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Date : 20220422


Dossier : IMM-223-21

Référence : 2022 CF 576

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 22 avril 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

ANH THOA QUAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Anh Thoa Quan, sollicite le contrôle judiciaire de la décision relative à la résidence permanente rendue le 17 novembre 2020 [la décision] par un agent de la section d’immigration [l’agent] du Haut-commissariat du Canada à Singapour. Dans la décision, l’agent a rejeté la demande de résidence permanente au Canada, dans la catégorie des investisseurs (Québec), que Mme Quan avait présentée au titre des paragraphes 11(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], et 90(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]. L’agent a rejeté la demande parce qu’il/elle n’était pas convaincu que Mme Quan cherchait vraiment à s’établir dans la province de Québec.

[2] Mme Quan demande l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à un autre agent pour nouvelle décision. Elle affirme que la conclusion de l’agent selon laquelle elle n’avait pas démontré une réelle intention de s’établir dans la province de Québec était déraisonnable. Elle soutient en outre que l’agent a manqué à l’obligation d’équité procédurale en ne l’avisant pas des préoccupations particulières qu’il/elle avait à l’égard de sa demande avant l’entrevue à laquelle elle a été convoquée.

[3] Après avoir examiné la preuve dont disposait l’agent et le droit applicable, je ne vois aucune raison d’annuler la décision de l’agent. Celui‐ci a bel et bien expliqué, en renvoyant à la preuve, pourquoi la demande de Mme Quan a été rejetée et pourquoi il n’était pas convaincu qu’elle cherchait à s’établir dans la province de Québec. La décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’agent était assujetti. En outre, à tous égards, l’agent a satisfait aux exigences en matière d’équité procédurale lorsqu’il a traité la demande de Mme Quan. Par conséquent, rien ne justifie l’intervention de la Cour.

II. Le contexte

A. Le contexte factuel

[4] Mme Quan est une citoyenne du Vietnam. Elle est née en janvier 1962, est mariée et a deux enfants adultes.

[5] Mme Quan est maintenant à la retraite, mais elle avait auparavant été dirigeante de deux sociétés. Elle avait travaillé principalement dans les domaines de la comptabilité et des services-conseils en affaires. Son époux travaille dans le domaine de la technologie de la machinerie, dans l’industrie maritime. Le couple a une valeur nette qui s’élève à plus de 2 millions de dollars, y compris des obligations, des actions et des propriétés, et il prévoit apporter plus de 1,3 million de dollars en liquidités au Canada.

[6] Mme Quan souhaiterait ouvrir un restaurant vietnamien dans le quartier chinois de Montréal, au Québec. En 2015, Mme Quan avait présenté une demande de certificat de sélection du Québec [CSQ] dans la catégorie des investisseurs. Le CSQ avait été approuvé en 2016. À la suite de l’approbation, Mme Quan a présenté une demande de résidence permanente. À l’époque, le conjoint et le fils de Mme Quan étaient inclus à titre de personnes à charge dans sa demande.

[7] En octobre 2020, Mme Quan a été convoquée à une entrevue avec l’agent du Haut-commissariat du Canada à Singapour. L’entrevue a eu lieu le 3 novembre 2020. Deux semaines plus tard, le 17 novembre 2020, la demande de résidence permanente de Mme Quan a été rejetée, car l’agent n’était pas convaincu qu’elle cherchait à s’établir dans la province de Québec, comme l’exige le paragraphe 90(2) du RIPR. La demande de réexamen présentée par Mme Quan a également été rejetée.

B. La décision de l’agent

[8] Comme c’est souvent le cas pour ce type de demande, la décision même est brève et ne comporte que quelques lignes. Cependant, les notes consignées par l’agent dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC], qui font partie de la décision, permettent de mieux comprendre son analyse et les motifs justifiant le rejet de la demande de Mme Quan. En l’espèce, l’agent a relevé plusieurs préoccupations qui, à son avis, soulevaient des doutes quant à l’intention de Mme Quan de s’établir dans la province de Québec.

[9] Premièrement, l’agent a noté que, lors de l’entrevue, Mme Quan ne semblait avoir aucune connaissance directe du domaine de la restauration et qu’elle n’avait aucune expérience dans la gestion d’un restaurant. Avant de prendre sa retraite, Mme Quan avait travaillé comme comptable, et elle aurait été experte-conseil en affaires pour des restaurants au Vietnam dans le passé, bien que cette allégation ne soit toujours pas étayée par des éléments de preuve. L’agent a en outre souligné que Mme Quan ne semblait pas connaître les différentes exigences en matière de réglementation et de permis s’appliquant aux restaurants du Québec. De plus, Mme Quan a affirmé que, si elle ne pouvait pas obtenir de permis, elle pouvait toujours cuisiner pour des connaissances à la maison. Ce commentaire a amené l’agent à se demander si Mme Quan avait vraiment un intérêt à démarrer une entreprise au Québec.

[10] Deuxièmement, l’agent était préoccupé par le fait que la famille Quan avait des liens plus forts avec la province de la Colombie-Britannique qu’avec le Québec. En effet, le fils de Mme Quan avait poursuivi des études en Colombie-Britannique pendant deux ans. Le beau-frère de Mme Quan réside également en Colombie-Britannique. L’agent a en outre souligné que la famille Quan avait envisagé la possibilité de s’installer en Colombie-Britannique en 2013. Bref, l’agent a jugé la déclaration d’intérêt de Mme Quan pour la province de Québec peu convaincante.

[11] Troisièmement, l’agent a noté que Mme Quan avait des opinions incohérentes sur la question de la réunification familiale. Mme Quan a été particulièrement émotive pendant l’entrevue lorsqu’elle a discuté de cette question, étant donné que sa fille était trop âgée pour être considérée comme une personne à charge admissible. Toutefois, Mme Quan a soudainement changé de point de vue sur la question, et a déclaré que la priorité de sa famille était de déménager à Montréal, avec ou sans sa fille.

[12] Ces diverses préoccupations ont amené l’agent à douter du fait que Mme Quan cherchait à s’établir dans la province de Québec, la province de désignation. Il a donc déclaré que Mme Quan ne pouvait obtenir la résidence permanente au titre du paragraphe 90(2) du RIPR, et sa demande a été rejetée.

C. Les dispositions applicables

[13] Les dispositions législatives applicables sont les paragraphes 11(1) et 12(2) de la LIPR, ainsi que le paragraphe 90(2) du RIPR. Ces paragraphes sont ainsi respectivement libellés :

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

11 (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

[...]

[...]

12 (2) La sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

12 (2) A foreign national may be selected as a member of the economic class on the basis of their ability to become economically established in Canada.

EN BLANC

IN BLANK

90 (1) Catégorie – Pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi, la catégorie des investisseurs (Québec) est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

90 (1) Class – For the purposes of subsection 12(2) of the Act, the Quebec investor class is prescribed as a class of persons who may become permanent residents on the basis of their ability to become economically established in Canada.

(2) Qualité – Fait partie de la catégorie des investisseurs (Québec) l’étranger qui satisfait aux exigences suivantes :

(2) Member of class – A foreign national is a member of the Quebec investor class if they

a) il cherche à s’établir dans la province de Québec;

(a) intend to reside in Quebec; and

b) il est visé par un certificat de sélection du Québec délivré par cette province.

(b) are named in a Certificat de sélection du Québec issued by Quebec.

D. La norme de contrôle

[14] Les parties conviennent que les décisions des agents de visas relatives à la résidence permanente sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, comme il est énoncé dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] (Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 721 [Tran] au para 16; Rabbani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 257 [Rabbani] au para 15). Il n’y a aucune raison de conclure autrement, car les circonstances qui se rapportent à cette première question ne se prêtent à l’application d’aucune des exceptions à la présomption de la décision raisonnable établie par la Cour suprême du Canada (Vavilov au para 17).

[15] En ce qui concerne la réelle teneur de la norme de la décision raisonnable, le cadre établi dans l’arrêt Vavilov ne représente pas un écart marqué par rapport à l’approche antérieure de la Cour suprême, telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, et dans les décisions qui en ont découlé, approche qui était fondée sur les « caractéristiques d’une décision raisonnable », soit la justification, la transparence et l’intelligibilité (Vavilov au para 99). La cour de révision doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » pour déterminer si celle-ci est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov aux para 83, 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2, 31).

[16] Avant de pouvoir annuler une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100). L’appréciation du caractère raisonnable d’une décision doit être rigoureuse, mais elle doit faire preuve de sensibilité et de respect à l’endroit du décideur administratif (Vavilov aux para 12–13). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable renvoie à une approche ancrée dans le principe de la retenue judiciaire et témoigne d’un respect envers le rôle distinct et les connaissances spécialisées des décideurs administratifs (Vavilov aux para 13, 75, 93). En d’autres termes, l’approche que doit suivre la cour de révision appelle la retenue, surtout à l’endroit des conclusions de fait et de la pondération de la preuve. En l’absence de circonstances exceptionnelles, la cour de révision ne modifiera pas les conclusions factuelles d’un décideur administratif (Vavilov aux para 125–126).

[17] En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, l’approche à adopter n’a pas changé depuis l’arrêt Vavilov (Vavilov au para 23). Il est bien établi que la norme de la décision correcte est la norme de contrôle applicable pour déterminer si un décideur s’est conformé à l’obligation d’équité procédurale et aux principes de justice fondamentale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43).

[18] Cependant, la Cour d’appel fédérale a affirmé que les questions d’équité procédurale n’étaient pas réellement soumises à une norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question juridique que la cour de révision doit trancher, et celle-ci doit être convaincue que la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs et travailleuses de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 24–25; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 54; Tiben c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 965 aux para 17–18). Cette appréciation comprend notamment les cinq facteurs contextuels non exhaustifs énoncés dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Vavilov au para 77).

[19] Par conséquent, lorsqu’une demande de contrôle judiciaire porte sur l’obligation d’équité procédurale et sur des allégations de manquements aux principes de justice fondamentale, la question fondamentale consiste à déterminer si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances de l’espèce, le processus suivi par le décideur d’un tribunal administratif était équitable et a donné aux parties concernées le droit d’être entendues ainsi que la possibilité complète et équitable d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre (CFCP au para 56; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 51–54). Il n’y a pas lieu de faire preuve de déférence envers le décideur sur des questions d’équité procédurale.

III. Analyse

A. La décision de l’agent selon laquelle Mme Quan n’avait pas démontré une réelle intention de s’établir dans la province de Québec était-elle raisonnable?

[20] Un agent d’immigration qui accorde un visa doit généralement être convaincu qu’un demandeur satisfait aux exigences de la LIPR (paragraphe 11(1)). Le paragraphe 12(2) de la LIPR prévoit en outre que certaines catégories existent pour les demandeurs qui cherchent à déménager au Canada pour des raisons économiques, pour lesquelles les exigences particulières sont énoncées dans le RIPR. Celui‐ci prévoit qu’un demandeur qui a des raisons économiques de déménager au Québec peut présenter une demande de visa au titre de la catégorie des investisseurs (Québec), qui accorde la résidence permanente du fait de la capacité du demandeur à réussir son établissement économique dans la province. Le paragraphe 90(2) du RIPR énonce que, pour devenir membre de cette catégorie, le demandeur doit : 1) posséder un CSQ; et 2) chercher à s’établir dans la province. La catégorie des investisseurs (Québec) n’impose aucune autre exigence.

[21] Mme Quan fait valoir que la conclusion de l’agent selon laquelle elle n’avait pas démontré l’intention requise de s’établir dans la province de Québec était déraisonnable. Elle soutient que les éléments de preuve qu’elle a fournis étaient amplement suffisants pour démontrer son intention de lancer une entreprise au Québec, et qu’elle a offert des réponses satisfaisantes à chaque préoccupation soulevée par l’agent lors de l’entrevue. Mme Quan affirme que, plutôt que d’appuyer sa conclusion sur la preuve fournie, l’agent a préféré spéculer sur son intention.

[22] Mme Quan soutient en outre que l’agent a appliqué le mauvais critère pour déterminer si elle avait effectivement l’intention requise. Elle est d’avis que l’agent croyait à tort qu’il devait être [traduction] « convaincu » — une norme très subjective qu’elle avait une telle intention. Mme Quan ne conteste pas le fait qu’il s’agit effectivement de la norme énoncée au paragraphe 11(1) de la LIPR. Cependant, elle soutient que le critère applicable se trouve à l’alinéa 70(1)c) du RIPR, qui prévoit qu’un agent délivre un visa de résident permanent à l’étranger si, à l’issue d’un contrôle, il est établi qu’il appartient à la catégorie au titre de laquelle il a fait la demande. Mme Quan affirme que cette dernière norme est de nature plus objective et est celle qui est appropriée dans sa situation.

[23] Malgré les observations très habiles présentées par l’avocat de Mme Quan, je ne suis pas convaincu que la décision de l’agent était déraisonnable.

[24] Je prends acte du fait qu’il ne semble pas y avoir de norme définie à respecter par un demandeur de visa qui cherche à démontrer qu’il a l’intention de s’établir dans la province de Québec. Cela étant dit, il ressort clairement de la jurisprudence que l’exercice qui consiste à déterminer l’« intention » d’un demandeur est imprégné de subjectivité. En effet, il est clairement établi en droit qu’un agent des visas a un haut degré de discrétion lorsqu’il détermine l’« intention » d’un demandeur de s’établir dans une province donnée, puisqu’il peut tenir compte de tous les indices dont il dispose (Tran au para 33; Yaman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 584 [Yaman] au para 29; Rabbani au para 43; Dhaliwal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 131 [Dhaliwal] au para 31).

[25] Mme Quan soutient qu’il était déraisonnable pour l’agent de douter de son intention de s’établir dans la province de Québec, car son affidavit confirmait cette information. Pour Mme Quan, l’information contenue dans un affidavit est présumée être vraie, à moins qu’il n’y ait une raison valable de douter de sa véracité, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. À l’appui de ses observations, Mme Quan invoque le paragraphe 5 de l’arrêt Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 [Maldonado], souvent cité, où la Cour d’appel fédérale a conclu que les éléments de preuve contenus dans un affidavit sont présumés être crédibles. Toutefois, ce précédent n’est d’aucune utilité pour Mme Quan en l’espèce, car l’arrêt Maldonado s’applique à la preuve fournie par des demandeurs d’asile, et non par des demandeurs de visa.

[26] De plus, comme l’a soutenu le ministre, la Cour d’appel fédérale a confirmé qu’un agent des visas pouvait, dans le cadre d’une entrevue, poser des questions et demander des précisions sur les déclarations d’un demandeur (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 [Kisana] au para 29). Une entrevue n’a pas simplement pour objet de contester la crédibilité des déclarations d’un demandeur, mais sert également à vérifier la suffisance de ces déclarations à l’appui d’une demande (Kisana au para 29). En l’espèce, l’agent avait des préoccupations au sujet de la demande de Mme Quan et de son intention de s’établir dans la province de Québec, et des questions ont été posées dans le but de répondre à ces préoccupations. Malheureusement pour Mme Quan, ses réponses n’ont fait qu’alimenter les doutes de l’agent à l’égard de sa demande.

[27] Je concède que l’agent a commis une erreur en tirant une inférence défavorable quant à l’intention du seul fait que le fils de Mme Quan avait étudié en Colombie-Britannique pendant deux ans. La jurisprudence de la Cour a effectivement conclu qu’il y avait peu de liens entre la décision d’un enfant d’étudier dans un établissement donné à l’extérieur du Québec, et l’intention des parents de s’établir dans la province (Yaman aux para 31–32; Dhaliwal au para 33). Je ne peux déceler aucune circonstance particulière dans la présente affaire qui me permettrait d’en arriver à une conclusion différente, d’autant plus que le fils de Mme Quan réside maintenant au Vietnam, et non en Colombie-Britannique.

[28] Cela dit, je ne suis pas convaincu que cette erreur commise par l’agent est suffisante pour rendre la décision intrinsèquement incohérente ou irrationnelle, de manière à la rendre déraisonnable. Je suis convaincu que ce n’était que l’une des nombreuses préoccupations que l’agent a soulevées au sujet de l’intention de Mme Quan de s’établir dans la province de Québec. L’arrêt Vavilov demande aux cours de révision de s’abstenir de s’attarder sur les erreurs et les faux pas mineurs commis par un décideur dans une décision, et plutôt d’intervenir seulement lorsque les lacunes de cette décision sont capitales à son raisonnement ou à sa conclusion (Vavilov, au para 100). Ce n’est pas le cas en l’espèce. De plus, je souligne que la décision met davantage l’accent sur l’incapacité de Mme Quan de répondre directement aux questions que sur le fait que son fils avait étudié en Colombie-Britannique dans le passé.

[29] Les notes de l’agent dans le SMGC sont détaillées et reflètent le fait qu’il a tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve fournis par Mme Quan, mais qu’il n’était pas finalement convaincu de l’intention de celle-ci de s’établir dans la province de Québec. Il était certainement loisible à l’agent de s’appuyer sur des facteurs tels que : les connaissances et l’expérience limitées de Mme Quan quant au domaine de la restauration et à ses plans d’affaires futurs; sa mention de la possibilité de cuisiner à la maison; son manque total de compétence en français (et sa connaissance élémentaire de l’anglais); sa visite unique au Québec en juillet 2016; et sa connaissance limitée des exigences en matière de salubrité des aliments et de permis pour ouvrir un restaurant au Québec. Pour ces motifs, je conclus qu’il n’était pas déraisonnable pour l’agent de déterminer que Mme Quan n’avait pas prouvé avoir l’intention requise de s’établir dans la province de Québec pour obtenir la résidence permanente.

[30] En fin de compte, les observations de Mme Quan expriment essentiellement son désaccord avec la décision de l’agent et l’appréciation de la preuve par celui-ci. Dans le cadre d’un contrôle judiciaire, il n’appartient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve ou de substituer ses propres conclusions à celles des agents des visas. Les agents des visas jouissent d’un vaste pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils rendent des décisions en vertu de la LIPR et du RIPR, et la Cour doit faire preuve d’une retenue considérable à l’égard de leurs décisions, compte tenu de leur expertise spécialisée (Sharma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 381 [Sharma] aux para 21–22).

B. L’agent a-t-il manqué à l’obligation d’équité procédurale en n’ayant pas fait part à Mme Quan de ses préoccupations particulières concernant sa demande avant l’entrevue?

[31] Mme Quan soutient qu’elle aurait dû recevoir une lettre relative à l’équité l’informant des préoccupations particulières de l’agent à l’égard de sa demande. Elle admet qu’elle a reçu une lettre l’invitant à une entrevue au Haut-commissariat du Canada à Singapour afin de clarifier certaines questions liées à sa demande. Toutefois, les préoccupations de l’agent n’étaient pas précisées. Mme Quan reconnaît que l’obligation d’équité procédurale d’un agent des visas se situe à l’extrémité inférieure du spectre, mais elle soutient que l’obligation exige tout de même qu’un demandeur soit informé des préoccupations particulières concernant sa demande (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patel, 2002 CAF 55 au para 10; Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345 aux para 31–32; Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 [Lv] au para 22).

[32] Encore une fois, malgré les observations habiles de l’avocat de Mme Quan, je n’y souscris pas et, à mon avis, il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

[33] Comme l’a souligné le ministre, cette Cour a déterminé à plusieurs reprises que les agents d’immigration n’avaient pas l’obligation de faire part de leurs préoccupations concernant la preuve présentée à l’appui d’une demande de résidence permanente, lorsque ces préoccupations découlaient directement de l’une des exigences des lois et des règlements (Naboulsi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1651 au para 92; Zeeshan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 248 aux para 33, 46; Rukmangathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 284 au para 23). Dans le cas de Mme Quan, le paragraphe 90(2) du RIPR n’exige que deux éléments d’une personne qui aspire faire partie de la catégorie des investisseurs (Québec) : 1) posséder un CSQ; et 2) avoir l’intention de s’établir dans la province. Mme Quan avait obtenu son CSQ en 2016. Il en résulte logiquement que Mme Quan a dû avoir une vague idée du fait que les préoccupations de l’agent portaient sur le deuxième des deux éléments qu’elle devait prouver pour obtenir son visa de résidence permanente, à savoir son intention de s’établir dans la province de Québec.

[34] L’équité procédurale n’exige pas que les demandeurs de visa aient la possibilité de répondre à des préoccupations concernant les renseignements qu’ils connaissent et qu’ils ont fournis eux-mêmes. En l’espèce, les motifs qu’a donnés l’agent dans la décision n’étaient pas fondés sur des éléments de preuve extrinsèques, mais plutôt sur des préoccupations au sujet des renseignements que Mme Quan avait elle-même fournis. Plus généralement, il est bien reconnu que les agents des visas n’ont pas le devoir ou l’obligation juridique de demander des précisions au sujet d’une demande incomplète, de chercher à établir le bien‐fondé de la demande, d’informer le demandeur de leurs préoccupations concernant le respect des exigences législatives ou réglementaires, de fournir au demandeur un résultat provisoire à chaque étape du processus de demande, ou encore de lui offrir d’autres possibilités de répondre à des doutes ou de corriger des lacunes persistantes (Sharma au para 32; Lv au para 23). Imposer une telle obligation reviendrait à donner un préavis d’une décision défavorable, une obligation que la Cour a expressément rejetée à de nombreuses reprises. Dans le contexte d’une décision d’un agent des visas relative à une demande de résidence permanente, le devoir d’agir équitablement est peu rigoureux et est facile à satisfaire « en l’absence d’un droit à la résidence permanente reconnu par la loi, du fait qu’il revient à la demanderesse d’établir son admissibilité et du fait des conséquences moins graves sur celle-ci que n’a en général la décision, en comparaison de la suppression d’un avantage et de la nécessité pour l’État de maîtriser les coûts de l’administration » (Fargoodarzi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 90 au para 12).

[35] Il revient aux demandeurs de visa de présenter des demandes qui sont convaincantes, de prévoir les inférences défavorables qui peuvent être tirées des éléments de preuve et de répondre à celles‐ci, et de démontrer qu’ils ont le droit d’entrer au Canada. Une question d’équité procédurale n’est pas soulevée chaque fois qu’un agent a des préoccupations qu’un demandeur ne pouvait raisonnablement pas avoir prévues (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 526 au para 52).

[36] En l’espèce, je ne suis pas d’accord pour dire que Mme Quan peut se plaindre d’avoir été prise par surprise, car les préoccupations de l’agent découlaient d’une exigence particulière prévue par le RIPR pour la catégorie des investisseurs (Québec). De plus, lors de l’entrevue, l’agent a énoncé ces préoccupations particulières, et a donné à Mme Quan l’occasion de répondre à chacune d’elles et de dissiper ses réserves. Mme Quan n’a jamais formulé d’objection ou laissé entendre qu’elle ne comprenait pas les préoccupations exprimées par l’agent; au contraire, elle a fourni une réponse à chacune d’elles, mais cela n’était pas suffisant pour convaincre l’agent. En outre, je constate qu’à la suite de l’entrevue, Mme Quan n’a pas envoyé d’éléments de preuve supplémentaires à l’agent avant le prononcé de la décision.

[37] Dans ses observations présentées à la Cour, Mme Quan s’est largement appuyée sur deux précédents de la Cour, les décisions Toki c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 606 [Toki] et Yaman, soutenant qu’elles appuient son affirmation selon laquelle l’agent était tenu de l’informer des préoccupations particulières qu’il avait à l’égard de son intention de s’établir dans la province de Québec. À mon avis, ces deux affaires se distinguent de la situation de Mme Quan.

[38] Dans l’affaire Toki, l’agent avait conclu que le lieu de travail allégué était frauduleux et que M. Toki avait délibérément fait une présentation erronée sur son expérience de travail. La Cour a conclu que, dans sa lettre relative à l’équité, l’agent avait manqué à l’équité procédurale en n’étant pas suffisamment précis quant à la nature exacte de ses préoccupations à l’égard de la demande de M. Toki. Cependant, dans cette affaire, l’avocate avait expressément demandé des détails concernant les préoccupations de l’agent, et M. Toki n’avait pas bénéficié d’une entrevue. Il n’avait donc pas eu l’occasion de répondre aux préoccupations de l’agent. De plus, l’obligation d’équité de la part de l’agent avait été renforcée par le fait que le refus aurait une conséquence potentielle, c’est-à-dire une conclusion de fausses déclarations et d’interdiction de territoire au Canada pendant cinq ans, aux termes de l’article 40 de la LIPR. Aucune question relative à de fausses déclarations ne se pose dans le cas de Mme Quan.

[39] En ce qui concerne l’affaire Yaman, j’accepte que les faits s’y rapportant ressemblent étroitement à la situation de Mme Quan. Dans cette affaire, la question portait sur l’intention de s’établir dans la province de Québec et sur le fait que la lettre de convocation à une entrevue n’avait pas énoncé les préoccupations particulières que l’agent avait à l’égard des intentions de M. Yaman. Comme c’est le cas pour Mme Quan, l’agent dans l’affaire Yaman n’avait fait part de ses préoccupations particulières concernant la demande qu’à l’entrevue. La Cour a conclu que l’avis n’avait été fourni que « tardivement [durant le processus d’entrevue] », et que le demandeur « n’a[vait] donc pas eu la possibilité d’aborder valablement les préoccupations de l’agent ni d’axer ses réponses, durant la plus grande partie de l’entrevue, sur les préoccupations précises en question » (Yaman aux para 23–26).

[40] Dans le cas de Mme Quan, la lettre de convocation qui lui avait été envoyée précisait qu’elle devait convaincre l’agent qu’elle satisfaisait aux [traduction] « exigences d’admissibilité de la catégorie » pour laquelle elle présentait sa demande. Il est clair, et Mme Quan aurait dû le savoir, que la seule exigence législative en jeu dans sa situation était son intention de vivre au Québec. Avec égards, je suis d’avis que le fait d’exiger de l’agent qu’il fournisse, avant l’entrevue, des renseignements plus précis sur ses préoccupations lorsque celles-ci découlent d’une exigence réglementaire distincte pousserait l’obligation d’équité procédurale au-delà de l’extrémité inférieure du spectre où elle loge. Dans les circonstances actuelles, il y avait une exigence précise et facile à définir pour la catégorie des investisseurs (Québec), à savoir, l’intention de s’établir dans la province de Québec, une exigence que Mme Quan aurait dû connaître et à laquelle elle a eu pleinement l’occasion de répondre.

[41] De plus, je ne décèle aucune preuve de manquement à l’équité procédurale dans la transcription de l’entrevue. Mme Quan a eu l’occasion de répondre à toutes les préoccupations soulevées par l’agent, et a pu participer utilement au processus d’entrevue (AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 461 aux para 29–30; Amiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 205 aux para 35–36). Chacune des quatre préoccupations de l’agent a été décrite en détail et, chaque fois, Mme Quan a eu l’occasion de répondre. La proposition de Mme Quan selon laquelle elle n’a peut-être pas eu l’occasion d’être entendue et de dissiper les préoccupations de l’agent ne tient tout simplement pas la route, et ne reflète pas le contenu réel de la décision ou les faits relatifs au traitement de sa demande.

[42] En somme, en examinant la décision dans son ensemble, je suis convaincu que le processus administratif suivi par l’agent a atteint le niveau d’équité procédurale requis par les circonstances en l’espèce, et qu’il n’y a pas eu de manquement à l’obligation d’équité procédurale.

IV. Conclusion

[43] Pour les motifs énoncés ci-dessus, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Bien que Mme Quan aurait préféré une décision différente, je suis convaincu que l’agent a raisonnablement examiné la preuve dont il disposait et a expliqué de manière satisfaisante pourquoi il n’était pas convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Quan avait l’intention de s’établir dans la province de Québec. La norme de la décision raisonnable exige uniquement que les motifs qui accompagnent la décision démontrent que la conclusion est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti. En outre, à tous égards, l’agent a satisfait aux exigences applicables en matière d’équité procédurale lorsqu’il a traité la demande de Mme Quan. Par conséquent, la décision n’est entachée d’aucune erreur qui justifierait l’intervention de la Cour.

[44] Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.


JUGEMENT au dossier IMM-223-21

LA COUR STATUE que:

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-223-21

 

INTITULÉ :

ANH THOA QUAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE :

Le 22 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Simon Cossette-Lachance

Pour la demanderesse

 

Michel Pépin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bertrand Deslauriers Avocats

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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