Date : 20220503
Dossier : IMM-4232-21
Référence : 2022 CF 638
Ottawa (Ontario), le 3 mai 2022
En présence de madame la juge Walker
ENTRE :
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JULIETTE KAYITESI
AMIN SAIDOV
AMIR SAIDOV
AMAN SAIDOV
ALAN SAIDOV
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demandeurs
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et
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MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L'IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Les demandeurs, Mme Juliette Kayitesi (la demanderesse principale) et ses quatre enfants mineurs, sont citoyens du Rwanda. Ils sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (SAR) le 27 mai 2021 rejetant leur demande d’asile. À l’instar de la Section de la protection des réfugiés (SPR), la SAR a conclu que la demanderesse principale n’était pas crédible et que la preuve documentaire était insuffisante pour corroborer indépendamment ses allégations. Par conséquent, elle a été déterminé que la demanderesse principale et son allégation selon laquelle elle a été agressée sexuellement par un policier n’étaient pas crédibles.
[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La SAR a admis un affidavit de la demanderesse principale qui répondait aux préoccupations marquantes de la SPR à titre de nouvelle preuve en vertu du paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 2 (LIPR). Cependant, le tribunal n’a pas abordé la question de savoir si le fait d’admette l’affidavit à titre de nouvelle preuve exigeait la tenue d’une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. Je conclus donc que la décision de la SAR n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le tribunal était assujetti selon le cadre établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov).
I.
Contexte
[3] La demanderesse principale exploite un commerce de produits alimentaires au Rwanda. Elle allègue qu’un policier (N) l’a agressé sexuellement lorsqu’elle s’est rendue dans un poste de police à Butare, le 11 novembre 2019, pour dénoncer un de ses clients qui lui devait une somme d’argent. La demanderesse principale prétend qu’elle s’est rendue à une station de police à Kigali le lendemain afin de porter plainte contre le policier N. Elle prétend aussi avoir été l’objet d’arrestation et de convocations injustifiées après avoir tenté de déposer sa plainte.
[4] Les demandeurs ont quitté le Rwanda le 18 décembre 2019 pour se rendre aux États-Unis. Le 20 décembre 2019, ils sont entrés au Canada où ils ont demandé l’asile. La demanderesse principale craint le mauvais traitement des policiers rwandais. En outre, elle craint être persécutée en tant que « femme seule »
au Rwanda.
[5] Le 18 novembre 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs, ayant jugé que le témoignage de la demanderesse principale n’était pas crédible. Plus précisément, le tribunal a identifié des contradictions entre le témoignage de la demanderesse principale et le rapport médical qu’elle a déposé en preuve, en plus de relever des incongruités dans le rapport médical lui-même. De plus, sa crédibilité fut mise à mal en raison de son omission de mentionner dans son formulaire Fondement de la demande d’asile deux visites des agents de persécution à son domicile. Ensuite, la SPR n’a attribué aucune valeur probante à une convocation de police datée du 22 novembre 2019, et a jugé comme inauthentique une lettre du procureur national visant à amener de force la demanderesse principale. Le tribunal a aussi conclu que les photographies prises par sa sœur où on y voit la demanderesse principale menottée et assise sur la banquette arrière extérieure d’une camionnette qui n’est pas identifiée aux armoires de la police n’étaient pas susceptibles de rehausser sa crédibilité et ne prouvaient pas qu’elle ait été arrêtée. Enfin, la SPR a déterminé que la demanderesse principale n’a pas démontré qu’elle appartenait au groupe social des « femmes seules »
.
[6] Les demandeurs interjettent appel de la décision de la SPR.
II.
La décision de la SAR
[7] La SAR estime que la SPR a manqué à un principe d’équité procédurale en ne donnant pas aux demandeurs l’opportunité de se faire entendre au sujet de ses préoccupations déterminantes relatives aux documents soumis en preuve. Cependant, la SAR conclut qu’elle est en mesure de rendre une décision correcte en raison de son admission en preuve d’un affidavit de la demanderesse principale dans lequel elle offre des explications relatives à des incohérences importantes que la SPR a identifiées dans ses documents.
[8] Les conclusions déterminantes de la SAR sont les suivantes :
Le rapport médical déposé en preuve ne corrobore pas que la demanderesse principale fut victime d’une agression sexuelle en novembre 2019 et la contredit quant à ses principales plaintes en arrivant à l’hôpital. Cela affecte la crédibilité de la demanderesse principale.
La SPR a eu raison de conclure au manque de valeur probante du rapport médical en raison d’une erreur dans son en-tête, et de la date de la consultation médicale qui contredit la demanderesse principale.
La SPR a fait défaut de considérer les Directives no 4 du Président portant sur les revendicatrices au statut de réfugié craignant d’être persécuté en raison de leur sexe (« Directives ») en considérant les réponses de la demanderesse principale relative à la question de son amnésie. Toutefois, la SAR détermine que cette erreur n’est pas déterminante dans le cadre de l’appel.
[9] Pour tous ces motifs, la SAR conclut, tout comme la SPR, que la demanderesse principale n’est généralement pas crédible. La SAR estime que la demanderesse principale n’a pas établi qu’elle a été violée par un policier en novembre 2019. Puisqu’elle n’a pas établi les faits à l’origine de sa crainte, il en résulte que la SAR ne croit pas qu’elle ait porté plainte contre le policier l’ayant violé et les événements qui s’en sont suivis.
[10] La SAR examine les autres preuves écrites soumises par les demandeurs. Le tribunal a considéré : la convocation policière; la lettre du procureur national; et les deux photos où on aperçoit la demanderesse principale menottée et assise sur la banquette arrière extérieure d’une camionnette qui n’est pas identifiée aux armoires de la police. Pour divers motifs, la SAR affirme que ces documents n’ont pas suffisamment de valeur probante pour corroborer indépendamment les allégations de la demanderesse principale que le tribunal n’a pas jugées crédibles.
III.
Analyse
[11] La question en l’espèce est celle de déterminer si la décision de la SAR est raisonnable. Pour ce faire, une question préliminaire et déterminante devra être abordée : La SAR a-t-elle erré en ne fournissant pas d’analyse sur la possibilité de tenir une audience au titre du paragraphe 110(6) de la LIPR?
[12] La norme de contrôle applicable aux décisions de la SAR portant sur la crédibilité et l’évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Vavilov aux para 10, 23; Hundal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 72 au para 16 (Hundal)).
[13] Les demandeurs soutiennent que la SAR commet une erreur importante puisqu’elle ne se demande pas si le fait d’admettre l’affidavit de la demanderesse principale à titre de nouvelle preuve exige la tenue d’une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR. Ils affirment que le fardeau de cette détermination incombe à la SAR, et ce, même s’ils n’avaient pas demandé une telle audience (Zhuo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 911 au para 11; Tchangouec Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 334 aux paras 12, 18 (Tchangouec)). Les demandeurs soulignent que la décision de la SAR est muette au sujet de l’application du paragraphe 110(6); on ne trouve nulle part dans la décision le mot « audience »
. Par conséquent, il est impossible de connaître la raison pour laquelle une audience n’a pas été accordée.
[14] En revanche, le défendeur souligne que les demandeurs ont expressément indiqué ne pas requérir une audience dans leur dossier d’appel. En plus, ils n’ont pas fourni de soumissions expliquant pourquoi la SAR devait tenir une audience à la lumière de l’admission de l’affidavit de la demanderesse principale (Règle 3(3)(d)(ii) des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 (Règles). Le défendeur prétend que les demandeurs ne considéraient donc pas que leur nouvelle preuve satisfaisait aux critères du paragraphe 110(6) de la LIPR. Selon le défendeur, il ressort de la décision que la SAR a déterminé que la nouvelle preuve ne soulevait pas une question importante en ce qui concerne la crédibilité de la demanderesse principale; elle n’a donc commis aucune erreur en n’exerçant pas son pouvoir discrétionnaire de tenir une audience (Boyce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 922 aux paras 48-49).
[15] Il faut d’abord identifier l’argument précis des demandeurs. Ils soutiennent que la SAR aurait dû fournir une analyse démontrant qu’elle a considéré la possibilité d’accorder une audience; ils ne soutiennent pas que la SAR aurait dû tenir une audience.
[16] Je suis d’accord avec les demandeurs que c’est à la SAR qu’incombe le fardeau de déterminer si une audience est justifiée en vertu du paragraphe 110(6). Une fois que l’affidavit de la demanderesse principale a été admis à titre de nouvelle preuve en vertu de l’article 110(4) de la LIPR, le tribunal aurait dû s’acquitter de son fardeau en analysant la possibilité d’accorder une audience aux demandeurs.
[17] Dans l’affaire Tchangouec (au para 18), ma collègue, la juge Roussel (son titre à l’époque), a conclu que la SAR avait commis une erreur « en n’effectuant pas une analyse appropriée pour déterminer si les critères motivant la tenue d’une audience aux termes du paragraphe 110(6) de la LIPR »
et ce, même si la décision de tenir une audience est un pouvoir discrétionnaire. En l’espèce, la décision de la SAR ne contient aucune analyse ou mention du paragraphe 110(6) ou des critères pertinents de ce paragraphe.
[18] Le défendeur soutient que les demandeurs en l’espèce ont expressément déclaré qu’ils ne requéraient aucune audience, et que dans ces circonstances, la Cour ne peut pas reprocher à la SAR de ne pas avoir considéré la possibilité d’accorder une audience aux demandeurs. Afin d’aborder cet argument, je cite la Déclaration écrite des demandeurs à la SAR en vertu du sous‑alinéas 3(3)(g)ii) et 9(2)f)ii) des Règles :
Les Appelants ne requièrent aucune audience. Toutefois, si le tribunal considère nécessaire de tenir une audience dans le présent dossier, les Appelants et leur représentant désigné s’engagent à être disponibles afin d’assister à l’audience.
[19] La Cour s’est récemment penchée sur la question de l’obligation d’un demandeur de demander une audience. Dans l’affaire Hundal (au para 24), mon collègue, le juge Diner, a remarqué « que, selon la LIPR, aucune partie n’est tenue de solliciter une audience ou de convaincre la SAR d’en convoquer une, et qu’il incombe à la SAR de s’acquitter du fardeau d’aborder la question du pouvoir discrétionnaire (Horvath au para 18; Zhuo au para 11) »
.
[20] Je reconnais que le demandeur dans l’affaire Hundal a sollicité une audience (Hundal au para 25). Cependant, dans l’affaire Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147 au para 16 (Horvath), la Cour a précisé que les demandeurs avaient indiqué dans leur mémoire d’appel ne pas solliciter une audience à la SAR, « sauf si elle n’arrive pas à substituer sa décision à celle de [la Section de la protection des réfugiés] »
. La Cour a conclu (Horvath au para 18) :
[18] … Toutefois, ni la LIPR ni les Règles de la Section d’appel des réfugiés n’obligent les appelants à solliciter une audience à la Section d’appel des réfugiés ni à la convaincre que les circonstances la justifient. Il appartient à la Section d’appel des réfugiés de choisir le critère législatif pertinent et de l’appliquer raisonnablement : Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 911, au paragraphe 11; voir aussi Strachn c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 984, au paragraphe 34; Boyce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 922, aux paragraphes 47 et 48.
[21] En l’espèce, les demandeurs n’ont pas demandé d’audience. Toutefois, ils ont indiqué que si la SAR considérait qu’il était nécessaire de tenir une audience, ils se rendraient disponibles afin d’y assister. À mon avis, par cette déclaration, les demandeurs ont effectivement reconnu qu’il appartient à la SAR de déterminer si une audience est justifiée dans les circonstances. Conformément à la LIPR et la jurisprudence de cette Cour, il incombait à la SAR d’effectuer sa propre analyse pour déterminer si les critères motivant la tenue d’une audience en vertu du paragraphe 110(6) de la LIPR étaient satisfaits et, le cas échéant, de déterminer si elle devait exercer son pouvoir discrétionnaire de tenir une audience.
[22] Je conclus donc que la SAR a commis une erreur suffisamment importante pour rendre sa décision déraisonnable. Cette erreur justifie en soi l’intervention de la Cour. L’affidavit de la demanderesse principale était directement lié à sa crédibilité générale et aux motifs déterminants de la SPR. Une telle situation exige que la SAR justifie clairement, à l’aide d’un raisonnement cohérent et transparent, sa décision de ne pas tenir d’audience (Hundal, au para 28; Vavilov aux paras 85, 128). Or, la SAR ne mentionne même pas le paragraphe 110(6) ou les critères pertinents du paragraphe dans la décision.
[23] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur qu’il « ressort clairement » de la décision que la SAR conclut que l’affidavit de la demanderesse principale ne soulève pas une question importante en ce qui concerne sa crédibilité, un des critères du paragraphe 110(6). En l’absence de toute analyse des critères contenus à ce paragraphe, il n’est même pas possible de savoir si la SAR considère la tenue d’une audience, et si oui, de connaître la raison pour laquelle une audience n’est pas accordée.
[24] Il n’est pas nécessaire d’examiner les autres arguments avancés par les demandeurs à l’encontre de la décision, puisque l’omission par la SAR de déterminer si une audience est justifiée en vertu du paragraphe 110(6) est une faille décisive. Si, lors du réexamen du dossier par la SAR, elle conclut que les critères énumérés au paragraphe 110(6) sont satisfaits, cette conclusion pourrait influer sur l’issue ultime de la demande d’asile des demandeurs.
[25] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens qu’il n’y en a aucune.
JUGEMENT DU DOSSIER DE LA COUR IMM-4232-21
LA COUR STATUE que :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
Aucune question de portée générale n’est certifiée.
« Elizabeth Walker »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-4232-21
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INTITULÉ :
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JULIETTE KAYITESI, AMIN SAIDOV, AMIR SAIDOV, AMAN SAIDOV, ALAN SAIDOV c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 26 avril 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LA JUGE WALKER
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DATE DES MOTIFS :
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LE 3 MAI 2022
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COMPARUTIONS :
Me Saïd Le Ber-Assiani
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Pour les demanderesses
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Me Patrica Nobl
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Pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Saïd Le Ber-Assiani
Avocat
Montréal (Québec)
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Pour les demanderesses
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Procureur général du Canada
Montréal (Québec)
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Pour le défendeur
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