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Date : 20220503


Dossier : IMM-5722-21

Référence : 2022 CF 641

Ottawa (Ontario), le 3 mai 2022

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

ANDRES FELIPE BOLIVAR CUELLAR

KELLY JOHANNA PINILLA ALDANA

ANTONIA BOLIVAR PINILLA

MATIAS BOLIVAR PINILLA

JULIETA BOLIVAR PINILLA

Partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

Partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur principal, M. Andres Cuellar, et les demandeurs associés, son épouse et leurs trois enfants mineurs, (ensemble, les demandeurs) sont citoyens de la Colombie. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiées (SAR) le 22 juillet 2021. La SAR conclut que les demandeurs disposent d’une possibilité de refuge interne (PRI) à Bogota dans leur pays d’origine, confirmant ainsi une décision rendue par la Section de la protection des réfugiés (SPR).

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée. La SAR impose la bonne norme de preuve de la prépondérance des probabilités aux faits que les demandeurs devaient établir ainsi que le critère juridique approprié dans l’évaluation du risque prospectif. De plus, il était loisible à la SAR de conclure que le profil personnel des demandeurs adultes ne les mettrait pas en danger par rapport à tous les combattants armés en Colombie. Je conclus donc que la décision de la SAR est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le tribunal est assujetti selon le cadre établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov).

I. Contexte

[3] Les demandeurs craignent retourner en Colombie puisque les groupes armés organisés avaient menacé le demandeur et son épouse en raison de leurs activités politiques.

[4] Les demandeurs adultes étaient membres d’un parti politique, soit le Centre démocratique (CD). Leurs activités consistaient à distribuer des aliments et des articles ménagers, et à organiser des conférences familiales sur les droits humains dans des zones marginalisées. Depuis 2017, ils font également partie d’une brigade des jeunes à travers laquelle ils ont collaboré à l’organisation des postes électoraux et au transport gratuit des partisans du parti pour faciliter leur participation politique.

[5] En mars 2018, le demandeur principal a reçu un appel téléphonique anonyme du chef du groupe armé organisé (GAO), lui demandant de cesser ses activités communautaires. À la fin de ce même mois, le demandeur principal a reçu un second appel lui ordonnant de rencontrer le GAO, mais il ne l’a pas fait. Le demandeur principal a communiqué avec le bureau du procureur général qui lui a conseillé de ne pas déposer de plainte officielle, de renoncer à ses activités politiques et de quitter le pays.

[6] En avril 2018, deux motocyclistes se sont rendus au domicile des demandeurs dans la ville de Neiva. Les motocyclistes ont informé le gardien de sécurité au domicile qu’ils n’avaient pas oublié la rencontre du mois de mars. Les demandeurs adultes ont immédiatement envoyé les enfants vivre avec leurs grands-parents. Les adultes ont quitté le domicile et sont allés habiter chez un oncle dans une autre ville.

[7] Après avoir été informés qu’ils ne répondaient pas aux critères de protection par l’ombudsman, les demandeurs ont quitté la Colombie en mai 2018 pour se rendre aux États-Unis. Ils sont arrivés au Canada le 24 mai 2018 où ils ont demandé l’asile.

[8] Le 21 décembre 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs ayant conclu qu’ils disposent d’une PRI à Bogota.

[9] Les demandeurs interjettent appel de la décision de la SPR. Ils font valoir devant la SAR que la SPR s’est fondée sur des conclusions erronées concernant le premier volet du critère relatif à la PRI, soit leurs risques de persécution et leurs risques au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

II. La décision de la SAR

[10] La SAR rejette l’appel et confirme la décision de la SPR. La SAR note d’abord qu’une PRI viable est déterminante dans les dossiers de demande d’asile présentés au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. Il s’ensuit que la SPR n’a pas erré en passant à une analyse de la PRI sans tenir compte des autres éléments de la demande d’asile des demandeurs.

[11] Les conclusions déterminantes de la SAR sont les suivantes :

  1. Les demandeurs soutiennent que leur agent de persécution était un groupe armé organisé inconnu et non « le groupe armé organisé GAO ». Cependant, la SAR remarque que la preuve (les exposés circonstanciés des demandeurs ; leur plainte au procureur général) traite « du groupe organisé armé » et non « d’un groupe organisé armé ». La SAR conclut que la preuve au sujet de l’agent de persécution des demandeurs est vague étant donné qu’ils n’ont pas été en mesure de cerner les objectifs, les dirigeants, les membres ou les modes de fonctionnement du groupe.

  2. La SAR rejette l’argument des demandeurs qu’aucune autre PRI ne s’offre à une personne qui est ciblée par un groupe de guérilla ou un groupe armé national de la Colombie. La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas crédibles lorsqu’ils ont affirmé qu’un groupe armé organisé en particulier les avait pris pour cible. En plus, les imprécisions dans leur argumentation au sujet de leur agent de persécution, à la lumière de la preuve sur les conditions dans le pays, empêchent la SAR de conclure qu’un groupe armé influent dans toute la Colombie a pris les demandeurs pour cible.

  3. Le profil personnel des demandeurs adultes n’établit pas qu’ils sont des personnalités suffisamment notoires, et leurs activités ne sont pas suffisamment publiques, pour qu’ils puissent être considérés comme des leaders sociaux. Leur profil personnel ne les mettrait donc pas en danger par rapport à tous les groupes armés en Colombie.

  4. À la lumière du temps écoulé depuis les événements déclencheurs en Colombie; les faits que les demandeurs adultes ne font plus leur travail communautaire et l’agent de persécution n’est pas entré en contact avec leur famille et leurs amis (y compris les membres de la famille vivant encore à Neiva); et la distance géographique entre Neiva et Bogota, les agents de persécution n’auraient pas la motivation de retrouver les demandeurs à Bogota.

  5. Les demandeurs n’ont formulé aucun argument au sujet des moyens du groupe particulier, le GAO. Ils disent craindre que le GAO soit présent partout en Colombie, mais la SAR refuse de s’appuyer sur des suppositions. Quant à l’argument que l’acronyme « GAO » signifie un « groupe armé organisé », une référence générale, bien que les données sur les conditions dans la Colombie montrent une collaboration entre certains des groupes armés, elles indiquent également qu’il n’y a pas de cohésion entre les groupes paramilitaires ou criminels en Colombie. Le fait d’être victime de l’un de ces groupes dans une région ne signifie pas qu’une personne n’est pas en sécurité partout au pays. La SAR conclut que les éléments de preuve au dossier ne démontrent pas que le groupe qui a pris les demandeurs pour cible à Neiva possède les moyens de les retrouver à Bogota.

III. Analyse

[12] La question à trancher dans la présente demande est de savoir si les conclusions de la SAR relative à son évaluation d’une PRI viable pour les demandeurs sont raisonnables. Les demandeurs soulèvent deux questions précises dans le cadre de cette question :

  1. Est-ce que la SAR a imposé un fardeau de preuve trop élevé concernant le risque de persécution des demandeurs?

  2. Est-ce que la SAR a erré dans son analyse du profil de leader social des demandeurs adultes?

[13] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. La Cour est du même avis (Vavilov aux paras 10, 23; Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430 au para 32).

Est-ce que la SAR a imposé un fardeau de preuve trop élevé concernant le risque de persécution des demandeurs?

[14] Les demandeurs soutiennent que la SAR a erronément imposé le fardeau de preuve pour évaluer la capacité et la motivation de ses agents de persécution de les poursuivre à la PRI proposée. Ils notent la conclusion de la SAR que, « selon la prépondérance des probabilités », les éléments de preuve ne démontrent pas que le groupe qui les a pris pour cible à Neiva possède les moyens ou la motivation pour les traquer à Bogota. Les demandeurs réfèrent à la distinction entre le fardeau de la prépondérance des probabilités concernant les faits à prouver et la possibilité sérieuse qui s’applique dans l’évaluation des risques.

[15] Après un examen attentif de la décision de façon globale et contextuelle, je conclus que les motifs de la SAR démontrent que celle-ci applique la bonne norme de preuve de la prépondérance des probabilités aux faits que les demandeurs devaient établir ainsi que le critère juridique approprié dans l’évaluation du risque prospectif (Bakare c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 967 au para 28). Contrairement aux arguments des demandeurs, la SAR n’a pas imposé le fardeau de preuve de la prépondérance des probabilités dans son évaluation des risques encourus par les demandeurs, mais bien pour évaluer la suffisance de leur preuve à l’appui de la motivation et les moyens de leur agent de persécution de les poursuivre à Bogota.

[16] Le paragraphe dans la décision sur laquelle les demandeurs fondent leur argument se trouve à la fin de l’évaluation par la SAR de la suffisance de la preuve dans le dossier relatif aux moyens actuels de l’agent de persécution de les retrouver dans la PRI proposée. Les conclusions de la SAR en ce qui concerne ces moyens sont les suivants : (1) les demandeurs n’ont formulé aucun argument au sujet des moyens du groupe particulier, soit le GAO, de les retrouver partout en Colombie ; et (2) en réponse à l’argument que les demandeurs ont étés ciblés par « un groupe armé », les groupes armés organisés en Colombie luttent entre eux par rapport à des activités illicites ou pour des raisons idéologiques. Bien qu’il existe de la collaboration entre certains de ces groupes, la documentation dans le cartable pour la Colombie indique que « le fait d’être victime de l’un de ces groupes dans une région ne signifie pas qu’une personne n’est pas en sécurité partout au pays ».

[17] Essentiellement, la SAR estime que les demandeurs n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que le groupe armé dans la ville de Neiva possède des moyens de les retrouver à Bogota. Autrement dit, les demandeurs n’avaient pas établi le fondement factuel de la capacité de l’agent de persécution de les traquer à Bogota. Quant à la motivation de l’agent de persécution, la SAR détermine que les demandeurs n’avaient aucunement démontré un intérêt constant de les retrouver étant donné que les demandeurs adultes ne font plus leur travail communautaire et que l’agent de persécution n’est pas entré en contact avec leur famille et leurs amis depuis 2018.

[18] Il ressort clairement de la décision que la SAR impose le bon critère juridique à l’évaluation des risques des demandeurs. Au paragraphe 13, la SAR observe qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable lorsqu’il n’est pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution ni à un risque de préjudice dans la PRI proposée. Le tribunal indique qu’il « ne peut exister une possibilité sérieuse de persécution ou de risque de préjudice que si les agents du préjudice ont à la fois les moyens et la motivation de retrouver l’appelant ». La SAR passe par la suite à son analyse des éléments de preuve présentée par les demandeurs à l’égard des conditions dans la Colombie, leur profil personnel comme des leaders sociaux, et la motivation et les moyens de ses agents de persécution de les retrouver partout dans le pays.

[19] Après avoir complété ses contestations de fait, la SAR énonce ensuite sa conclusion ultime relative au premier volet du test de la PRI :

[21] Après avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve, je conclus que les [demandeurs] ne se sont pas acquittés du fardeau de la preuve qui leur incombait, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse qu’ils soient persécutés dans l’endroit proposé comme PRI ou qu’ils soient personnellement exposés à une menace à leur vie ou à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités dans l’endroit proposé comme PRI.

[20] Je ne vois aucune erreur dans cette conclusion et je conclus donc que la SAR n’applique pas un critère ou un fardeau excessif en ce qui a trait à son analyse du premier volet du test de la PRI. La SAR ne confond pas le critère juridique à remplir pour une demande d’asile avec la norme de preuve (Mohammed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 234 au para 38). En l’espèce, les demandeurs n’ont pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils étaient ciblés par le groupe armé organisé GAO ni par un groupe armé organisé influent dans toute la Colombie. La décision dans Gomez Dominguez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1098 (Gomez Dominguez), peut être distinguée du cas des demandeurs. Dans l’affaire Gomez Dominguez, les demandeurs ont prouvé selon la prépondérance des probabilités que les FARC aient fait preuve sur une longue période d’une motivation hors du commun à s’en prendre aux membres de la famille des demandeurs et de la capacité nécessaire pour mettre leurs plans à l’exécution.

Est-ce que la SAR a erré dans son analyse du profil de leader social des demandeurs adultes?

[21] Deuxièmement, les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas pris en compte les preuves subjectives et objectives en ce qui a trait au statut de leader social du demandeur principal. Ils soulignent que la preuve dans le dossier, y compris la preuve documentaire objective déposée par leur représentant, identifie spécifiquement leur rôle en tant que leader impliqué dans le processus de vote et de formation sur les droits humains. C’est donc déraisonnable pour la SAR de conclure que le travail qu’ils ont fait au nom du CD était limité au bénévolat et à la formation sur les sujets d’éducation ou de santé.

[22] Les demandeurs citent des définitions de « leaders sociaux » dans la preuve documentaire, mais ils ne soulèvent pas une erreur révisable dans les motifs de la SAR. Je ne suis pas convaincue que la conclusion de la SAR selon laquelle le profil personnel des demandeurs adultes ne les mettrait pas en danger par rapport à tous les combattants armés en Colombie est déraisonnable. Le tribunal justifie ses conclusions quant au profil personnel des demandeurs adultes au regard de la preuve factuelle au dossier.

[23] Il ressort des motifs de la SAR qu’elle a tenu compte des descriptions dans la preuve documentaire concernant les leaders sociaux qui sont menacés par les divers groupes armés colombiens. De surcroît, la SAR décrit à juste titre les activités des demandeurs adultes, notamment la distribution de nourriture, de médicaments et d’articles ménagers, et l’organisation de réunions de famille au sujet d’élection, d’éducation ou de problèmes de santé, le tout dans un milieu rural. De plus, le tribunal reconnaît que les activités des demandeurs adultes dans le cadre de la brigade des jeunes du CD pourraient être assimilées à des activités politiques. Cependant, les demandeurs n’ont pas établi « qu’ils sont des personnalités suffisamment notoires et que leurs activités ne sont pas suffisamment publiques » pour qu’ils puissent être considérés des leaders sociaux.

[24] Les demandeurs adultes n’étaient pas membres ou chefs du parti politique, nonobstant leurs efforts dans les communautés marginalisées. La SAR conclut donc que les demandeurs adultes n’ont pas de profil personnel des leaders sociaux qui les mettraient en danger par rapport à tous les combattants armés en Colombie. À la lumière de sa conclusion que le groupe armé organisé GAO à Neiva ne possède pas les moyens ou la motivation pour les traquer à Bogota, la SAR peut raisonnablement conclure que les demandeurs ne sont pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution ni un risque de préjudice à Bogota. Il s’ensuit que les demandeurs disposent d’une PRI viable dans leur pays d’origine.

[25] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.

[26] En outre, l’intitulé dans cette affaire est modifié en vertu de la Règle 5(2)b) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, et du paragraphe 4(1) de la LIPR pour indiquer que le défendeur approprié est le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

 


JUGEMENT DU DOSSIER DE LA COUR IMM-5722-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

  3. L'intitulé de la cause est modifié pour que le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration soit désigné comme le défendeur approprié.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5722-21

 

INTITULÉ :

ANDRES FELIPE BOLIVAR CUELLAR

KELLY JOHANNA PINILLA ALDANA

ANTONIA BOLIVAR PINILLA

MATIAS BOLIVAR PINILLA

JULIETA BOLIVAR PINILLA

c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 avril 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 3 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Virginie Beaubien

 

Pour la demanderesse

 

Me Yaël Levy

 

Pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Virginie Beaubien

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour la défenderesse

 

 

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