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Date : 20041209

Dossier : T-937-04

Référence : 2004 CF 1719

ENTRE :

                                                       ABDURAHMAN KHADR

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                        LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                                  MOTIFS DES ORDONNANCES

LE JUGE SUPPLÉANT MacKAY

[1]                Lorsque la présente affaire a été entendue le 3 novembre 2004, la Cour a été saisie de requêtes interlocutoires concernant l'avis de demande de contrôle judiciaire déposé par le demandeur, M. Khadr, le 13 mai 2004. Dans sa requête, le demandeur sollicite l'autorisation de modifier l'avis de requête du 13 mai, tandis que le défendeur sollicite, dans sa requête, une ordonnance annulant la décision en question, c'est-à-dire, le rejet de la demande de passeport présentée par le demandeur.

[2]                L'avis de requête du 13 mai 2004 sollicitait l'examen d'une décision apparemment prise par le directeur du Bureau des passeports, un organisme du ministère des Affaires étrangères, dans une lettre datée du 16 avril 2004, qui informait M. Khadr que sa demande de passeport avait été refusée. Aucuns motifs n'étaient fournis et dans une lettre du 30 avril 2004, l'avocat du demandeur a demandé la communication des motifs de la décision. Aucun motif ne lui ayant été communiqué, M. Khadr a déposé l'avis de demande le 13 mai 2004 pour solliciter l'examen de la décision. L'avis recherchait une ordonnance de mandamus ordonnant la délivrance d'un passeport à M. Khadr ou une déclaration indiquant qu'il a le droit d'obtenir un passeport canadien.

[3]                Le 2 juillet 2004, le défendeur a signifié, avec une lettre de présentation préparée par son avocat, à titre de document en réponse, l'affidavit du sous-directeur des opérations de sécurité du Bureau des passeports. La lettre et l'affidavit indiquaient que la décision de refuser un passeport à M. Khadr avait été prise le 3 mars 2004 par le ministre des Affaires étrangères dans l'exercice de la prérogative de la Couronne, en se basant sur des aspects touchant la sécurité nationale.


[4]                La lettre du 2 juillet mentionnait expressément que la décision n'avait pas été prise aux termes du Décret sur les passeports canadiens, TR/81-86, qui autorise le Bureau des passeports à adopter des pratiques générales mais en vertu de la prérogative de la Couronne, et fondée sur des renseignements confidentiels émanant du SCRS, le Service canadien du renseignement de sécurité, qui avait demandé à ce que ces renseignements ne soient pas divulgués. Le demandeur ignorait les circonstances ayant entouré le refus que lui avait opposé le ministre, avant de recevoir la correspondance du 2 juillet 2004.

[5]                Par une lettre du 2 juillet envoyée par l'avocat du défendeur, le demandeur a été informé que le ministre était prêt à consentir à une ordonnance annulant sa décision, pour le motif que sa décision antérieure avait été prise sans que soit respecté le principe de l'équité. M. Khadr était invité à présenter ensuite une nouvelle demande de passeport et les renseignements contenus dans les recommandations faites au ministre, à l'exception des renseignements qualifiés de privilégiés, lui seraient communiqués; il aurait également la possibilité de présenter des observations au sujet des renseignements lui ayant été communiqués avant que soit prise une décision à son sujet. En outre, la nouvelle décision qui serait éventuellement prise serait motivée.

[6]                Après un échange de correspondance entre les avocats des parties au sujet de la façon de procéder avec l'avis de demande de contrôle judiciaire déposé le 13 mai 2004, le demandeur a indiqué clairement qu'il solliciterait l'autorisation de modifier la requête plutôt que d'accepter la proposition qui lui était faite de présenter une nouvelle demande de passeport, si la décision du ministre était annulée, parce que contraire aux principes de l'équité comme celui-ci le reconnaissait.

[7]                Ensuite, le 1er septembre 2004, le gouverneur général en conseil a adopté un Décret modifiant le décret sur les passeports canadiens, C.P. 2004-951, (TR/2004-113, enregistré le 22 septembre 2004) qui énonce, notamment :


1. « ministre » Le ministre des Affaires étrangères.

[...]

1. "Minister" means the Minister of Foreign Affairs;

[...]

3. L'article 4 du même décret est modifié par adjonction, après le paragraphe (2), de ce qui suit :

3. Section 4 of the Order is amended by adding the following after subsection (2):

(3) Le présent décret n'a pas pour effet de limiter, de quelque manière, la prérogative royale que possède Sa Majesté du chef du Canada en matière de passeport.

(3) Nothing in this Order in any manner limits or affects Her Majesty in right of Canada's royal prerogative over passports.

(4) La prérogative royale en matière de passeport peut être exercée par le gouverneur en conseil ou le ministre au nom de Sa Majesté du chef du Canada.

[...]

(4) The royal prerogative over passports can be exercised by the Governor in Council or the Minister on behalf of Her Majesty in right of Canada.

[...]

5. Le même décret est modifié par adjonction, après l'article 10, de ce qui suit :

5. The Order is amended by adding the following after section 10:

10.1 Sans que soit limitée la généralité des paragraphes 4(3) et (4), il est entendu que le ministre peut refuser de délivrer un passeport ou en révoquer un s'il est d'avis que cela est nécessaire pour la sécurité nationale du Canada ou d'un autre pays.

10.1 Without limiting the generality of subsections 4(3) and (4) and for greater certainty, the Minister may refuse or revoke a passport if the Minister is of the opinion that such action is necessary for the national security of Canada or another country.



[8]                Avant l'adoption du décret modificateur, le Décret sur les passeports canadiens prévoyait, notamment, que chaque passeport doit être délivré au nom du ministre et demeure en tout temps la propriété de Sa Majesté du chef du Canada (article 3), qu'un passeport peut être délivré à toute personne qui est citoyen canadien en vertu de la Loi sur la citoyenneté (article 4), si une demande de passeport est présentée par cette personne au Bureau des passeports selon la forme prescrite par le ministre (article 5) et a fourni les documents (article 6) et les renseignements (article 8) nécessaires.

[9]                Le 14 septembre 2004, le défendeur, le procureur général du Canada, a déposé un avis de requête en vue d'obtenir une ordonnance accueillant la requête de contrôle judiciaire présentée par le demandeur, annulant la décision du ministre prise le 3 mars 2004 et renvoyant la demande de passeport du demandeur au ministre pour nouvel examen, conformément aux principes de l'équité procédurale.

[10]            Le 30 septembre 2004, l'avis de requête du demandeur a été déposé en vue d'obtenir une ordonnance l'autorisant à modifier l'acte introductif d'instance en ajoutant des moyens supplémentaires, notamment :

[traduction]

i)              le ministre des Affaires étrangères ne peut exercer la prérogative de la Couronne lorsqu'il s'agit de refuser un passeport à un citoyen canadien, parce que cela serait contraire au principe de légalité, qui exige que le public puisse prendre connaissance des règles juridiques applicables.

ii)             le refus d'un passeport au demandeur pour des motifs fondés sur la sécurité nationale du Canada constitue une violation des droits qu'attribuent au demandeur les articles 6 et 7 de la Charte canadienne des droits et libertés.


[11]            Lorsque l'affaire a été entendue, la Cour a ordonné, après une brève discussion avec les avocats, que la requête du demandeur soit présentée en premier. Serait entendue ensuite la requête de la Couronne en vue d'accueillir la demande de contrôle judiciaire, étant donné que l'admission faite par le défendeur rendrait sans objet l'instruction de la requête du demandeur ainsi que, peut-on penser, la demande initiale de contrôle judiciaire.

[12]            Je ne suis pas convaincu que les questions qui opposent les parties soient devenues sans objet à la suite de l'admission proposée par la Couronne. La question que le demandeur souhaite soulever avec les modifications proposées porte sur la validité de la décision qu'a prise le ministre le 3 mars 2004, compte tenu du principe de la légalité et de la Charte. Le fait que la Couronne ait admis que la décision du ministre violait les principes d'équité parce que celui-ci n'avait pas donné à M. Khadr la possibilité d'obtenir et de commenter les renseignements qui se trouvaient dans un dossier public en la possession du ministre, lorsque la décision avait été prise, ne répond pas à la question soulevée par le demandeur.


[13]            Les avocats des parties reconnaissent que la délivrance ou le refus de délivrer un passeport est une question qui relève de la prérogative de la Couronne. Ils conviennent du fait que le refus d'une demande de passeport pour des motifs de sécurité nationale ne fait pas partie des pouvoirs attribués au Bureau des passeports par le Décret sur les passeports canadiens. Il n'a pas été mentionné à la Cour qu'il existait une loi ou un décret accordant ce pouvoir précis au ministre des Affaires étrangères ou à une autre personne avant l'adoption du décret modificateur du 1er septembre 2004. La question du pouvoir du ministre de refuser une demande de passeport pour des motifs de sécurité nationale au moment où il a pris cette décision, à savoir le 3 mars 2004, n'a pas été débattue directement par les parties, si ce n'est que le demandeur invoque maintenant des moyens qu'il souhaite ajouter par la modification de l'acte introductif d'instance.

[14]            La question de savoir si ces moyens ou la question de la délégation de pouvoir au ministre et la date d'entrée en vigueur d'une telle délégation joueraient un rôle décisif dans l'instruction de la requête modifiée du défendeur n'a pas été débattue devant moi. La requête du défendeur et l'argument selon lequel la question fondamentale qui oppose les parties est théorique et dépourvue d'objet reposent peut-être implicitement sur l'idée que le ministre était autorisé à exercer la prérogative même s'il l'avait exercé de façon inéquitable. De façon également implicite, cela est peut-être fondé sur la perception que la réparation sollicitée par le demandeur pourrait prendre la forme d'une ordonnance annulant la décision du ministre. Le demandeur sollicite cependant une ordonnance de mandamus enjoignant aux responsables de lui délivrer le passeport sollicité ou contenant une déclaration indiquant qu'il a le droit d'obtenir un tel passeport; il ne demande pas seulement que le ministre examine à nouveau sa demande.

[15]            Le défendeur soutient non seulement que la principale question opposant les parties est désormais sans objet mais que la Cour ne devrait pas non plus autoriser l'instruction de cette affaire, parce que cela déboucherait inutilement sur une autre instance, et que cela réglerait prématurément une question qui ne serait peut-être pas soulevée si le dossier était renvoyé au ministre pour nouvelle décision selon un processus équitable.

[16]            Je ne suis pas convaincu que les questions soulevées par le demandeur pourraient être résolues comme le propose le défendeur et le demandeur invite la Cour à examiner sa requête en mandamus, compte tenu des attentes légitimes qu'entretenait M. Khadr à l'époque où il a présenté sa demande de passeport. Il est pour le moment difficile de dire s'il obtiendra gain de cause avec cette requête. Le fait que le ministre, et non le Bureau des passeports comme il a été amené à le penser, ait décidé de refuser sa demande ne répond pas à cette question, tout au moins dans la mesure où il n'est pas admis que le ministre n'avait pas le pouvoir de prendre la décision qu'il a prise.

[17]            Enfin, dans ses observations écrites présentées en réponse à la requête en modification du demandeur, le défendeur soutient ce qui suit :

[traduction] Compte tenu du pouvoir de révocation que possède le ministre et de la responsabilité générale du pouvoir exécutif d'assurer la sécurité nationale du Canada, une décision concernant les modifications proposées par le demandeur ne pourrait tout au plus qu'avoir un effet temporaire. Le pouvoir du ministre de décider s'il estime qu'il est nécessaire de retirer un passeport pour une raison de sécurité nationale est aujourd'hui expressément attribué, quels qu'aient pu être ses pouvoirs découlant de la prérogative avant les modifications. C'est la décision qui sera prise au sujet de la question de la sécurité nationale qui aura un effet concret sur les droits du demandeur.

[...]

[...] Il est possible qu'une nouvelle décision permette de résoudre toutes les questions soulevées par le demandeur, dans le cas où le ministre déciderait de délivrer un passeport. Si le ministre refuse de délivrer un passeport au demandeur, la Cour pourra alors examiner les véritables questions en litige entre les parties, en disposant d'un dossier complet.


[18]            Ces arguments invitent la Cour à ne pas aborder la question de savoir si le ministre avait le pouvoir de prendre la décision du 3 mars. À mon avis, la régularité de l'exercice de la prérogative par une autorité possédant ce pouvoir est une question qui intéresse la Cour lorsqu'elle est soulevée par la personne qui est directement touchée par l'exercice de cette prérogative.

Conclusion

[19]            Par conséquent, je suis convaincu que la requête en vue d'obtenir l'autorisation de modifier l'avis de requête du demandeur déposé le 13 mai 2004 doit être accueillie selon les modalités recherchées, c'est-à-dire en modifiant les moyens invoqués à l'appui de la réparation demandée.

[20]            La requête contraire du défendeur en vue de faire droit à la demande de contrôle judiciaire en annulant la décision du 3 mars 2004 prise par le ministre et en renvoyant le dossier pour nouvel examen accorderait certes au demandeur une réparation mais différente de celle qui est souhaitée et elle est donc rejetée.

Les dépens


[21]            Lorsque cette affaire a été instruite, le demandeur a demandé les dépens complets de la présente requête, et pas seulement les dépens partie-partie, payables immédiatement, compte tenu des ressources limitées dont dispose M. Khadr. Dans ses observations écrites, il demandait uniquement les dépens de la présente requête conformément aux Règles de la Cour. Le défendeur, tout en reconnaissant que la décision inéquitable du ministre pouvait justifier l'attribution des dépens de l'avis de requête initiale soutenait qu'il ne serait pas approprié d'adjuger les dépens de cette instance interlocutoire.

[22]            À mon avis, les Règles de la Cour justifient l'adjudication de dépens lorsqu'il est fait droit à une requête mais de dépens partie-partie et non calculés sur la base avocat-client ou sur la base de la récupération intégrale des frais. À mon avis, les circonstances présentes justifient l'attribution des dépens au demandeur sur une base partie-partie, pour le montant sur lequel les avocats s'entendront, faute de quoi, ils seront fixés à 1 000 $, payables immédiatement.

                                                                      _ W. Andrew MacKay _                 

                                                                                      Juge suppléant                       

Ottawa (Ontario)

le 9 décembre 2004

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-937-04

INTITULÉ :                                                    Abdurahman Khadr

- et -

Le Procureur général du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 3 NOVEMBRE 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE W. ANDREW MACKAY

DATE DES MOTIFS :                                   LE 9 DÉCEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Clayton C. Ruby

Emily Morton                                                                            POUR LE DEMANDEUR

Peter Southey

Michael Morris                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ruby & Edwardh

11 Prince Arthur Avenue

Toronto (Ontario)

M5R 1B2                                                                                  POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

M5X 1K6                                                                                 POUR LE DÉFENDEUR


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