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Date : 20220504


Dossier : IMM-2439-20

Référence : 2022 CF 655

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

JOANNE RAYLENE JONES

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] La demanderesse, Joanne Raylene Jones, est citoyenne de l’Australie. Depuis février 2004, elle a souvent visité le Canada et y a vécu pendant de longues périodes. Elle a plusieurs enfants, dont deux qui sont mineurs; une fille née en mars 2005 et un fils né en décembre 2005. Ces deux enfants sont citoyens canadiens et vivent au pays. (Dans les présents motifs, je vais désigner ces enfants comme la fille et le fils.)

[2] En juin 2018, sans bénéficier de l’aide d’un professionnel, Mme Jones a demandé la résidence permanente au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La demande était fondée sur l’intérêt supérieur de ses enfants mineurs.

[3] L’agent principal a rejeté la demande dans sa décision datée du 28 avril 2020. Il n’était pas convaincu que l’intérêt supérieur des enfants de Mme Jones justifiait l’octroi d’une dispense de l’exigence habituelle selon laquelle une personne se trouvant dans sa situation doit demander et obtenir un visa de résident permanent depuis l’étranger. Bien que cette question n’ait pas été soulevée dans la demande, l’agent s’est également demandé si une dispense de cette exigence était justifiée compte tenu de l’établissement de Mme Jones au Canada.

[4] Mme Jones sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Elle soutient que l’agent a enfreint les exigences d’équité procédurale en ne prenant pas dûment en considération le fait qu’elle agissait pour son propre compte lorsqu’elle a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et en tirant des conclusions défavorables en matière de crédibilité sans d’abord lui donner l’occasion de dissiper ses doutes. Elle soutient également que les évaluations réalisées par l’agent quant à l’intérêt supérieur de ses enfants et à son établissement au Canada sont déraisonnables.

[5] Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que la décision est inéquitable ou déraisonnable. La présente demande doit donc être rejetée.

II. LE CONTEXTE

[6] Mme Jones est née à Sydney, en Australie, en 1969. À un moment donné (le dossier ne précise pas quand exactement), elle a noué une relation amoureuse avec Edward Hamilton, un citoyen canadien. Leur relation a pris fin en 2009, mais ils sont demeurés en bons termes.

[7] M. Hamilton est le père de la fille et du fils. En novembre 2014, il a obtenu la garde exclusive des enfants par ordonnance d’un tribunal de la famille. Mme Jones vivait en Australie lorsque cette ordonnance a été rendue. Elle avait été exclue du Canada pendant 12 mois pour avoir prolongé indûment la durée de séjour autorisée par son visa de visiteur. De plus, la fille et le fils sont restés au Canada avec leur père à d’autres occasions où Mme Jones était retournée en Australie.

[8] Mme Jones est revenue au Canada pour la dernière fois en février 2018. En juin 2018, au moment où elle a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, elle habitait avec M. Hamilton et leurs enfants dans la maison de ce dernier à Cornwall, en Ontario. L’ordonnance du tribunal de la famille de novembre 2014 prévoyait que le retour de Mme Jones au Canada constituerait un changement important de circonstances et, toutes choses étant égales par ailleurs, [traduction] « que cela permettrait aux parties de reprendre un régime de garde et de parentalité partagées » et « d’avoir des responsabilités et des droits égaux à l’égard des enfants ». Aucune ordonnance ultérieure du tribunal de la famille concernant la garde des enfants n’a été présentée avec la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[9] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était étayée par des lettres de Mme Jones et de M. Hamilton ainsi que par une lettre de la Dre Irina Kirtsman, pédiatre de la fille et du fils. Mme Jones a aussi présenté des lettres de soutien de ses amis Jacob et Ruth Lechleitner ainsi que de son pasteur.

III. LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[10] L’agent a tenu compte de trois facteurs dans son évaluation de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : l’établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et la santé mentale de Mme Jones. Aucun poids n’a été accordé au facteur relatif à la santé mentale, car, même si Mme Jones a affirmé, dans sa demande, qu’elle souffrait d’un trouble de stress post-traumatique, elle n’a présenté aucune preuve étayant ce diagnostic ou démontrant qu’elle recevait un traitement au Canada. Cette conclusion n’a pas été contestée.

[11] L’agent a accordé un certain poids à l’établissement de Mme Jones au Canada et à l’intérêt supérieur des enfants, mais a conclu que ces facteurs, pris individuellement et cumulativement, étaient insuffisants pour justifier l’octroi d’une dispense des exigences habituelles de la loi.

L’établissement au Canada

[12] L’agent a conclu que Mme Jones n’avait pas un établissement appréciable au Canada. Même si, cumulativement, elle a vécu au Canada pendant plusieurs années, chacun de ses séjours était relativement court et sporadique en général. L’agent a souligné que Mme Jones se trouvait au Canada depuis un peu plus de deux ans au moment où sa demande de résidence permanente a été examinée.

[13] L’agent a conclu que Mme Jones s’était peu intégrée à la communauté depuis son retour au Canada ou en général pour les motifs suivants :

  • Elle ne travaillait pas;

  • Elle vivait avec son ancien partenaire sans payer de loyer;

  • Elle n’avait plus aucun contact avec sa fille aînée, qui vit au Canada;

  • La lettre de soutien de son pasteur n’établissait pas qu’elle était membre de la congrégation à la date de la demande de résidence permanente;

  • Dans leur lettre, Jacob et Ruth Lechleitner précisaient qu’ils connaissaient Mme Jones depuis 2011 et qu’ils l’aideraient à payer ses dépenses, mais ne disaient rien quant à son établissement dans la communauté;

  • Dans sa lettre, M. Hamilton indiquait que Mme Jones avait de nombreux amis qui l’aidaient à payer ses dépenses alimentaires et médicales, mais celle-ci n’a présenté aucune preuve démontrant qu’elle entretenait des liens d’amitié au Canada hormis avec les Lechleitner;

  • Au cours de son plus long séjour au Canada, Mme Jones bénéficiait de l’aide sociale et a été renvoyée du pays en vertu d’une mesure d’exclusion;

  • Rien n’étayait l’affirmation de Mme Jones selon laquelle elle avait perdu son droit à des prestations et son appartement en Australie en raison de ses voyages au Canada.

L’intérêt supérieur des enfants

[14] L’agent a reconnu que, dans l’ensemble, il serait dans l’intérêt supérieur de la fille et du fils que leurs deux parents les élèvent au Canada. Cependant, il a conclu que ce facteur était insuffisant pour justifier l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire en l’espèce. L’agent a présenté trois motifs à l’appui de cette conclusion.

[15] Premièrement, les deux enfants avaient auparavant vécu pendant de longues périodes sans bénéficier de la présence physique de leur mère, et aucune preuve n’a été présentée quant à la façon dont cela les a touchés.

[16] Deuxièmement, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve selon lesquels les enfants souffraient de problèmes de santé mentale qui seraient exacerbés s’ils étaient séparés de leur mère, comme celle-ci l’avait soutenu. À cet égard, la Dre Kirtsman a indiqué dans sa lettre que les deux enfants [TRADUCTION] « souffrent de graves problèmes de santé chroniques », que la fille « a une anxiété sévère accompagnée de pensées suicidaires et d’une humeur dépressive », que sa « plus grande peur est d’être séparée de sa mère » et qu’elle suit « une thérapie ». Quant au fils, elle a affirmé « qu’il est toujours très émotif face à la question de la séparation potentielle d’avec sa mère ». Cependant, l’agent a accordé peu de poids à cette lettre parce qu’elle ne contenait pas de diagnostic médical à l’égard des enfants. L’agent a écrit ce qui suit :

[traduction]

La Dre Kirtsman est pédiatre et non psychologue ou psychiatre. Il n’est pas clair d’après sa lettre si elle a posé un diagnostic officiel d’anxiété grave et d’humeur dépressive chez la fille ou si elle ne fait que reprendre des renseignements concernant la santé mentale de celle-ci ayant été présentés dans le cadre de ses antécédents médicaux généraux. Cependant, il n’y a aucun diagnostic clinique réel posé par un praticien de la santé mentale en ce qui concerne la santé mentale de la fille, y compris les éventuels déclencheurs physiologiques, psychologiques ou émotionnels. Il n’y a pas non plus de renseignements émanant du conseiller traitant au sujet de la santé mentale actuelle de la fille. Par conséquent, même si la présence de la demanderesse au Canada peut contribuer à la bonne santé mentale de sa fille, il n’a pas été établi devant moi qu’il s’agit d’une composante essentielle de la preuve, puisque la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve qui étayerait pareille conclusion. Il en va de même pour son fils [...]. Même si je reconnais que le fils serait très émotif à l’idée de se séparer de sa mère, je dispose de peu d’éléments de preuve selon lesquels il a reçu un diagnostic clinique d’un trouble de santé mentale qui nécessiterait la présence de sa mère dans sa vie.

[17] Troisièmement, suivant l’ordonnance de garde, M. Hamilton et Mme Jones se partageraient la garde des enfants lorsque cette dernière était au Canada, mais il n’était pas clair si une modification devait être apportée à l’ordonnance en pareil cas. L’agent a signalé que, selon Mme Jones, l’ordonnance avait été modifiée, mais qu’elle n’avait présenté aucune preuve à cet égard. Il a donc conclu que Mme Jones n’avait pas la garde des enfants et que c’est M. Hamilton qui en avait la garde exclusive.

Évaluation globale

[18] L’agent a conclu que l’établissement de Mme Jones au Canada était [traduction] « relativement négligeable », mais qu’il convenait d’y accorder un certain poids. Il a aussi conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants que Mme Jones reste au Canada, mais que ce facteur à lui seul n’était pas suffisant pour justifier l’octroi d’une dispense. Compte tenu de l’ensemble de ces facteurs, l’agent n’était pas convaincu qu’il y avait suffisamment de considérations d’ordre humanitaire pour justifier de faire droit à la demande de résidence permanente. Par conséquent, la demande de résidence permanente a été rejetée.

IV. LA NORME DE CONTRÔLE

[19] Mme Jones conteste le fond de la décision et l’équité de la procédure suivie par l’agent.

[20] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44. Le caractère approprié de cette norme a été confirmé par l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10.

[21] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Une décision qui présente ces caractéristiques appelle une certaine retenue de la part de la cour de révision (ibid.). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions factuelles en l’absence de circonstances exceptionnelles : voir Vavilov, au para 125. Toutefois, il ne s’agit pas d’une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux : voir Vavilov, au para 13.

[22] Il incombe à Mme Jones de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). La cour doit « être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (ibid.).

[23] En ce qui concerne la question de savoir si les exigences en matière d’équité procédurale ont été respectées, la cour de révision doit effectuer sa propre analyse du processus suivi par le décideur et établir elle-même si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés aux paragraphes 21-28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54 et Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14. Cet exercice revient en réalité à appliquer la norme de la décision correcte : voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée aux para 49-56 et Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35. Il incombe à Mme Jones de démontrer que les exigences d’équité procédurale n’ont pas été remplies.

V. ANALYSE

A. La nature de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire

[24] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut octroyer à l’étranger le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables au titre de la LIPR. Comme le prévoit la disposition, une telle dispense ne sera accordée que si le ministre « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire : voir Kanthasamy, au para 25. Comme je l’ai mentionné, dans la présente affaire, Mme Jones sollicite une dispense de l’exigence habituelle selon laquelle une personne doit présenter une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire depuis l’étranger.

[25] Lorsque le paragraphe 25(1) de la LIPR est invoqué, le décideur doit juger s’il y a lieu de faire exception à l’application habituelle de la loi : voir Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 16-22. Lorsque le cas s’y prête, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une exception assure la souplesse voulue pour mitiger les effets découlant d’une application rigide de la loi : voir Kanthasamy, au para 19. Ce pouvoir doit être exercé en tenant compte de la raison d’être équitable de la disposition : Kanthasamy, au para 31. Ainsi, les décideurs doivent comprendre que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la Loi » (Kanthasamy, au para 13, souscrivant à l’approche formulée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338). Le paragraphe 25(1) doit donc être interprété par les décideurs de manière à pouvoir « répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui [le] sous‑tendent » (Kanthasamy, au para 33). En même temps, il n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle : voir Kanthasamy, au para 23.

[26] Comme l’a fait remarquer la juge Abella dans l’arrêt Kanthasamy, « [l]’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le par. 25(1) » (au para 23). Ce qui justifie une dispense dépend des faits et du contexte de l’affaire (Kanthasamy, au para 25).

[27] La dispense pour motifs d’ordre humanitaire est une mesure d’exception hautement discrétionnaire : voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Legault, 2002 CAF 125 au para 15 et Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303 au para 4. Il incombe aux demandeurs de présenter suffisamment d’éléments de preuve pour justifier que ce pouvoir discrétionnaire soit exercé en leur faveur : voir Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 45; Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5; Ahmad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 646 au para 31 et Zlotosz c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 724 au para 22.

[28] Le paragraphe 25(1) exige expressément que le décideur tienne compte de l’intérêt supérieur des enfants directement touchés par la décision prise en application de cette disposition. Le principe de l’« intérêt supérieur de l’enfant [...] dépen[d] fortement du contexte » en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au para 35, citant Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 au para 11 et Gordon c Goertz, [1996] 2 RCS 27 au para 20). Par conséquent, il doit tenir compte de « l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au para 35). Protéger les enfants par l’application de ce principe signifie « décider de ce qui [...], dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (Kanthasamy, au para 36, citant MacGyver c Richards (1995), 22 OR (3d) 481 (CA) à la p 489).

[29] Compte tenu de la nature factuelle de l’enquête sur l’intérêt supérieur de l’enfant touché par la décision, la personne invoquant cet intérêt doit présenter des éléments de preuve à l’appui : voir Zlotosz, au para 22 et Lovera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 786 au para 38.

[30] Finalement, compte tenu de la nature discrétionnaire des décisions rendues en application du paragraphe 25(1) de la LIPR, règle générale, les cours de révision feront preuve d’une très grande retenue à l’égard des décisions des décideurs administratifs : voir Williams, au para 4; Legault, au para 15.

B. L’agent a-t-il enfreint les exigences en matière d’équité procédurale?

[31] Mme Jones soutient que l’agent a enfreint les exigences en matière d’équité procédurale à deux égards : premièrement, en ne lui accordant pas la [traduction] « latitude » et la « marge de manœuvre » auxquelles elle a droit en tant que demanderesse agissant pour son propre compte; deuxièmement, en tirant des conclusions défavorables sur la crédibilité sans lui avoir donné l’occasion de répondre à ses doutes. À mon avis, les exigences en matière d’équité procédurale n’ont pas été enfreintes sur ces deux points.

[32] Tout d’abord, en ce qui concerne la question de la latitude et de la marge de manœuvre auxquelles Mme Jones soutient avoir droit, la jurisprudence qu’elle cite à l’appui de ce principe, par exemple la décision Kotelenets c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 209, avait trait à des audiences en personne devant le décideur. La question en litige dans cette affaire était celle de savoir si le décideur avait injustement écourté la plaidoirie d’un demandeur agissant pour son propre compte. Dans de telles circonstances, lorsque le demandeur ne bénéficie pas des avis et conseils d’un professionnel quant à la façon de défendre sa cause, le décideur peut-être tenu, conformément à l’obligation d’équité, de lui accorder une certaine latitude ou marge de manœuvre lorsque les procédures adéquates n’ont pas été suivies : voir Kotelenets, au para 32. Ce n’est pas le cas en l’espèce. L’agent n’a en aucune façon restreint la plaidoirie de Mme Jones ou exercé un contrôle sur celle-ci. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la jurisprudence sur laquelle s’appuie Mme Jones est tout à fait distincte.

[33] De plus, la Cour a toujours statué que le décideur n’est pas tenu d’obtenir d’autres éléments de preuve de la part de la personne sollicitant une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, même si elle agit pour son propre compte. Voir, par exemple, Jaramillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 744 au para 62 et Celise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 642 aux para 35-36.

[34] Finalement, je conviens avec Mme Jones qu’un décideur doit s’efforcer, en toute bonne foi, de comprendre les observations et les éléments de preuve présentés. Ainsi, il peut devoir tenir compte du fait que la demande n’a pas été préparée avec l’aide d’un professionnel. Cela dit, le principe sous-jacent s’applique sans égard au fait que la partie soit représentée ou non par un avocat. Il n’est guère nécessaire de souligner que les documents préparés par des professionnels ne sont pas toujours des modèles de clarté et de cohérence, ou que les candidats qui agissent pour leur propre compte peuvent présenter des demandes claires et convaincantes. Quoi qu’il en soit, rien n’indique que l’agent ait mal compris un aspect important de la demande de Mme Jones, laquelle était très claire et concise. Au contraire, il a adopté une approche généreuse à l’égard de la demande en examinant la question de l’établissement même si Mme Jones ne l’avait pas soulevée. De même, l’agent a abordé la demande avec la diligence requise compte tenu du fait que l’intérêt supérieur des enfants mineurs serait directement touché par sa décision. La demande n’a pas été rejetée parce que l’agent n’en a pas saisi les points importants, mais plutôt parce qu’il a conclu que la preuve était insuffisante pour octroyer à Mme Jones la dispense sollicitée. La norme en fonction de laquelle la suffisance de la preuve est mesurée est la même, peu importe que le demandeur agisse pour son propre compte ou qu’il soit représenté.

[35] J’examinerai maintenant le deuxième argument de Mme Jones concernant l’équité procédurale, c’est-à-dire que l’agent ne s’est pas contenté d’évaluer la suffisance de la preuve et qu’il a plutôt tiré des conclusions défavorables sur la crédibilité, notamment au sujet de la lettre de la Dre Kirtsman.

[36] Même si la façon dont l’agent a évalué la lettre n’était pas irréprochable, je ne suis pas d’accord pour dire que l’évaluation était fondée sur une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Par exemple, l’agent a fait un mauvais choix de mot lorsqu’il a affirmé que la Dre Kirtsman avait possiblement [traduction] « calqué » le diagnostic de la fille sur celui d’un autre professionnel de la santé. Cependant, l’argument sous-jacent est toujours valable : la lettre ne précise pas qui a posé le diagnostic ni à quel moment. Il s’agit là de facteurs pertinents à prendre en compte dans l’évaluation du poids qu’il convient d’accorder à l’avis dans le cadre de la demande présentée. Fait important, l’agent ne doutait pas que quelqu’un ait posé ce diagnostic; il a plutôt conclu qu’il n’y avait aucune explication quant au lien entre le diagnostic et la présence de Mme Jones au pays. D’autre part, en ce qui concerne le fils, rien n’indiquait qu’il souffrait d’un problème de santé mentale diagnostiqué. La Dre Kirtsman a simplement signalé que [traduction] « la question de la séparation potentielle d’avec sa mère le rendait toujours très émotif ».

[37] Le principal problème dans la demande de Mme Jones avait trait au fait qu’elle reposait sur les répercussions de son renvoi sur la santé mentale des enfants. Or, la lettre de la Dre Kirtsman fournit très peu d’information quant au lien entre la santé mentale des enfants et la présence de leur mère au Canada hormis le fait élémentaire selon lequel les enfants ne souhaitent pas être séparés de leur mère, ce que l’agent a accepté. Même en ce qui concerne la fille, qui a fait l’objet d’un diagnostic de troubles mentaux, la lettre de la Dre Kirtsman donnait peu d’information sur la manière dont ces problèmes étaient liés à la question en litige, à savoir si Mme Jones devrait être autorisée à demander la résidence permanente depuis le Canada. L’agent a conclu que la brève lettre de la médecin, qui donnait peu de précisions quant au fondement des opinions exprimées, était insuffisante pour établir qu’il était justifié d’accorder une dispense pour considérations d’ordre humanitaire fondée sur l’intérêt supérieur des enfants sans contester d’aucune façon la crédibilité de la médecin. La question de savoir si cette conclusion est déraisonnable constitue une question distincte. Je l’examinerai maintenant.

C. La décision est-elle déraisonnable?

[38] Comme je viens de le mentionner, même si Mme Jones a sollicité une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en invoquant seulement l’intérêt supérieur de ses enfants mineurs, l’agent a aussi examiné son établissement au Canada. Bien que Mme Jones conteste l’évaluation que l’agent a réalisée au sujet des deux facteurs, c’est principalement son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants qu’elle conteste en l’espèce.

[39] Lorsqu’il tranche une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire faisant intervenir l’intérêt supérieur des enfants, le décideur ne peut se contenter de déclarer qu’il a tenu compte de ce facteur. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy, au para 39, citant Legault, aux para 12 et 31 et faisant référence à Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165 aux para 9-12). Une décision rendue en application du paragraphe 25(1) de la LIPR sera jugée déraisonnable si l’intérêt des enfants concernés n’est pas suffisamment pris en compte (Baker, au para 75). Cependant, ce qui constitue une prise en compte suffisante de l’intérêt supérieur de l’enfant concerné par la décision dépendra de la preuve présentée dans la demande.

[40] À mon avis, l’agent a raisonnablement conclu que la preuve était insuffisante pour justifier l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire fondée sur l’intérêt supérieur des enfants de Mme Jones. L’agent a reconnu qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants que leur mère reste au Canada. Cependant, comme je l’ai déjà mentionné, Mme Jones a présenté peu d’éléments de preuve établissant que sa présence était nécessaire au bien-être de ses enfants, notamment en ce qui concerne les problèmes de santé mentale de la fille. Mme Jones, sa fille et son fils ont vécu à la fois séparément et ensemble au cours de leur vie. Cependant, peu d’éléments de preuve ont été présentés quant à la façon dont les enfants ont réagi dans les deux cas.

[41] Même si le facteur de l’intérêt supérieur de l’enfant est important, il n’est pas nécessairement déterminant dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire : voir Hawthorne c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475 aux para 2 et 8. Comme la Cour suprême du Canada l’a conclu dans l’arrêt Baker, « le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (au para 75). Cependant, cela « ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants » (ibid.). Je suis convaincu que l’agent était réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur de la fille et du fils, et qu’il a accordé un poids considérable à ce facteur. Cependant, compte tenu de la preuve très limitée dont disposait l’agent, la décision selon laquelle il n’était pas justifié d’octroyer une dispense pour ce motif est tout à fait raisonnable.

[42] Je suis aussi convaincu que l’évaluation de l’agent est raisonnable en ce qui concerne la question de l’établissement de Mme Jones au Canada. Encore une fois, très peu d’éléments de preuve ont été présentés à l’appui de ce facteur. En fait, comme je l’ai déjà signalé, Mme Jones ne s’est pas expressément appuyée sur ce facteur dans sa demande. À mon avis, l’agent a effectué une évaluation raisonnable de la preuve qui se rapportait à l’établissement de Mme Jones au Canada, a conclu qu’elle avait uniquement démontré un degré limité d’établissement, puis a accordé un certain poids à ce facteur. Je ne suis pas convaincu que l’agent a commis des erreurs susceptibles de contrôle à cet égard.

[43] En résumé, Mme Jones ne m’a pas convaincu que la conclusion de l’agent selon laquelle les facteurs examinés, pris isolément ou dans leur ensemble, étaient insuffisants pour justifier l’octroi d’une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est déraisonnable.

VI. CONCLUSION

[44] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[45] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

[46] Finalement, Mme Jones a sollicité des dépens dans son avis de demande de contrôle judiciaire. Elle n’a pas donné suite à cette requête dans son mémoire des faits et du droit ni à l’audience. Par conséquent, aucuns dépens ne sont adjugés.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2439-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2439-20

 

INTITULÉ :

JOANNE RAYLENE JONES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 4 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Laïla Demirdache

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Services juridiques communautaires d’Ottawa

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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