vietnam dans le secteur du commerce extérieur. Le défendeur affirme également que l’agent pouvait prendre acte et tenir compte de la présentation erronée des faits antérieure du demandeur, et ce, même si l’interdiction avait expiré en 2016. Le défendeur ajoute que l’agent était légitimement préoccupé par la possibilité que le demandeur demeure illégalement au pays à la fin de la période de séjour, compte tenu de sa présentation erronée des faits antérieure et du fait qu’il avait travaillé dans un domaine différent après son retour au Vietnam.
[17] Je souscris à la position du défendeur selon laquelle les interactions antérieures avec les agents d’immigration canadiens sont de façon générale pertinentes pour l’évaluation de l’agent au titre de l’alinéa 200(1)(b) du RIPR, et un agent peut légitimement en tenir compte (Soni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 813 au para 56 [Soni]). Toutefois, d’un point de vue des faits, je suis d’avis que la présente affaire diffère de celle dont a fait l’objet la décision Soni. Dans cette affaire, la demanderesse était entrée au Canada grâce à un visa de touriste, pour l’obtention duquel elle avait déclaré être femme au foyer, alors qu’elle avait accepté une offre d’emploi de commis‑comptable au Canada. Quelques jours après son arrivée, elle s’était présentée au point d’entrée de Rainbow Bridge, où elle avait présenté une demande de permis de travail, puis elle avait ensuite cherché à faire de même quelques jours plus tard au point d’entrée de Peace Bridge. Finalement, des réserves avaient été soulevées concernant, entre autres, le fait qu’elle avait déclaré dans sa demande de visa de touriste que le but de son voyage était personnel, et non professionnel, alors qu’elle avait indiqué dans sa demande de permis de travail qu’elle possédait un baccalauréat en mathématiques et qu’elle était employée comme commis‑comptable. Dans la décision Soni, mon collègue le juge Little, a conclu qu’il ne s’agissait pas d’une affaire où le décideur s’était fondamentalement mépris sur la preuve qui lui avait été soumise ou n’en avait pas tenu compte (au para 59).
[18] Dans la présente affaire, la difficulté réside dans le fait que la conclusion de l’agent concernant le but de la visite du demandeur, c’est‑à‑dire de travailler au restaurant de son père, n’est pas fondée sur une analyse rationnelle justifiée au regard des faits (Vavilov au para 85), puisque le dossier indiquait clairement que le demandeur avait travaillé à titre de chef au restaurant de son père durant ses six années passées au Canada avant son départ. Je conviens avec le demandeur qu’absolument rien dans le dossier ne donnait à penser que l’offre d’emploi au restaurant de son père était un prétexte ou qu’il n’y travaillerait pas comme dans le passé. Le fait que son père est le propriétaire du restaurant est la raison même pour laquelle il y a travaillé dans le passé et souhaite y travailler dans l’avenir. Néanmoins, ce fait, combiné à l’expérience du demandeur en commerce extérieur, a amené l’agent à douter de la bonne foi du demandeur en ce qui a trait au but de sa visite.
[19] Dans la décision Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77, mon collègue le juge Diner a reconnu que les agents des visas étaient soumis à des contraintes opérationnelles importantes, mais il a conclu qu’ils n’étaient pas pour autant dispensés de rendre des décisions adaptées aux faits qui leur étaient présentés :
[17] Encore une fois, s’il est vrai que les bureaux des visas et les agents qui y travaillent sont soumis à des contraintes opérationnelles importantes et qu’ils doivent composer avec des ressources limitées à cause des quantités énormes de demandes à traiter, ils ne sauraient être dispensés de rendre des décisions adaptées à la trame factuelle qui leur est présentée. Renoncer à ce que ces décisions soient fondamentalement adaptées à la preuve enlèverait à l’examen du caractère raisonnable l’élément de rigueur exigé par l’arrêt Vavilov, aux para 13, 67 et 72 […].
[20] En l’espèce, l’agent n’a pas exposé d’analyse rationnelle justifiée au regard des faits (Vavilov au para 85). Les motifs, à savoir que le père du demandeur était propriétaire du restaurant et que le demandeur avait précédemment travaillé dans le secteur du commerce extérieur, ne constituaient pas un fondement ou une justification raisonnable permettant à l’agent de conclure, à la lumière de la preuve versée au dossier, que le but du voyage n’était pas authentique. La décision n’est pas adaptée à la preuve à cet égard et l’agent a donc commis une erreur susceptible de contrôle (Patel aux para 15‑16).
[21] Ayant jugé la décision déraisonnable, je conclus qu’il ne m’est pas nécessaire de traiter des autres questions soulevées par le demandeur.
V.
Conclusion
[22] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est par les présentes annulée, et l’affaire est renvoyée à autre agent des visas pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale aux fins de la certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3943‑21
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire du demandeur est accueillie;
La décision est par les présentes annulée, et l’affaire est renvoyée à autre agent des visas pour qu’une nouvelle décision soit rendue;
Il n’y a aucune question à certifier.
« Vanessa Rochester »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM‑3943‑21
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INTITULÉ :
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TAN DO MAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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Le 14 avril 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE ROCHESTER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 6 mai 2022
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COMPARUTIONS :
Me Guillaume Audet
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POUR LE DEMANDEUR
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Me Claudia Gagnon
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Audet Immigration Inc.
Montréal (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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POUR LE DÉFENDEUR
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