Dossier : IMM-2011-20
Référence : 2022 CF 616
Ottawa (Ontario), le 26 avril 2022
En présence de monsieur le juge Ahmed
ENTRE :
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JAGWINDER SINGH
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demandeur
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et
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LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ |
défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Le demandeur, Jagwinder Singh, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 22 janvier 2020 par laquelle l’agent des visas du haut‑commissariat du Canada à New Delhi, en Inde (l’agent), a rejeté sa demande de permis de travail au motif qu’il est interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations en application de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). L’agent a conclu que le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR.
[2] Le demandeur soutient que la décision de l’agent est déraisonnable parce qu’il n’a pas examiné d’importants éléments de preuve au dossier lorsqu’il a tiré sa conclusion quant à l’existence de fausses déclarations.
[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II. Les faits
A. Le demandeur
[4] Le demandeur est un citoyen indien de 25 ans. Sa femme, Jaspreet Kaur (Mme Kaur), et lui se sont mariés le 22 octobre 2017. Mme Kaur a entamé des études au Canada en mai 2019.
[5] Le 20 février 2018, le demandeur et Mme Kaur ont passé une entrevue au bureau des visas à New Delhi dans le cadre de la première demande de permis d’études de Mme Kaur. Cette demande a d’abord été rejetée le 20 septembre 2018 parce que la lettre d’admission de Mme Kaur était expirée. Cependant, la demande a ensuite été accueillie après qu’une nouvelle lettre d’admission ait été présentée.
[6] En juillet 2019, le demandeur a présenté une demande de permis de travail ouvert à titre d’époux d’une étrangère étudiant au Canada. Le 25 septembre 2019, il a passé une entrevue au bureau des visas à New Delhi.
[7] Le 3 octobre 2019, le demandeur a reçu une lettre d’équité procédurale dans laquelle étaient soulevés des doutes quant à l’authenticité du mariage. Dans sa réponse à la lettre d’équité procédurale, le demandeur a joint les documents suivants : des affidavits souscrits par des personnes qui confirmaient leur présence au mariage, l’invitation au mariage, des photos du mariage, ainsi que des relevés de clavardage et d’appels sur WhatsApp datés de mai 2019 à septembre 2019.
B. La décision faisant l’objet du contrôle
[8] Dans une lettre du 22 janvier 2020, l’agent a rejeté la demande de permis de travail du demandeur au motif qu’il était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR.
[9] L’agent a conclu que le mariage du demandeur n’était pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR. Dans ses notes consignées dans le système mondial de gestion des cas (le SMGC), qui faisaient partie des motifs de sa décision, l’agent a relevé plusieurs incohérences dans la demande du demandeur, y compris les suivantes :
Le demandeur ne connaissait pas bien son épouse : il était incapable de dire ce qu’elle faisait lorsqu’elle n’était pas en classe ou au travail et ne savait pas à quel moment elle terminerait ses études au Canada. L’agent a conclu que le demandeur et Mme Kaur communiquaient ensemble uniquement dans le but de constituer une preuve à l’appui de la demande du demandeur, et non dans l’intention de développer une véritable relation conjugale.
Le demandeur a affirmé que le mariage avait rassemblé entre 400 et 500 personnes, mais les photos montraient une foule beaucoup moins nombreuse.
Le demandeur a indiqué que, pour leur mariage, la famille de Mme Kaur lui avait offert une chaîne en or, sa famille avait offert à Mme Kaur un ensemble de bijoux en or, et il lui avait donné une montre. Cependant, lors d’une entrevue précédente, il avait affirmé qu’aucun cadeau n’avait été échangé ni reçu.
Le demandeur a affirmé que sa mère, sa sœur et sa belle‑sœur ont voyagé avec lui et Mme Kaur lorsqu’ils ont visité des proches après le mariage. Toutefois, lors de sa précédente entrevue, il avait indiqué que seules sa mère et sa sœur les accompagnaient.
[10] L’agent a conclu que les doutes soulevés dans la lettre d’équité procédurale au sujet du mariage du demandeur n’avaient pas été dissipés. Il a conclu que le mariage du demandeur n’était pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la LIPR, au sens du paragraphe 4(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR), ce qui aurait pu entraîner une erreur dans l’application de la LIPR en contravention de l’article 40 de la LIPR.
III. La question en litige et la norme de contrôle
[11] La seule question en litige dans la demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision de l’agent est raisonnable.
[12] Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la décision de l’agent de refuser la demande de permis de travail est celle de la décision raisonnable. Je suis du même avis (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 764 au para 12; Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 16‑17).
[13] La norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureuse (Vavilov, aux para 12‑13). La cour de révision doit déterminer si la décision qui fait l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont disposait le décideur et de l’incidence de la décision sur ceux qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88‑90, 94, 133‑135).
[14] Pour qu’une décision soit déraisonnable, le demandeur doit établir que celle‑ci comporte des lacunes qui sont suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet des décisions qui justifieront une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni représenter une « erreur mineure »
(Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).
IV. Analyse
[15] L’alinéa 40(1)a) de la LIPR énonce les circonstances dans lesquelles un étranger est considéré comme interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations :
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[16] Le paragraphe 4(1) du RIPR prévoit ce qui suit :
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[17] L’agent s’est fondé sur sa conclusion que le mariage du demandeur n’était pas authentique pour conclure qu’il a fait de fausses déclarations au sens de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR.
[18] Selon le demandeur, l’agent a commis une erreur en faisant abstraction d’importants éléments de preuve au dossier lorsqu’il a tiré sa conclusion quant à l’existence de fausses déclarations. Il fait également valoir que l’agent n’a pas adéquatement justifié sa décision à la lumière du dossier et des réponses qu’il a fournies à l’entrevue.
[19] Le défendeur soutient que la Cour a reconnu que les étrangers qui présentent une demande pour venir au Canada sous le régime de la LIPR ont une obligation de franchise qui les oblige à divulguer les faits importants (Bodine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 848 aux para 41‑42). Le défendeur fait valoir que le demandeur a omis des faits importants et n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour convaincre l’agent de l’authenticité de son mariage. Le défendeur soutient aussi que, dans sa réponse à la lettre d’équité procédurale, le demandeur n’a pas abordé les incohérences soulevées par l’agent.
[20] Je conviens avec le défendeur qu’il incombe au demandeur de présenter suffisamment de renseignements pour dissiper les doutes de l’agent quant à l’authenticité de son mariage (Maan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 118 au para 25). Néanmoins, avant de pouvoir conclure qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour prouver l’authenticité d’un mariage, l’agent doit d’abord évaluer l’ensemble de la preuve au dossier et expliquer pourquoi elle n’est pas adéquate. En l’espèce, je conclus que l’agent a réalisé un examen sélectif de la preuve. Sa conclusion n’est pas justifiée à la lumière des faits. Pour cette raison, la décision ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable.
[21] Le décideur est présumé avoir apprécié toute la preuve au dossier et n’est pas tenu de faire des observations sur chacun des éléments de preuve dans sa décision (Jama c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1459 au para 17). Cependant, lorsqu’une preuve contradictoire est au cœur des doutes du décideur, il devient important de l’analyser expressément (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17; Cezair c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 886 au para 27).
[22] Je soulignerais d’abord que les motifs de l’agent mettent l’accent sur les incohérences concernant l’échange de cadeaux de mariage et le nombre de participants à la cérémonie. Ces conclusions témoignent des doutes de l’agent à savoir si le mariage a bien eu lieu. Or, ses motifs font abstraction des affidavits présentés par le demandeur pour dissiper les doutes soulevés dans la lettre d’équité procédurale. Ces affidavits sont souscrits par des personnes, y compris le maire du village du demandeur, qui confirment leur présence au mariage du 22 octobre 2017. Ces affidavits, qui n’abordent pas l’authenticité du mariage en tant que tel selon le défendeur, confirment qu’une cérémonie de mariage a bel et bien eu lieu.
[23] En outre, je conviens avec le demandeur que, lorsqu’il a tiré une conclusion défavorable du fait que le mariage s’est déroulé de manière précipitée, l’agent n’a pas tenu compte de son explication selon laquelle son père et celui de Mme Kaur étaient amis. Il n’est pas rare que les mariages indiens arrangés se célèbrent rapidement lorsque les deux familles se connaissent.
[24] Un examen de la décision de l’agent donne à penser qu’il a trop insisté sur la cérémonie de mariage en tant que telle et n’a pas dûment examiné l’évolution de la relation entre le demandeur et Mme Kaur après leur mariage. Rien dans les notes prises par l’agent durant l’entrevue n’indique qu’il a questionné le demandeur au sujet de l’évolution de sa relation pendant les 18 mois où le couple est resté uni après le mariage et avant le départ de Mme Kaur pour le Canada. Il n’a pas non plus tenu compte de cette période dans son évaluation de l’authenticité du mariage.
[25] Je conviens également avec le demandeur que les conclusions tirées par l’agent se distinguent des conclusions quant à l’existence de fausses déclarations tirées dans la décision Bains c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 57 au para 53 (Bains). Dans cette affaire, l’agent avait conclu que la femme du demandeur avait accepté de le marier pour faciliter la réunification de sa famille au Canada (au para 61). En l’espèce, toutefois, le dossier montre qu’au moment du mariage, Mme Kaur n’avait pas de permis d’études et que rien ne garantissait que sa demande en vue d’étudier au Canada serait accueillie. Par conséquent, la conclusion de l’agent selon laquelle le mariage visait principalement l’acquisition d’un statut d’immigrant ne découle pas de la preuve au dossier.
[26] En outre, je ne suis pas convaincu que la preuve appuie la conclusion de l’agent selon laquelle le manque de connaissances du demandeur au sujet de Mme Kaur indique qu’ils communiquaient uniquement dans le but de constituer une preuve à l’appui de la demande de permis de travail. Le notes prises par l’agent durant l’entrevue indiquent simplement que le demandeur ne sait pas ce que Mme Kaur fait [traduction] « lorsqu’elle n’est pas en classe ou au travail »
; les notes n’indiquent pas ce que l’agent a demandé au demandeur en ce qui concerne Mme Kaur. Les brefs motifs de l’agent ne révèlent pas comment il est arrivé à la conclusion que le demandeur connaissait mal sa femme. Par conséquent, je ne saurais juger raisonnable de conclure que le mariage n’est pas authentique simplement parce que le demandeur ne sait pas ce que sa femme fait dans ses temps libres. C’est d’autant plus vrai que les notes consignées dans le SMGC laissent supposer que le demandeur a fourni des renseignements concernant le programme d’études de Mme Kaur et sa moyenne pondérée cumulative. Le dossier comprend aussi plusieurs centaines de pages de conversations en cours sur WhatsApp entre le demandeur et Mme Kaur, notamment une preuve formée de 50 messages quotidiens sur WhatsApp ainsi que des appels vidéo réguliers.
[27] Comme la Cour l’a souligné au paragraphe 1 de la décision Seraj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 38 :
Les conclusions quant à l’existence de fausses déclarations ne doivent pas être tirées à la légère. Ces conclusions doivent être appuyées par des éléments de preuve convaincants, selon lesquels un demandeur a fait une fausse déclaration; cette conclusion expose le demandeur à d’importantes conséquences pendant une longue période, en plus de voir sa demande rejetée.
[28] Dans l’ensemble, je conclus que l’agent a accordé trop d’importance à des incohérences mineures entre les différentes entrevues du demandeur, comme les cadeaux qui ont été échangés au mariage et les personnes ayant accompagné les mariés durant les voyages qui ont suivi la cérémonie, plutôt que d’examiner l’ensemble de la preuve. Puisque l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve qui sont au cœur de l’affaire, je ne puis conclure que sa conclusion au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR était étayée par une preuve convaincante de l’existence de fausses déclarations.
[29] Qui plus est, mes réserves quant à l’intelligibilité de la décision de l’agent sont renforcées par la présence de renseignements erronés dans les notes consignées dans le SMGC. Dans ses notes consignées dans le SMGC le 31 juillet 2019, l’agent demande que le demandeur passe une entrevue et indique ce qui suit :
[traduction]
Rejets antérieurs : La demande a été rejetée à deux reprises plus tôt cette année en raison d’une preuve de fonds insuffisante et d’absence d’établissement. Le demandeur a une formation et de l’expérience de travail comme infirmier, mais a été sans emploi […]
[30] Ces renseignements sont erronés : il ressort de la preuve au dossier que le demandeur n’a jamais présenté une demande de visa auparavant, ou qu’il s’est vu refuser une telle demande, et qu’il a présenté une preuve détaillée de ses actifs en Inde. Les notes indiquent aussi que le demandeur a de l’expérience de travail en tant qu’infirmier. Or, sa demande indique clairement qu’il a une formation comme électricien. Bien que le rejet de l’agent semble principalement fondé sur les réponses fournies par le demandeur à l’entrevue du 25 septembre 2019, ces erreurs supplémentaires font état d’un manque d’intelligibilité et renforcent ma conclusion selon laquelle l’agent n’a pas réalisé un examen approfondi de la preuve au dossier.
V. Conclusion
[31] Pour ces motifs, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. L’agent n’a pas dûment tenu compte de la preuve importante au dossier et son raisonnement ne reflète pas une analyse rationnelle. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-2011-20
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
Il n’y a aucune question à certifier.
« Shirzad A. »
Juge
Traduction certifiée conforme
Mylène Boudreau
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-2011-20
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INTITULÉ :
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JAGWINDER SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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Ottawa (Ontario)
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 14 MARS 2022
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JUGEMENT ET MOTIFS :
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LE JUGE AHMED
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DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :
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LE 26 AVRIL 2022
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COMPARUTIONS :
Bjorna Shkurti
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POUR LE DEMANDEUR
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Camille Audain
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Caron & Partners LLP
Avocats
Calgary (Alberta)
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POUR LE DEMANDEUR
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Procureur général du Canada
Edmonton (Alberta)
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POUR LE DÉFENDEUR
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