Date : 20220503
Dossier : T‑146‑22
Référence : 2022 CF 646
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Edmonton (Alberta), le 3 mai 2022
En présence de madame la protonotaire Catherine A. Coughlan
ENTRE :
|
OLIVER KING
|
demandeur
|
et
|
POLIZEIPRASISIUM STUTTGART D’ALLEMAGNE et LANDGRECHT STUTTGART D’ALLEMAGNE
|
défendeurs
|
JUGEMENT ET MOTIFS
I.
Aperçu
[1] Les défendeurs sollicitent, par voie de requête présentée en vertu des alinéas 221(1)a) et f) des Règles des Cours fédérales [les Règles], une ordonnance radiant la déclaration du demandeur, et ce, sans autorisation de la modifier, au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action, ou qu’elle est frivole et vexatoire, et qu’elle constitue autrement un abus de procédure. Subsidiairement, les défendeurs soutiennent que la déclaration ne leur a pas été dûment signifiée, comme l’exigent l’article 137 et le paragraphe 203(1) des Règles, et qu’elle doit être rejetée.
[2] Le demandeur, Oliver King, agit pour son propre compte. M. King a déposé une déclaration d’une page contre deux entités allemandes : la première est la « Polizeiprasisium [sic] d’Allemagne »
, et la seconde le « Landgrecht [sic] Stuttgart d’Allemagne »
, soit respectivement la préfecture de police et le tribunal régional de Stuttgart, en Allemagne.
[3] Dans la déclaration, bien qu’elle soit plutôt difficile à suivre, il est allégué que le demandeur a été embauché par une investisseuse en Allemagne pour évaluer une société qu’elle voulait acheter à son partenaire d’affaires. Le demandeur prétend que l’investisseuse a refusé de payer le rapport qu’il avait produit et que la police et le tribunal de Stuttgart se sont ensuite servis du rapport pour déclarer le partenaire d’affaires coupable de détournement de fonds. Il prétend également que l’utilisation du rapport d’évaluation par la police et le tribunal de Stuttgart constitue une violation du droit d’auteur, et il demande réparation pour cette violation alléguée. Il demande également réparation contre le tribunal de Stuttgart au motif que celui‑ci ne lui a pas accordé de jugement dans l’affaire civile connexe contre l’investisseuse.
[4] Au total, le demandeur réclame 750 000 euros au tribunal de Stuttgart pour le défaut de lui accorder un jugement et 250 000 euros chacun au tribunal et à la police de Stuttgart pour violation du droit d’auteur. Il réclame également 100 000 $ à titre de compensation pour les honoraires de ses avocats en Allemagne.
A.
La question préliminaire
[5] Après réception des dossiers de requête des parties, il est devenu évident que les deux défendeurs désignés, des organes d'un état étranger, pouvaient bénéficier de l’immunité de juridiction devant les tribunaux au Canada. Comme aucune des parties n’avait abordé cette question dans son dossier de requête, la Cour a donné la directive suivante avant l’audition de la requête : [TRADUCTION] « À l’audition de la requête en radiation des défendeurs, qui est prévue le mardi 12 avril 2022, les parties devront traiter de la pertinence et de l’application de la Loi sur l’immunité des États, LRC 1985, c S‑18, et, en particulier, de l’article 3 relativement à la présente instance. »
[6] Lors de la présentation de la requête en radiation de la déclaration, les défendeurs ont cherché à modifier leur avis de requête afin d’invoquer, à titre de motif supplémentaire d’ordre juridictionnel à l’appui de leur requête, l’immunité de juridiction dont peut bénéficier un État étranger en vertu de la Loi sur l’immunité des États [la LIE]. Toutefois, comme l’a souligné la Cour d’appel de l’Ontario aux paragraphes 16 à 18 de l’arrêt Schreiber v Federal Republic of Germany, 2001 CanLII 23999 (ONCA), que la Cour suprême du Canada a confirmé dans l’arrêt Schreiber c Canada (Procureur général), 2002 CSC 62, [2002] 3 RCS 269, le critère du caractère [traduction] « évident et manifeste »
applicable à une requête en radiation ne peut s’appliquer aux revendications d’immunité de juridiction :
[traduction]
[16] […] Par cette revendication se trouve contestée l’obligation de l’État étranger de se soumettre à la juridiction du tribunal. Tant que cette contestation n’est pas tranchée, l’action ne peut suivre son cours. Contrairement au tribunal appelé à se prononcer sur l’allégation qu’une déclaration ne révèle aucune cause d’action, le tribunal qui doit trancher une revendication d’immunité ne peut suspendre son jugement jusqu’à la fin du procès. Il ne peut y avoir procès tant que la question de savoir si l’État étranger doit se soumettre à la juridiction du tribunal n’est pas tranchée.
[17] La Loi sur l’immunité des États prévoit clairement que la revendication est tranchée sur le fond avant que l’action ne suive son cours. Suivant l’alinéa 4(2)c), l’État étranger qui « fait un acte de procédure dans l’instance » se soumet à la juridiction du tribunal. Mais, en vertu de l’alinéa 4(3)b), l’État étranger peut comparaître à l’instance pour invoquer l’immunité de juridiction exclusivement, et ce, sans se soumettre à la juridiction du tribunal. Toutefois, hormis la revendication de l’immunité, la participation à l’instance pourrait faire perdre à l’État étranger toute immunité à laquelle il aurait autrement droit.
[18] Si, dans le cadre d’une requête en rejet fondée sur une revendication d’immunité de juridiction, le tribunal concluait qu’il n’est pas « évident et manifeste » que l’immunité devrait être reconnue, l’action pourrait être instruite et l’État étranger serait alors pris dans un dilemme difficile : ou bien ne pas participer au procès et ainsi s’exposer à une issue défavorable, ou bien y participer et ainsi ne pas se voir reconnaître l’immunité. L’objet de la Loi sur l’immunité des États n’est réalisable que si les revendications d’immunité sont tranchées sur le fond avant que tout autre acte ne soit posé dans le cadre de l’action.
[7] La Cour doit donc trancher la revendication d’immunité de juridiction sur le fond avant d’examiner la requête en radiation des défendeurs. Cela exige de répondre aux questions suivantes :
1. Les défendeurs sont‑ils assimilés à un État étranger au sens de la LIE?
2. Dans l’affirmative, existe‑t‑il une présomption selon laquelle la LIE rend l’action du demandeur irrecevable?
3. Les faits en l’espèce ouvrent‑ils la porte à une exception à l’immunité conférée par la LIE qui permet à la Cour de se déclarer compétente pour statuer sur l’action et d’examiner la requête en radiation que les défendeurs ont déposée en vertu de l’article 221 des Règles?
B.
Les défendeurs sont‑ils assimilés à un État étranger?
[8] Au sens de la LIE, sont assimilés à un État étranger :
a) le chef ou souverain de cet État ou d’une subdivision politique de celui‑ci, dans l’exercice de ses fonctions officielles;
b) le gouvernement et les ministères de cet État ou de ses subdivisions politiques, ainsi que les organismes de cet État;
c) les subdivisions politiques de cet État.
[9] En outre, toujours au sens de la LIE, une subdivision politique s’entend de toute province, tout état ou toute autre subdivision politique similaire d’un État étranger à régime fédéral.
[10] À l’appui de leur requête, les défendeurs ont déposé l’affidavit de Tatjana Grgic. Mme Grgic déclare qu’elle est la procureure en chef de l’État fédéré du Bade‑Wurtemberg, l’un des 16 États fédérés d’Allemagne et l’entité juridique et publique dont relèvent la Polizeipräsidium Stuttgart et le Landgericht Stuttgart d’Allemagne. Fait important que signale Mme Grgic, les deux défendeurs désignés ne sont pas des entités juridiques autonomes; il s’agit de divisions de l’État fédéré du Bade‑Wurtemberg.
[11] Que les deux défendeurs désignés soient des subdivisions d’un État étranger et qu’il existe une présomption selon laquelle la LIE s’applique à la présente instance, cela ne prête donc aucunement à controverse.
C.
La LIE rend‑elle l’action irrecevable?
[12] Le paragraphe 3(1) de la LIE prévoit ce qui suit :
|
|
[13] Le paragraphe 3(2) de la LIE prévoit ce qui suit :
|
|
[14] Comme l’a conclu la Cour suprême du Canada aux paragraphes 34 et 35 de l’arrêt Kazemi (Succession) c République islamique d’Iran, 2014 CSC 62, [2014] 3 RCS 176, « l’immunité des États constitue un “obstacle procédural” qui empêche les tribunaux nationaux d’exercer leur juridiction sur des États étrangers […]. En ce sens, l’immunité des États empêche les tribunaux nationaux de juger au fond une poursuite intentée contre un État étranger ou ses agents »
. Comme l’a expliqué la Cour suprême, l’immunité des États demeure l’un des principes fondateurs des relations entre États indépendants, qui garantit la fidélité de chaque nation et de l’ordre international aux principes de souveraineté et d’égalité. « La souveraineté garantit que l’État peut exercer son autorité à l’égard de personnes et de faits sur son territoire sans ingérence externe indue. En droit international, le principe de l’égalité reconnaît qu’aucun État n’est au‑dessus d’un autre dans l’ordre international […] »
.
[15] Je conclus donc qu’il existe une présomption selon laquelle la LIE rend l’action irrecevable, sous réserve des exceptions qui y sont prévues.
D.
Les faits en l’espèce ouvrent‑ils la porte à une exception à l’immunité?
[16] Bien que la LIE constitue un obstacle procédural aux actions contre des États étrangers, elle prévoit quelques exceptions à la vaste portée de cette immunité. Outre s’il y renonce, l’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité dans les affaires découlant d’un décès, de dommages corporels ou de dommages aux biens survenus au Canada, ou encore dans les affaires liées à ses activités commerciales. La LIE ne s’applique pas non plus aux poursuites pénales.
[17] À l’audience de la présente affaire, le demandeur a soutenu que l’exception prévue à l’alinéa 6b) de la LIE s’appliquait et qu'il constituait le fondement de la compétence de la Cour fédérale. Cette exception est la suivante : « L’État étranger ne bénéficie pas de l’immunité de juridiction dans les actions découlant : […] b) des dommages aux biens ou perte de ceux‑ci survenus au Canada. »
[18] À l’appui de sa thèse, le demandeur a déposé son propre affidavit auquel il a joint une déclaration non solennelle de Kristina Jakimovska. Mme Jakimovska est, selon sa propre description, une professeure qui a embauché le demandeur pour préparer le rapport d’évaluation, et elle affirme que celui‑ci a été remis à l’investisseuse au consulat du Canada à Thessalonique, en Grèce. Elle ajoute que l’investisseuse a utilisé le rapport d’évaluation en Allemagne sans son autorisation ni celle du demandeur, et sans l’avoir payé.
[19] À l’audience de la présente requête, le demandeur a tenté de s’appuyer sur la déclaration non solennelle de Mme Jakimovska pour soutenir que le fait que les défendeurs se sont servis du rapport sans autorisation et sans l’avoir payé équivalait, pour lui, à une perte de biens survenue au Canada. Le demandeur semble ainsi prétendre que le fait qu’il n’a pas été payé pour le rapport, qu’il décrit comme son bien, ouvre la porte à l’exception à l’immunité prévue à l’alinéa 6b). Je ne suis pas de cet avis. Même en les interprétant de la façon la plus généreuse qui soit, les prétentions du demandeur selon lesquelles il a subi une perte ou une destruction de biens visée à l’alinéa 6b) ne sont pas corroborées par les faits. Il est manifeste que la demande de réparation financière du demandeur découle plutôt d’une perte purement économique, et non d’une perte ou d’une destruction de biens survenue au Canada répondant à l’exception visée à l’alinéa 6b).
[20] Au paragraphe 27 de l’arrêt United States of America v Friedland, 1999 CanLII 2432 (ON CA), la Cour d’appel de l’Ontario a considéré que, selon une interprétation appropriée, l’alinéa 6b) vise exclusivement les dommages matériels et la perte ou la destruction de biens :
[traduction]
[27] À notre avis, l’alinéa 6b) n’est d’aucun secours à Friedland. À première vue, l’expression « dommages aux biens ou perte de ceux‑ci » s’entend de dommages matériels et de la perte ou de la destruction de biens. L’applicabilité de l’alinéa 6b) dépend de la nature des dommages subis plutôt que de la nature de la réparation demandée. L’interprétation que l’avocat de Friedland implore la Cour d'adopter permettrait à une partie d’invoquer l’alinéa 6b) dès lors qu’il est possible d’attribuer une valeur financière à des dommages subis, une interprétation qui est trop large et qui ne découle pas du sens ordinaire du libellé de l’article. Selon l’interprétation conventionnelle et internationalement reconnue, l’exception découlant de la perte de biens n’est applicable qu’en cas de dommages physiques et de destruction de biens; elle ne s’étend pas aux pertes purement économiques. Nous ne pouvons convenir que l’intention du législateur était de donner à l’expression « dommages aux biens ou perte de ceux‑ci » un sens qui diverge considérablement de l’interprétation conventionnelle et internationalement reconnue.
[21] Je conclus donc que l’argument du demandeur selon lequel il a subi une perte de biens au Canada visée à l’alinéa 6b) n’est pas fondé, et que les faits en l’espèce ne répondent pas à l’exemption prévue par cet alinéa.
II.
Conclusion
[22] Étant parvenue à cette conclusion, je suis convaincue que l’article 3 de la LIE rend irrecevable la déclaration du demandeur contre les deux défendeurs de l’État fédéré allemand, et qu’aucune exception ne permet d’échapper à la vaste portée de cette immunité. De ce fait, la Cour n’a pas compétence pour entendre l’action du demandeur. Par suite, la Cour n’a pas non plus compétence pour entendre la requête que les défendeurs ont déposée en vertu de l’article 221 des Règles.
[23] L’action est rejetée, et la requête des défendeurs est à tous autres égards rejetée également.
[24] Les deux parties ont sollicité les dépens en l’espèce, mais, compte tenu des motifs de rejet de l’action que j’ai exposés, aucuns dépens ne seront adjugés.
JUGEMENT dans le dossier T‑146‑22
LA COUR STATUE que :
1. L’action est rejetée;
2. La requête en radiation est à tous autres égards rejetée également.
« Catherine A. Coughlan »
Protonotaire
Traduction certifiée conforme
M. Deslippes
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
T‑146‑22
|
INTITULÉ :
|
OLIVER KING c POLIZEIPRASISIUM STUTTGART D’ALLEMAGNE et LANDGRECHT STUTTGART D’ALLEMAGNE
|
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
Vancouver (Colombie‑Britannique)
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 12 AVRIL 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LA PROTONOTAIRE COUGHLAN
|
DATE DES MOTIFS :
|
LE 3 MAI 2022
|
COMPARUTIONS :
Oliver King
|
LE DEMANDEUR
(POUR SON PROPRE COMPTE)
|
Joan M. Young
Mala Milanese
|
POUR LES DÉFENDEURS
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
McMillan S.E.N.C.R.L., s.r.l.
Cabinet d’avocats
Vancouver (Colombie‑Britannique)
|
POUR LES DÉFENDEURS
|