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Date : 20220421


Dossier : IMM‐3527‐21

Référence : 2022 CF 569

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AU TEUR]

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LOURALE BISHOP

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Lourale Bishop, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 28 avril 2021 [Décision] par la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Dans sa Décision, la SAR a rejeté l’appel interjeté par Mme Bishop à l’encontre d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR] avait conclu que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. L’appel a été rejeté au motif que Mme Bishop n’avait pas été en mesure de réfuter la présomption de protection de l’État dans son pays d’origine, Sainte‐Lucie.

[2] Mme Bishop demande aujourd’hui à la Cour d’annuler la décision et de renvoyer l’affaire à la SAR pour un nouvel examen. Elle soutient que la Décision n’est pas raisonnable et que la SAR a commis une erreur en concluant qu’elle n’était pas crédible. Plus précisément, Mme Bishop fait valoir que, pour en arriver à ses conclusions sur la protection de l’État, la SAR s’est fondée sur deux conclusions défavorables déraisonnables quant à la crédibilité : en premier lieu, la SAR a adopté un raisonnement fallacieux au sujet du témoignage de la demanderesse concernant un avertissement de la police et, en deuxième lieu, la SAR a mené un examen microscopique qui portait principalement sur des détails accessoires du témoignage de Mme Bishop.

[3] Pour les motifs exposés ci‐dessous, la demande de contrôle judiciaire de Mme Bishop sera rejetée. Après avoir examiné la Décision, la preuve dont la SAR était saisie et le droit applicable, je conclus que la Décision est raisonnable et que la preuve appuie amplement les conclusions de la SAR quant à la protection de l’État dont dispose Mme Bishop à Sainte‐Lucie. Les motifs de la Décision de la SAR possèdent les qualités qui en rendent l’analyse logique et cohérente au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes.

II. Contexte

A. Les faits

[4] Née le 13 juin 1991, Mme Bishop est une citoyenne de Sainte‐Lucie. Elle est la mère d’une fillette âgée de sept ans, Mariska Bishop, dont le père est l’ex‐conjoint de Mme Bishop, M. Wayne Arthur. Mme Bishop a emménagé chez M. Arthur lorsqu’elle était âgée de 19 ans et le couple a vécu heureux pendant les deux premières années et demie de la relation.

[5] En juin 2014, M. Arthur a menacé Mme Bishop avec un éclat de verre après une querelle au sujet du comportement de M. Arthur avec ses amis. Lors d’un deuxième incident survenu en décembre 2015, Mme Bishop a été frappée au visage. Après cet événement, elle a décidé de quitter la maison familiale sans sa fille et a passé deux mois chez un membre de sa famille avant de revenir habiter avec M. Arthur. Lors d’un troisième incident, survenu en juillet 2016, Mme Bishop a été frappée à nouveau par M. Arthur.

[6] Après ce troisième incident, Mme Bishop a fait une plainte à la police au sujet des menaces de M. Arthur, mais n’a pas parlé des violences physiques qu’il lui avait infligées. C’est là la seule occasion où Mme Bishop a signalé sa situation aux autorités de Sainte‐Lucie. Mme Bishop a décidé de quitter une deuxième fois la maison familiale pour aller habiter chez sa famille élargie.

[7] Quelques semaines plus tard, après l’avoir retrouvée, M. Arthur a menacé de tuer Mme Bishop et de tuer leur fille si elle se plaignait à nouveau à la police. Le dossier n’indique pas clairement à quel moment Mme Bishop a emménagé à nouveau chez M. Arthur. Mme Bishop soutient avoir été violée et battue par M. Arthur à plusieurs occasions par la suite. M. Arthur a également commencé à menacer et à battre leur fille.

[8] En mai 2017, Mme Bishop a été invitée à un mariage d’un membre de la famille au Canada. Elle a obtenu un visa de visiteur pour venir assister au mariage. Elle a quitté Sainte‐Lucie sans emmener sa fille et sans informer M. Arthur de son départ et elle est arrivée au Canada le 23 juin 2017. Elle a déposé une demande d’asile le 14 novembre 2017. La fille de Mme Bishop habite actuellement avec la mère de celle‐ci, à Sainte‐Lucie.

B. La Décision de la SAR

[9] La SAR a débuté son analyse en passant en revue les observations de Mme Bishop au sujet de l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve en appel et a conclu que les éléments de preuve en question n’étaient pas admissibles aux termes du paragraphe 110(4) de la LIPR, parce qu’ils faisaient déjà partie du dossier. De plus, la SAR a examiné la demande d’audience que Mme Bishop avait présentée au titre du paragraphe 110(6) de la LIPR. La SAR a refusé la demande, car la tenue de l’audience dépendait de l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve présentés par Mme Bishop.

[10] La SAR a estimé que trois des conclusions défavorables tirées par la SPR au sujet de la crédibilité de Mme Bishop étaient erronées. Elle a souligné notamment que la SPR avait commis une erreur en concluant que Mme Bishop n’avait jamais vécu en union de fait avec M. Arthur et qu’elle avait intentionnellement attendu jusqu’à l’expiration de son visa de visiteur avant de présenter une demande d’asile au Canada. La SAR a néanmoins décidé que la SPR avait eu raison de conclure que Mme Bishop ne pouvait pas bénéficier de la protection conférée par la LIPR, parce qu’elle n’avait pas réussi à réfuter la présomption selon laquelle Sainte‐Lucie avait la capacité de la protéger contre M. Arthur. Au soutien de sa conclusion, la SAR a souligné que Mme Bishop n’avait communiqué qu’une seule fois avec les autorités de Sainte‐Lucie, qu’elle n’avait pas pleinement divulgué l’ampleur des agressions physiques commises par M. Arthur et que la documentation sur la situation dans le pays révélait l’existence de plusieurs mesures que prenait Sainte‐Lucie pour offrir de l’aide et du soutien aux femmes victimes de violence conjugale.

[11] Dans son analyse concernant la protection de l’État, la SAR a souligné qu’il y avait des incohérences entre le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] de Mme Bishop et le témoignage que celle‐ci avait présenté devant la SPR et que ces incohérences minaient la crédibilité de sa version. D’abord, lorsque la SPR lui a demandé pourquoi elle n’avait pas dit à la police que M. Arthur l’avait agressée physiquement, Mme Bishop a répondu que le père de M. Arthur était policier. Cependant, ce fait n’a pas été mentionné dans le FDA initial de Mme Bishop. De plus, celle‐ci n’a pu présenter aucun élément de preuve étayant cette affirmation. En deuxième lieu, à l’audience tenue devant la SPR, Mme Bishop a affirmé que la police n’avait pas pris au sérieux sa plainte aux autorités de Sainte‐Lucie, car, à son avis, les policiers connaissaient M. Arthur et lui avaient donné un avertissement « en plaisantant à moitié ». Cependant, cet élément ne figurait pas non plus dans l’exposé circonstancié de Mme Bishop, dans lequel celle‐ci avait simplement mentionné que la police avait donné un avertissement à M. Arthur par suite de sa plainte. La SAR a conclu que ces omissions minaient la crédibilité de Mme Bishop, car elles portaient sur des éléments essentiels de la version à l’origine de sa demande d’asile.

[12] En plus de n’avoir communiqué qu’une seule fois avec les autorités et de ne pas avoir révélé à la police l’ampleur des agressions commises par M. Arthur, Mme Bishop a admis qu’elle n’avait pas utilisé tous les moyens mis à la disposition des femmes de Sainte‐Lucie qui sont victimes de violence conjugale. Ces moyens étaient mentionnés dans les éléments de preuve objectifs sur le pays et comprenaient des lois, des services de soutien, une formation policière, des mesures spéciales pour les poursuites et les audiences dans les cas de violence faite aux femmes, ainsi qu’une ligne d’urgence pour les femmes victimes de violence de la part de leur époux. À la lumière de l’ensemble de la preuve dont elle était saisie, notamment en ce qui concerne le manque de crédibilité de Mme Bishop relativement à deux éléments importants de sa version, la SAR a conclu que Mme Bishop n’avait pas établi que l’État ne voulait pas ou ne pouvait pas lui offrir une protection adéquate à elle et à sa fille. La SAR a donc conclu que Mme Bishop n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État ni établi qu’elle craignait avec raison d’être persécutée ou qu’elle était exposée à un risque au titre de l’article 96 ou du paragraphe 97(1) de la LIPR.

C. La norme de contrôle

[13] Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable qui est présumée s’appliquer dans le cas du contrôle judiciaire d’une décision administrative est la norme qui s’applique en l’espèce (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25). Il n’y a aucune raison de conclure autrement, car les circonstances de la présente affaire ne correspondent à aucune des exceptions à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable relevées par la Cour suprême du Canada (Vavilov au para 17). Je souligne que, avant l’arrêt Vavilov, les tribunaux avaient déjà décidé que la norme de la décision raisonnable s’appliquait aux questions portant sur l’application du critère régissant le caractère adéquat de la protection de l’État à une situation factuelle donnée (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171 [Hinzman] au para 38; Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 [Burai] au para 17; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 943 au para 16).

[14] Lorsque la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, le rôle d’une cour de révision est d’examiner les motifs qu’a donnés le décideur administratif et de déterminer si la décision est fondée sur « une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La cour de révision doit donc établir si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité » (Vavilov au para 99). Elle doit prendre en compte tant le résultat de la décision que le raisonnement suivi pour déterminer si la décision possède ces caractéristiques (Vavilov aux para 15, 95, 136).

[15] L’exercice du contrôle selon la norme de la décision raisonnable doit comporter une évaluation rigoureuse des décisions administratives. Toutefois, dans le cadre de son analyse du caractère raisonnable d’une décision, la cour de révision doit examiner les motifs donnés avec « une attention respectueuse » et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à sa conclusion (Vavilov au para 84). La cour de révision doit adopter une attitude de retenue et n’intervenir que « lorsque cela est vraiment nécessaire pour préserver la légitimité, la rationalité et l’équité du processus administratif » (Vavilov,au para 13). Cependant, lorsque les motifs comportent une lacune fondamentale ou révèlent une analyse déraisonnable, il est possible que la cour de révision ait de bonnes raisons d’intervenir.

III. Analyse

[16] Avant de plonger dans l’analyse du caractère raisonnable de la Décision de la SAR, il convient de rappeler quelques principes clés régissant la question de la protection de l’État.

[17] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 [Ward], la Cour suprême du Canada a rappelé que le droit international relatif aux réfugiés a été établi afin de suppléer à la protection qu’un demandeur s’attend à recevoir de l’État dont il est ressortissant (Ward à la p 709). Cela signifie qu’il y a lieu de présumer que l’État est capable de protéger ses ressortissants, sauf dans le cas d’un effondrement complet de l’appareil étatique (Ward à la p 725).

[18] Il incombe au demandeur d’établir que l’État dont il est ressortissant n’est pas en mesure d’assurer une protection adéquate (Notar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1038 au para 26; Glasgow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1229 [Glasgow] au para 35). À cette fin, le demandeur doit présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer sa protection, ce qui signifie qu’il devra habituellement montrer « qu’il [...] [a] demandé la protection de [son] État sans pouvoir l’obtenir ou, à titre subsidiaire, qu’on ne peut s’attendre objectivement à ce que [son] État le[s] protège » (Hinzman au para 37; Glasgow au para 35). Il n’est pas contesté non plus que le critère qu’il convient d’appliquer dans le cadre de l’analyse relative à la protection de l’État requiert une appréciation du caractère adéquat de cette protection sur le plan opérationnel et non seulement des efforts ou des intentions de l’État (Burai au para 25; Mata c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1007 aux para 13‐14; Vidak c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 976 au para 8). La preuve doit être « pertinente, digne de foi et convaincante » et doit convaincre le décideur, selon la prépondérance des probabilités, que la protection accordée par l’État est insuffisante (Flores Carrillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94 au para 30; Rstic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 249 au para 29). C’est ce que Mme Bishop n’a pas réussi à établir.

A. La SAR a‐t‐elle adopté un raisonnement fallacieux en créant un faux dilemme au sujet de la nature de l’avertissement que la police a donné à M. Arthur?

[19] Mme Bishop soutient que la conclusion de la SAR au sujet de l’incohérence de son témoignage sur la nature de l’avertissement que la police a donné à M. Arthur n’est pas raisonnable. Elle reproche à la SAR de ne pas avoir examiné concrètement les arguments qu’elle a invoqués en appel au sujet des mots « en plaisantant » qu’elle avait employés. Mme Bishop soutient également que la prétendue contradiction que la SAR a relevée entre un « avertissement » et un « avertissement fait en plaisantant » est un faux dilemme qui traduit le manque de logique interne dans la Décision (Vavilov au para 104).

[20] En toute déférence, je ne puis souscrire aux arguments de Mme Bishop.

[21] Il est bien établi que la SAR n’a aucune obligation de retenue envers la SPR, car la norme de contrôle qu’elle applique à l’examen des décisions en appel est celle de la décision correcte. L’article 111 de la LIPR établit une procédure d’appel dans le cadre de laquelle la SAR doit instruire l’appel en examinant tous les aspects de la décision de la SPR et en arriver à sa propre conclusion quant à la question de savoir si le demandeur a la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica] au para 58; Denis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1182 au para 39). Cela étant dit, il faut souligner qu’un appel devant la SAR ne constitue pas un véritable processus de novo. Effectivement, la SAR ne repart pas à zéro, elle reçoit le dossier de l’instance inférieure et elle ne doit pas ignorer tous les aspects de la décision initiale (Huruglica au para 79). Par conséquent, la SAR n’est pas tenue de reprendre l’analyse à zéro pour montrer qu’elle a mené un examen indépendant de l’affaire dont elle est saisie (Gomes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 506 au para 34). De plus, la SAR peut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR concernant la crédibilité lorsque celle‐ci a bénéficié d’un avantage particulier par rapport à elle, notamment lors de l’évaluation des témoignages de vive voix qui ont été présentés devant la SPR au cours d’une audience (Huruglica au para 103; Wahjudi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 279 au para 13). Dans le cas de Mme Bishop, il appert très clairement des motifs de la Décision de la SAR que celle‐ci a mené sa propre analyse de la preuve au dossier et qu’elle n’était pas convaincue que l’explication donnée par Mme Bishop au sujet des incohérences entre son exposé circonstancié et son témoignage devant la SPR était suffisante (Warrich c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 76 au para 33; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 183 au para 19).

[22] Je ne suis pas convaincu par les arguments de Mme Bishop selon lesquels la conclusion de la SAR au sujet de la contradiction sur la question de l’avertissement donné par la police traduit un manque de logique interne dans le raisonnement du décideur. Il est vrai qu’un avertissement fait en plaisantant demeure un avertissement. Cependant, je conviens avec le ministre qu’un avertissement donné par la police est foncièrement sérieux et l’affirmation subséquente selon laquelle la police a fait cet avertissement en plaisantant constitue un changement important. Invoquant des décisions comme McKenzie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 555 au para 34, Strugar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 880 au para 7, et Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 665 [Zhang] au para 6, Mme Bishop soutient qu’elle a simplement ajouté des détails aux renseignements fournis dans son FDA sans contredire une affirmation précédente. Je ne suis pas de cet avis. L’avertissement que la police a donné à M. Arthur était un événement important et un fait central quant à la demande d’asile de Mme Bishop. En affirmant que la police a donné l’avertissement en plaisantant, Mme Bishop n’ajoutait pas simplement des détails; elle modifiait sa version et créait une incohérence importante. Il s’agit d’une situation nettement différente de celle des décisions que Mme Bishop a invoquées au soutien de sa position. Bref, je ne crois pas que, dans son analyse de l’incohérence entre le FDA et le témoignage de Mme Bishop au sujet de l’avertissement donné par la police, la SAR a créé un « faux dilemme » dans la Décision qui justifie l’intervention de notre Cour (Vavilov au para 104).

[23] Selon le cadre d’analyse applicable au contrôle judiciaire sur le fond qui a été clarifié par l’arrêt Vavilov, les motifs d’un décideur administratif comportent deux éléments connexes : (i) le caractère suffisant et (ii) la logique, la cohérence et la rationalité (Vavilov aux para 96, 103‐104). La logique, la cohérence et la rationalité d’une décision peuvent être remises en question lorsque les motifs sont entachés d’erreurs manifestes sur le plan rationnel, comme lorsque le décideur a suivi un raisonnement tautologique ou a recouru à de faux dilemmes, à des généralisations non fondées ou à une prémisse absurde (Vavilov au para 104). Ces erreurs doivent concerner un « point central » de la décision, lequel repose, entre autres, sur les « questions et préoccupations centrales soulevées par les parties » (Alexion Pharmaceuticals Inc c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 au para 13, citant Vavilov aux para 127‐128). Bref, une décision ne sera pas raisonnable s’il est impossible de comprendre, lorsqu’on lit les motifs en corrélation avec le dossier, le raisonnement du décideur sur un point central (Rajput c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 65 au para 34).

[24] Dans le cas de Mme Bishop, je ne crois pas que la Décision comporte la moindre erreur sur le plan rationnel. Même si les motifs concernant l’avertissement donné par la police sont brefs, je n’ai pas eu de mal à saisir l’importance qu’avait l’incohérence entre l’exposé circonstancié de Mme Bishop et son témoignage dans le contexte de l’analyse de la SAR sur la protection de l’État. Dans l’analyse d’une décision administrative, le juge qui procède à la révision doit chercher « à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur » pour en arriver à ses conclusions et doit interpréter les motifs « de façon globale et contextuelle » (Vavilov aux para 84, 97). Comme l’a souligné le Ministre dans ses observations écrites, l’exposé circonstancié de Mme Bishop laisse entendre que sa plainte à la police a été prise au sérieux, tandis que son témoignage devant la SPR indique qu’il ne l’a pas été, ce qui donne à penser que les autorités n’avaient peut‐être pas la capacité ou la volonté d’offrir une réponse adéquate. De plus, Mme Bishop n’a pu donner d’explication au sujet de cette omission que comporte son exposé circonstancié. Dans ces conditions, j’estime qu’il était raisonnable de la part de la SAR de se fonder sur cette omission pour conclure que la crédibilité de Mme Bishop avait été minée en ce qui concernait sa seule interaction avec la police de Sainte‐Lucie.

[25] À l’audience tenue devant notre Cour, l’avocat de Mme Bishop a insisté sur le fait que la SAR n’avait pas fourni suffisamment de renseignements sur son analyse de cet avertissement de la police et que la Décision n’était pas suffisamment justifiée. Je reconnais que les motifs donnés par la SAR sur les incohérences de la preuve de Mme Bishop sont brefs, mais il est inexact d’affirmer que la SAR n’a pas répondu aux arguments de Mme Bishop. Elle l’a fait expressément au paragraphe 31 de la Décision et les erreurs que Mme Bishop a invoquées ne m’amènent pas « à perdre confiance dans le résultat auquel est arrivé le décideur » (Vavilov au para 122). Il est vrai que la SAR aurait pu étoffer ses motifs sur cette question dans sa Décision. Cependant, il n’est pas nécessaire que les motifs d’une décision administrative soient parfaits ni même exhaustifs. Il suffit qu’ils soient compréhensibles. La norme de la décision raisonnable ne porte pas sur le degré de perfection de la décision, mais plutôt sur son caractère raisonnable (Vavilov au para 91). Cette norme exige que la cour de révision commence par examiner la décision et reconnaître que le décideur administratif est la principale personne chargée de tirer des conclusions factuelles. La cour de révision examine les motifs, le dossier et le résultat avec une attention respectueuse et, si une explication justifie le résultat obtenu, elle s’abstient d’intervenir. Telle est la situation en l’espèce.

B. La SAR s’est‐elle fondée sur des détails accessoires concernant l’occupation du père de M. Arthur et a‐t‐elle fait un examen microscopique?

[26] Mme Bishop reproche également à la SAR d’avoir conclu de façon déraisonnable que sa version manquait de crédibilité en accordant trop d’importance à des détails secondaires de son exposé circonstancié portant sur l’occupation du père de M. Arthur comme policier et en procédant à un examen microscopique. Dans son FDA initial déposé le 14 novembre 2017, Mme Bishop n’a nullement mentionné que le père de M. Arthur était un policier de Sainte‐Lucie. Mme Bishop a modifié son formulaire le 4 décembre 2017 et a ajouté ce renseignement. Cependant, elle n’a pu fournir aucun élément de preuve montrant que le père de M. Arthur était effectivement un policier et elle n’a pu affirmer avoir eu des contacts personnels avec lui depuis qu’elle a rencontré M. Arthur. À l’audience de la SPR, Mme Bishop a expliqué qu’elle n’avait pas informé la police de tous les détails entourant la violence de M. Arthur à son endroit, parce que le père de celui‐ci [traduction] « était dans la police ».

[27] Mme Bishop soutient qu’il n’était pas raisonnable de la part de la SAR de tirer de cette omission initiale une conclusion défavorable initiale quant à sa crédibilité, étant donné que le FDA « devrait faire état des faits importants à l’origine de la demande d’un demandeur » (Zhang au para 6). Elle ajoute que son omission est simplement de nature technique et que la profession du père est un détail mineur ou une précision qui ne peut justifier en soi une conclusion défavorable sur la crédibilité (Li c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 868 aux para 31‐32; Karaoglan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 749 au para 16).

[28] À mon humble avis, la situation de Mme Bishop est différente, encore là, de celle des décisions qu’elle cite, car les éléments que la SAR a invoqués pour rejeter la demande de la demanderesse n’étaient pas simplement techniques. Ils avaient plutôt une importance vitale dans le contexte de son histoire particulière et aux fins de l’analyse de la SAR sur la protection de l’État. Je ne suis pas convaincu que l’analyse faite par la SAR au sujet de cette omission que comporte le FDA peut être qualifiée d’analyse « microscopique », étant donné que la profession du père de M. Arthur (soit policier) est directement liée à la décision de Mme Bishop de demander la protection au Canada. Mme Bishop a elle‐même avoué qu’elle n’a pas dévoilé à la police le fait que M. Arthur l’avait agressée physiquement, parce qu’elle pensait que sa plainte ne serait pas prise au sérieux en raison de la profession du père, soulevant ainsi un doute sur la capacité de la police de la protéger. Il n’y a pas lieu de dire que la SAR s’est attachée à des facteurs non pertinents en se fondant sur cette omission dans son analyse, car l’omission est au cœur de la demande d’asile de Mme Bishop (Paulo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 990 aux para 59‐60).

[29] De plus, la SAR s’est fondée sur cette omission et sur l’incapacité de Mme Bishop de corroborer son allégation devant la SPR dans un contexte où d’autres éléments de sa demande soulevaient des doutes quant à leur véracité. En l’absence d’éléments de preuve clairs et convaincants pouvant constituer le fondement d’une demande d’asile, il était raisonnable de la part de la SAR de conclure que Mme Bishop n’avait pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État (Macias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 598 au para 30).

[30] En ce qui a trait à la police, il est bien établi en droit que l’incapacité des services de police locaux de maintenir l’ordre de façon efficace n’équivaut pas automatiquement à une absence de protection de l’État. De plus, un refus unique des autorités d’apporter leur aide ne satisfera habituellement pas au critère exigeant auquel il faut satisfaire pour pouvoir réfuter la présomption de protection de l’État. Il est simplement insuffisant pour le demandeur de renoncer à essayer à cause d’une seule mauvaise expérience avec des agents de police locaux (Kadenko c Canada (Solliciteur général) (1996), 143 DLR (4th) 532 à la p 534 (CAF); autorisation de pourvoi devant la Cour suprême du Canada refusée, [1996] CSCR no 612; Morales Lozada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 397 aux para 27‐28; Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 134 aux para 9, 12).

[31] En résumé, je ne suis pas convaincu que les conclusions de la SAR au sujet de la crédibilité étaient déraisonnables et qu’elles ont, de ce fait, faussé déraisonnablement son analyse concernant la protection de l’État. Comme l’a souligné le Ministre, la SAR a conclu que Mme Bishop n’a pas donné aux autorités policières de Sainte‐Lucie une possibilité suffisante de la protéger, étant donné qu’elle ne les a pas informées de l’ampleur des violences physiques qu’elle avait subies de la part de M. Arthur. De plus, elle n’a pas continué à tenter de communiquer avec la police malgré les agressions et la violence continues qu’elle subissait de la part de M. Arthur. Eu égard à la documentation sur la situation dans le pays qui indique que des mécanismes existent au niveau opérationnel pour protéger les femmes contre la violence conjugale à Sainte‐Lucie et au fait que Mme Bishop n’a pas présenté d’éléments de preuve suffisamment fiables au sujet de sa propre situation, il était loisible à la SAR de conclure que celle‐ci n’avait pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État.

[32] Je formule un dernier commentaire au sujet de la plainte de Mme Bishop quant à l’omission de la part de la SAR de tenir compte de l’expérience et de la situation personnelles de la demanderesse dans le cadre de l’analyse qu’elle a menée au sujet de la protection de l’État. Après avoir relu la Décision, je ne suis pas convaincu que la SAR a ignoré la situation de Mme Bishop. Au contraire, la SAR a explicitement tenu compte de la situation personnelle de Mme Bishop pour infirmer certaines des conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité. De plus, c’est précisément en raison du comportement particulier de Mme Bishop quant à sa seule communication avec les autorités policières de Sainte‐Lucie et quant à l’omission de sa part de dévoiler l’ampleur de la violence physique dont M. Arthur a fait montre à son endroit que la SAR a conclu que Mme Bishop n’avait pas fourni d’éléments de preuve suffisamment clairs et convaincants pour réfuter la présomption de protection de l’État. À mon avis, une attention constante à l’endroit de la situation personnelle de Mme Bishop se dégage des motifs de la Décision de la SAR.

IV. Conclusion

[33] Pour les motifs qui ont été exposés, la demande de contrôle judiciaire de Mme Bishop est rejetée. La Décision constitue une issue raisonnable fondée sur le droit et la preuve et elle possède les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité. Selon la norme du caractère raisonnable, il suffit que la décision soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et soit justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. C’est le cas en l’espèce en ce qui concerne les conclusions de la SAR au sujet de la protection de l’État.

[34] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‐3527‐21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, le tout sans frais.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‐3527‐21

 

INTITULÉ :

LOURALE BISHOP c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Luke McRae

POUR LA DEMANDEResse

 

Kevin Doyle

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Luke McRae

Bondy Immigration Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDEResse

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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