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Date : 20220412


Dossier : IMM-3967-21

Référence : 2022 CF 530

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 avril 2022

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

PEACHES SHEENA MONTEZA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle un agent des visas [l’agent] a rejeté la demande de permis d’études de la demanderesse [la décision contestée] au titre du paragraphe 216(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR]. L’agent n’était pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin de son séjour, compte tenu du but de sa visite et de ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence.

[2] Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la décision contestée était déraisonnable et que la demande devrait être accueillie.

I. Le contexte

[3] La demanderesse est une citoyenne des Philippines. Elle a obtenu un baccalauréat ès sciences en comptabilité de gestion en 2006 et elle travaille comme comptable aux Émirats arabes unis [les ÉAU] depuis 2012. Elle est séparée légalement et elle a une fille adolescente, mais celle-ci vit aux Philippines avec sa grand-mère. La demanderesse est séparée de sa fille depuis 2012.

[4] Auparavant, la demanderesse s’est vu refuser une demande de visa de résidente temporaire [le VRT]. Elle a par la suite obtenu un VRT pour entrées multiples au Canada et a fait de nombreux séjours à l’étranger, dont plusieurs au Canada au cours des cinq dernières années.

[5] La demanderesse a présenté une demande de permis d’études au Canada en février 2020 en vue de suivre un programme d’études supérieures d’un an au Collège Centennial en gestion stratégique avec une spécialisation en comptabilité [le programme visé]. Cette demande a été rejetée en août 2020. La demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de la décision. L’affaire a été tranchée en novembre 2020; il a été décidé que la demanderesse pourrait présenter des observations supplémentaires, après quoi un autre agent procéderait à un nouvel examen de la demande. Des observations supplémentaires ont été présentées, mais la demande a été de nouveau rejetée le 4 juin 2021.

[6] L’agent a conclu que la demanderesse ne quitterait pas le Canada à la fin de son séjour en raison du but de sa visite et de ses liens familiaux au Canada et dans son pays de résidence. Les motifs fournis dans les notes du Système mondial de gestion des cas [le SMGC] indiquent ce qui suit :

[traduction]

[…] Le statut de résidente de la demanderesse aux ÉAU est temporaire et lié à son emploi; son départ met fin à sa résidence. La lettre de l’employeur indique que la demanderesse peut retourner au sein de l’entreprise à un autre poste après ses études; toutefois, rien n’indique qu’il en résultera une promotion ou une augmentation de salaire. La demanderesse a de faibles liens professionnels et économiques avec son pays de résidence et son pays d’origine. Le plan d’études est vague et général. Elle travaillait comme comptable aux ÉAU depuis 2012. La demanderesse affirme qu’elle souhaite développer ses compétences professionnelles et sa personnalité, et recevoir de l’enseignement de qualité; toutefois, elle donne peu d’explications au sujet de la différence entre ce programme et celui qu’elle a suivi antérieurement en comptabilité de gestion, qui est d’un niveau supérieur. Je ne suis pas convaincu qu’il soit sensé de poursuivre les études envisagées, compte tenu de leur coût important et des études et de l’expérience professionnelle de la demanderesse. Le plan d’études présenté ne décrit pas un cheminement de carrière clair pour lequel un tel programme d’études serait avantageux. Les documents fournis ne démontrent pas que la demanderesse est bien établie. Je ne suis pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin d’une période de séjour autorisée. La demande est rejetée.

II. Les questions en litige

[7] La présente demande soulève les questions suivantes :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation du but de la visite de la demanderesse?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation des liens familiaux de la demanderesse?

III. La norme de contrôle

[8] La norme de contrôle applicable aux deux questions est celle de la décision raisonnable : Musadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 316 [Musadiq] au para 10; Nimely c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 282 [Nimely] au para 5; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 [Patel] au para 8. La situation dans la présente affaire ne correspond à aucune de celles qui permettraient de réfuter la présomption selon laquelle toutes les décisions administratives sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 9-10.

[9] En l’espèce, la Cour doit aborder son examen en ayant à l’esprit qu’une grande retenue s’impose à l’égard de la décision d’un agent des visas concernant un permis d’études : Musadiq, au para 38; Nimely, au para 7. Des motifs détaillés ne sont pas nécessaires étant donné le volume élevé de demandes que les agents des visas doivent traiter : Nimely, au para 7. Néanmoins, les motifs doivent tenir compte des observations et de la preuve dont dispose le décideur : Patel, aux para 15 et 17.

[10] Une décision raisonnable est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » qui est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85-86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 2 et 31. Une décision est raisonnable si, lorsqu’elle est lue dans son ensemble et que le contexte administratif est pris en compte, elle est justifiée, transparente et intelligible : Vavilov, aux para 85, 91-95, 99-100.

IV. Analyse

A. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation du but de la visite de la demanderesse?

[11] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable parce qu’elle s’appuie sur des conclusions de fait que n’étaye pas la preuve présentée. Elle relève trois erreurs dans l’appréciation de l’agent du but de sa visite : 1) l’agent a invoqué le niveau supérieur du diplôme que la demanderesse a obtenu par rapport à celui du programme qu’elle propose de suivre; 2) l’agent a exigé que la demanderesse explique en quoi le programme visé différait du programme antérieur; 3) l’agent a allégué que le plan d’études était [traduction] « vague et général », et qu’il ne décrivait pas un cheminement de carrière clair pour lequel le programme visé serait avantageux. Je souscris à chacune des affirmations de la demanderesse.

[12] L’agent a affirmé que la demanderesse avait donné [traduction] « peu d’explications au sujet de la différence entre ce programme et celui qu’elle a[vait] suivi antérieurement en comptabilité de gestion, qui [était] d’un niveau supérieur ». Cependant, cette affirmation va à l’encontre de la nature du programme et des observations de la demanderesse qui figurent dans son plan d’études.

[13] Premièrement, rien ne permet d’affirmer que le niveau du programme antérieur de la demanderesse est supérieur à celui du programme visé, puisque les deux programmes ne sont pas liés. Le programme visé, menant à un certificat d’études supérieures, est conçu pour que des étudiants déjà diplômés actualisent et approfondissent leurs compétences. Comme la demanderesse l’a expliqué dans son plan d’études, elle cherche à [traduction] « polir et moderniser » ses compétences. L’affirmation selon laquelle le niveau du programme visé est inférieur à celui du diplôme que détient la demanderesse ne tient pas compte de la raison d’être du programme visé.

[14] Deuxièmement, l’agent a exigé que la demanderesse explique en quoi diffèrent le programme visé et le programme antérieur, alors que l’objectif est pour elle d’étudier dans le même domaine, d’actualiser ses compétences et [traduction] « [d’]approfondir » sa compréhension et ses connaissances dans son domaine d’études. La demanderesse travaille dans son domaine depuis 2006. Elle cherche notamment à parfaire sa connaissance des systèmes informatisés et des logiciels de comptabilité ainsi que des stratégies de gestion. Il est logique qu’elle souhaite poursuivre ses études dans le même domaine : Patel, au para 20. Il n’était pas raisonnable de la part de l’agent d’exiger que la demanderesse montre en quoi diffèrent le programme antérieur et le programme visé, compte tenu des objectifs qu’elle s’est fixés.

[15] Le défendeur soutient que, quoi qu’il en soit, la demanderesse n’a pas suffisamment expliqué en quoi le programme lui permettrait de parfaire sa formation universitaire. Il avance que des renseignements supplémentaires sur le programme visé et un relevé de notes universitaires de la demanderesse auraient dû être fournis, bien que l’agent ne les ait pas demandés. À l’appui de son argument, le défendeur cite la décision Musasiwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 617 [Musasiwa]. Dans cette affaire, la demanderesse n’avait fourni aucun renseignement sur le contenu du nouveau programme qu’elle avait l’intention de suivre. En l’espèce, la demanderesse a indiqué des cours précis et des compétences qu’elle souhaite actualiser (en lien avec les systèmes informatisés et les logiciels de comptabilité ainsi que les stratégies et les pratiques de gestion). L’agent n’a pas examiné ces éléments de preuve et n’a pas indiqué que les renseignements sur le cours étaient insuffisants.

[16] Même s’il n’appartient pas à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve et de substituer ses propres conclusions à celles des agents des visas (Penez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1001 [Penez] au para 16), la Cour peut intervenir lorsque des conclusions factuelles sont tirées sans fondement acceptable ou lorsque, comme il est mentionné ci-dessus, l’analyse de l’agent semble illogique au vu de la preuve ou ne répond pas à la preuve (Penez, au para 17; Patel, aux para 15 et 17). L’analyse de l’agent souffre d’une telle lacune.

[17] La conclusion supplémentaire de l’agent, selon laquelle le plan d’études est [traduction] « vague et général » et [traduction] « ne décrit pas un cheminement de carrière clair pour lequel un tel programme d’études serait avantageux » relève de la même catégorie, car elle ne tient pas compte de certains aspects du plan d’études et de l’élément de preuve provenant de l’employeur de la demanderesse.

[18] La demanderesse a fourni deux lettres de son employeur. La première indiquait qu’elle avait choisi le programme visé d’après la recommandation de son employeur, à savoir qu’elle acquière des qualifications et qu’elle suive une formation à jour et pertinente dans l’industrie. La lettre montrait que l’employeur était favorable à son inscription au programme visé et que la demanderesse aurait toujours un emploi à son retour. La deuxième lettre indiquait également que l’entreprise ne s’opposait pas au plan d’études proposé et qu’elle attendait avec impatience le retour de la demanderesse, qui alors [traduction] « accepter[ait] volontiers un nouveau poste au sein de l’équipe de la stratégie [de l’entreprise] ». L’employeur s’est dit d’avis que les connaissances et l’expérience qui seraient acquises grâce au programme [traduction] « ajouteraient beaucoup de valeur à l’organisation ».

[19] Le défendeur soutient que rien n’indique que le programme procurera de l’avancement à la demanderesse. Cependant, j’estime qu’une promotion n’est pas nécessaire pour établir qu’il y a un avantage.

[20] Comme l’a expliqué la demanderesse, le programme [traduction] « permet aux étudiants d’avoir une vue d’ensemble des techniques d’organisation nécessaires à l’exécution de décisions stratégiques en comptabilité ». Elle a mentionné l’acquisition de compétences pour diriger du personnel et de connaissances sur les stratégies et les prévisions économiques, ce qui l’aiderait dans son milieu de travail. Elle a également mentionné l’acquisition de compétences avancées liées aux systèmes informatisés et aux logiciels de comptabilité, et de connaissances impondérables acquises lors d’études à l’étranger, ce qui la rendrait plus intéressante sur le marché. À mon avis, il est de sens commun que ce que la demanderesse vise lui serait avantageux dans son milieu de travail, comme l’a expressément affirmé l’employeur. Comme il est indiqué au paragraphe 16 de la décision Adom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 26, il n’appartient pas à l’agent d’agir comme conseiller en orientation professionnelle et d’examiner si les études envisagées favoriseront l’avancement de la demanderesse. Il était déraisonnable de la part de l’agent d’exiger que le programme mène à une promotion ou à une augmentation de salaire pour le juger avantageux.

[21] Pour tous les motifs qui précèdent, je juge que l’agent a commis une erreur dans son analyse du but de la visite de la demanderesse. Bien que cette conclusion suffise pour faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire, j’expliquerai également pourquoi j’estime que l’agent a commis une erreur dans son appréciation des liens familiaux de la demanderesse, et ce, afin de simplifier le nouvel examen qui sera ordonné.

B. L’agent a-t-il commis une erreur dans son appréciation des liens familiaux de la demanderesse?

[22] Dans la lettre de refus, l’agent a indiqué qu’il n’était pas convaincu que la demanderesse quitterait le Canada à la fin de son séjour, compte tenu de ses liens familiaux au Canada et dans son pays d’origine. Cependant, à part le fait que la demanderesse a une fille aux Philippines, ses liens familiaux ne sont pas traités dans les notes du SMGC.

[23] La demanderesse n’a aucun lien avec le Canada, qu’elle a déjà visité sans contrevenir aux lois sur l’immigration. Toute sa famille immédiate se trouve aux Philippines. Selon sa déclaration personnelle, elle a l’intention de retourner travailler aux ÉAU pour subvenir aux besoins de sa fille et de lui rendre fréquemment visite aux Philippines. L’agent n’a traité d’aucun de ces faits dans ses motifs; il s’est plutôt concentré sur les liens professionnels et économiques de la demanderesse. Il est difficile de savoir à quelle catégorie globale de refus appartient cette analyse.

[24] Comme il est indiqué au paragraphe 17 de la décision Afuah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 596 [Afuah], bien que le recours à des lettres types et à des cases à cocher permette de réaliser des gains d’efficacité lorsque le volume de décisions est élevé, cela ne veut pas dire pour autant que ces lettres ou ces cases peuvent être ignorées. Dans l’affaire Afuah, l’agent, comme en l’espèce, avait invoqué les liens familiaux du demandeur comme motif du refus d’accorder le permis d’études, mais il n’y avait aucune analyse de fond des liens familiaux du demandeur dans les notes du SMGC.

[25] Il était déraisonnable que l’agent ne traite pas en détail des liens de la demanderesse avec les Philippines et qu’il n’explique pas pourquoi il a conclu qu’elle avait des liens avec le Canada même s’il n’existait aucun élément de preuve à cet égard.

[26] En outre, même si l’agent pouvait tenir compte des liens économiques et professionnels de la demanderesse, son analyse présente des problèmes. La conclusion de l’agent selon laquelle les économies et le salaire de la demanderesse sont modestes par rapport au coût de la vie aux ÉAU n’est pas étayée par le dossier. De même, les conclusions tirées sur les liens professionnels de la demanderesse ne tiennent pas compte de la preuve qu’elle a présentée. L’agent a affirmé que la demanderesse perdrait son statut aux ÉAU à son départ, car il était lié à son emploi. Or, cette déclaration ne tient pas compte des lettres de l’employeur de la demanderesse indiquant qu’elle continuerait à travailler pendant ses études et qu’un nouveau poste lui serait proposé à son retour.

[27] Je suis donc également d’avis que l’agent a commis une erreur dans son analyse des liens familiaux de la demanderesse.

V. Conclusion

[28] La demande est accueillie. L’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Étant donné que le plan d’études repose sur l’admission au programme, il est recommandé de rendre une nouvelle décision rapidement afin d’éviter la nécessité de présenter à répétition des demandes de report pour le programme accepté.

[29] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de la certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3967-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie, et la demande de permis d’études sera renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3967-21

 

INTITULÉ :

PEACHES SHEENA MONTEZA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Luke McRae

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Rachel Hepburn Craig

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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